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Représailles générales

soufferte, le préjudice éprouvé perdaient leur caractère privé pour atteindre l'État lui-même, qui, exerçant sans limite le droit de représailles, n'était pas tenu de renfermer son action dans le cercle d'une agression gouvernementale. On considérait comme légitime que les conséquences du redressement poursuivi pesassent tout d'abord sur les particuliers inoffensifs et entraînassent des emprisonnements et des confiscations privés.

§ 1569. C'est cet ordre d'idées qui avait amené les anciens et spéciales. publicistes à subdiviser les représailles en générales et en spéciales. Les premières étaient les lettres de représailles qu'un État accordait à ses sujets pour s'emparer, soit en pleine mer, soit à terre, des propriétés et des personnes appartenant à la nation offensante; dans la seconde catégorie on comprenait les représailles limitées à certaines personnes, à certaines circonstances, à un temps et à un lieu déterminés. Ainsi nous voyons le roi de France Louis XVI en 1778 accorder à deux armateurs de Bordeaux, auxquels les Anglais avaient capturé onze navires sous le prétexte qu'ils portaient des munitions aux colonies révoltées de l'Amérique du Nord, « des lettres de représailles sur les biens des sujets du roi d'Angleterre jusqu'à concurrence de la valeur des dits onze navires pris et de leurs chargements, sauf les dommages et intérêts et frais d'exécution. >>

Représailles négatives

§ 1570. Ces distinctions n'ont plus qu'une valeur purement hisou positives. torique. De nos jours les particuliers n'ont pas plus à exercer de représailles qu'ils ne doivent en souffrir dans leurs personnes. La responsabilité des injures, des manques de bonne foi, des infractions au droit de gens pèse sur les États les uns à l'égard des autres et non sur leurs sujets, qui aussi longtemps que la guerre n'est pas déclarée doivent demeurer étrangers aux conflits et aux différends internationaux. Ainsi réduites désormais à une voie de fait de gouvernement à gouvernement destinée à prévenir, s'il est possible, un éclat plus sérieux, c'est-à-dire la guerre, et à amener un redressement équitable du dommage éprouvé ou de l'injure soufferte, les représailles sont ou négatives ou positives. Elles prennent le premier nom lorsqu'un État, n'ayant pu réussir à se faire rendre justice par les voies amiables, dénonce les traités en vigueur ou déclare retirer temporairement au pays qui l'a offensé ou lésé dans ses droits le bénéfice des avantages dont il s'était conventionnellement obligé à le faire jouir. C'est dans cette catégorie qu'on peut faire rentrer l'acte du roi de Prusse, qui en 4757

arrêta le paiement, qu'il avait pris à sa charge personnelle aux termes d'un contrat en date du 7 janvier 1754, d'une somme hypothéquée à des marchands anglais sur la Silésie, acquise par lui de l'impératrice d'Autriche. Cet acte provoqua de la part des jurisconsultes anglais une réponse, que Montesquieu regarde comme « sans réplique >> et Vattel comme « un excellent morceau de droit des gens », dans laquelle il est démontré que le roi de Prusse n'avait éprouvé aucun préjudice et que ce genre de représailles était contraire au droit international. On y faisait valoir, entre autres arguments, que « Sa Majesté avait engagé sa parole royale à payer la dette silésienne à des particuliers, laquelle était négociable et dont plusieurs parties avaient passé aux mains de sujets d'autres puissances ». Sa Majesté donnait là le triste exemple << d'un prince jugeant à propos d'user de représailles sur une dette due par lui-même à des particuliers, et trompant ainsi la confiance qui fait qu'un particulier prête de l'argent à un prince sur la foi d'un engagement d'honneur, parce qu'un prince ne peut être contraint, comme les autres hommes, à l'aide de moyens adverses par une cour de justice.

On qualifie communément ces représailles de positives, lorsqu'elles impliquent embargo, saisie de gages matériels, détention de territoires, ou capture de biens meubles, de navires ou d'autres propriétés *.

$ 1571. Dans le cours de l'année 1840 le gouvernement anglais usa de représailles contre celui des Deux Siciles dans les circonstances suivantes :

Par un traité intervenu en 1816 entre les deux royaumes certains avantages commerciaux avaient été assurés à l'Angleterre,

Wheaton, Élém., pte. 4, ch. 1, §§ 1-3; Vattel, Le droit, liv. 3, ch. 18, §§ 342-346; Martens, Précis, §§ 255-258; Grotius, Le droit, liv. 3, ch. 2, § 5; Bynkershoek, Quæst. jur. pub., lib. 1, cap. 24; Puffendorf, De jure, lib. 8, cap. 6, § 13; Phillimore, Com., vol. III, pte. 9, ch. 2; Twiss, War, §§ 11, 13, 16, 17; Kent, Com., vol. I, §§ 61, 94, 95; Heffter, § 110; Bello, pte. 1, cap. 11, § 3; Riquelme, lib. 1, cap. 1, 8; Bluntschli, §§ 499 et seq.; Emerigon, Traité des assurances, ch. 12, sect. 36; Manning, pp. 106-111, 115; Polson, sect. 6, pp. 36, 37; Halleck, ch. 12, §§ 11-13; Wildman, vol. I, p. 192; Burlamaqui, Principes, pte. 4, ch. 3, §§ 31-43; Ortolan, Règles, t. I, ch. 16; Cussy, Phases, liv. 1, tit. 2, § 51; liv. 2, ch. 37; Klüber, Droit, § 234; Massé, Le droit com., t. I, § 127; Rayneval, Inst., liv. 2, ch. 12, §§ 3 et seq.; Bouchaud, Théorie, ch. 8; Pistoye et Duverdy, Traité, tit. 1, ch. 3, sect. 3; Valin, Com., pp. 80, 81; Valin, Traité, t. I, pp. 330 et seq.; Moser, Versuch, t. VIII, pp. 491-498; Dalloz, Répertoire, v. Droit des gens, nos 90 et seq.; Vergé, Précis de Martens, t. II, pp. 188-191; Lawrence, Elem. by Wheaton, note 168; Dana, Elem. by Wheaton, note 161; Pradier-Fodéré, Vattel, t. II, pp. 321, 322.

1840. Représailles

de l'Angleterre contre les Deux Siciles.

Nécessité

de justifier la

vant de pro

cupation ou à la saisie.

qui se trouvait sous ce rapport placée sur le pied de la nation la plus favorisée.

Au mois de juin 1858 le roi des Deux Siciles ayant accordé à une compagnie le monopole de l'exploitation des soufrières de la Sicile, l'Angleterre considéra cette concession comme une infraction au traité de 1816 et obtint du roi la promesse qu'elle cesserait au plus tard le 1er janvier 1840. Cependant le monopole continua d'être exercé au delà de cette date; le gouvernement anglais insista de rechef pour qu'il fût aboli sans aucun délai, demandant en outre une indemnité pour les préjudices que son maintien avait causés aux sujets anglais depuis son commencement. Après quelques réponses évasives, le gouvernement napolitain notifia finalement qu'il avait été décidé par le roi en conseil que le contrat relatif aux soufres ne pouvait être regardé comme une violation du traité de 1816 et qu'on ne devait point par conséquent consentir aux demandes de la GrandeBretagne.

Là dessus le cabinet anglais envoya l'ordre à l'amiral commandant l'escadre de la Méditerranée de commencer les hostilités contre le pavillon napolitain; le 17 avril des navires de guerre anglais capturèrent plusieurs bâtiments napolitains dans le voisinage de Naples, et l'embargo fut mis sur tous les vaisseaux portant les couleurs des Deux Siciles qui se trouvaient dans les ports de l'ile de Malte. Le roi fit tout d'abord des préparatifs de résistance; mais il finit par accepter la médiation de la France, qui rétablit l'accord entre la cour de Naples et le gouvernement britannique le monopole fut aboli, moyennant indemnité aux concessionnaires.

1572. Pour être autorisé en droit à recourir aux représailles demande a- et avant de songer à user de ce moyen de contrainte, l'État qui a céder à l'oc- souffert des dommages, essuyé une offense ou un déni de justice, est tenu de prouver en due forme la légitimité de sa cause et le fondement légal de ses prétentions. S'il n'avait à invoquer qu'un droit douteux, des titres contestables, par exemple une créance non liquidée, il pourrait y avoir matière à arbitrage, mais dans aucun cas motif de représailles.

Dès qu'elles ne sont pas provoquées par une cause absolument légitime et moralement imposées par des actes contraires à tous les principes de la raison et de la justice, les représailles cessent d'être l'exercice d'un droit d'ordre supérieur et deviennent un

abus révoltant, que l'État qui en souffre le contre-coup acquiert à son tour le droit de repousser par la force. A quels dangers ne seraient pas exposés le maintien de la paix, le développement des relations commerciales, la consolidation des liens et des devoirs qui unissent les nations entre elles, s'il était licite pour un peuple de recourir aux voies de fait avant d'avoir fait reconnaître la validité de ses réclamations et de s'être assuré que ses adversaires refusent définitivement de lui rendre justice!

Malheureusement c'est ce qui n'a pas toujours lieu dans la pratique, ainsi que le prouvent de trop nombreux exemples, parmi lesquels nous nous bornerons à citer ceux qui ont eu le plus éclatant retentissement, et qui ont d'ailleurs, empressons-nous de l'ajouter, excité une réprobation unanime.

$ 1573. En 1850 l'Angleterre déploya un appareil de forces maritimes considérable, puisque la flotte qu'elle envoya à cette occasion dans les eaux de la Grèce ne comptait pas moins de treize vaisseaux, pour obtenir par la contrainte la solution d'une affaire relativement peu importante. Le différend portait sur une demande adressée par le gouvernement anglais au gouvernement hellénique en réparation d'une prétendue insulte faite au mois de janvier 1848 par des soldats grecs à l'équipage d'une chaloupe appartenant au navire de Sa Majesté Britannique le Fantôme, et sur des réclamations d'indemnités au nom de sujets ioniens et de sujets ou protégés anglais.

La principale de ces réclamations était celle de David Pacifico, que le gouvernement anglais regardait comme un de ses sujets par la raison qu'il était né à Gibraltar, quoique ce même Pacifico eût été pendant plusieurs années consul général de Portugal en Grèce, et que dans une occasion antérieure, où il avait eu besoin de recourir à une intervention diplomatique, il se fut adressé non pas à la légation d'Angleterre, mais bien à celle d'Espagne, dont il qualifiait l'envoyé de son représentant.

Affaire

Pacifico.

Discussion entre le gou

vernement grec et le gou

anglais.

$ 1574. La réclamation de Don Pacifico, selon le secrétaire d'État anglais, avait pour objet « la valeur de biens et d'effets lui appartenant, qui avaient été détruits le 4 avril 1847, lorsqu'une vernement populace séditieuse, soutenue par des soldats et des gendarmes grees, avait fait irruption dans sa maison à Athènes et l'avait pillée en plein jour ». Au nombre de ces biens et effets détruits Don Pacifico prétendait avoir été perdus des titres d'une créance de 748,000 drachmes contre le gouvernement portugais; il évaluait

Ultimatum de

l'Angleterre.

ensuite à 158,000 drachmes les pertes qu'il avait faites en argent comptant, en bijoux, en linge, etc.; enfin il réclamait une indemnité de 500 livres sterling pour les souffrances éprouvées par lui et sa famille.

En dehors des questions de la nationalité douteuse de Don Pacifico et de l'exagération de ses réclamations, le gouvernement grec objecta que « les autorités avaient fait tous leurs efforts pour arrêter la perpétration de l'acte déplorable, qui était déjà commencé avant leur intervention, et pour livrer les coupables aux mains de la justice; que ces efforts n'avaient pas pleinement réussi pour des raisons indépendantes de la volonté de ces autorités et du gouvernement grec; mais que, suivant la législation grecque ainsi que celle des autres nations de l'Europe et d'après les principes qui règlent leurs relations internationales, Don Pacifico aurait dù introduire devant les tribunaux civils de la Grèce une demande en dommages contre ceux qu'il pouvait considérer comme les auteurs de cet acte coupable; que le gouvernement ne pouvait pas accorder à un étranger des priviléges qui n'appartiennent pas à ses propres sujets; que s'il n'en était pas ainsi, tout étranger intéressé à se faire indemniser pourrait facilement amener un pillage chez lui, et, sans avoir recours à la justice, s'adresser directement au représentant de sa nation; qu'il était impossible au gouvernement du roi d'indemniser les personnes qui ont souffert d'un crime commis à leur préjudice; que c'était à elles, Grecs ou étrangers, à se pourvoir devant les tribunaux, et ce n'était que dans le cas où, justice leur étant rendue, le gouvernement ne ferait pas exécuter la sentence prononcée en leur faveur, que les étrangers pourraient invoquer la protection de leur repré

sentant..... »

$ 1575. Il s'établit entre la légation britannique et le gouvernement grec une longue correspondance, qui n'amena aucun résultat; enfin le 16 janvier 1850, c'est-à-dire deux ans et demi après le pillage de la maison de Don Pacifico, le ministre d'Angleterre declara au ministre des affaires étrangères de Grèce « que le gouvernement de S. M. Britannique ayant employé inutilement tous les moyens possibles pour obtenir à l'amiable le redressement des torts causés en Grèce à des sujets anglais et ioniens, il ne lui restait plus qu'à exiger formellement que les réparations demandées fussent entièrement et pleinement satisfaites dans les vingt-quatre heures, et avec les intérêts pour chacune d'elles au taux légal de

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