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être obligé envers nous nous ne pouvons être obligés, dans le sens juridique de ce mot, envers lui. Le but du droit, c'est la conservation, le maintien de la société humaine ou de l'ordre social. C'est vers ce but que le droit dirige la conduite de tous les hommes, et quand nous parions de société, nous ne prétendons nullement renfermer le droit dans le cercle étroit des sociétés particulières; nous entendons par là la société générale du genre humain, de telle sorte que le droit régit des hommes appartenant à des sociétés particulières, différentes. La science du droit pourrait donc être définie la science des rapports sociaux: mais comment le droit, ainsi considéré, se distingue-t-il de la morale? La morale dirige en effet aussi la conduite de l'homme vis-à-vis de ses semblables. On ne saurait le nier. Voici les points principaux par lesquels il est possible de les distinguer l'un de l'autre : 1° Le droit dirige la conduite de l'homme, c'est-à-dire sa volonté dans sa manifestation extérieure, il régit les actes externes et les actes externes seulement. La morale pénètre plus avant, elle régit le simple acte de vouloir, l'intention, indépendamment de toute manifestation extérieure. Les faits de conscience, les actes purement internes rentrent dans son domaine, tandis qu'ils ne peuvent jamais faire l'objet du droit. 2o Le droit a pour objet, avons nous dit, nos rapports externes ou sociaux avec nos semblables seulement; la morale dirige notre conduite, non-seulement envers eux, mais encore envers Dieu, envers nous-mêmes, et même vis-à-vis des autres êtres animés ou inanimés. -3° Le but du droit, c'est la conservation, le maintien de la société actuelle, le bonheur de l'homme dans cette vie; la morale a un but plus élevé, elle a pour but la perfection morale de l'individu, le bonheur d'une autre vie. — De ces différences fondamentales découlent comme conséquences des différences dans les prescriptions de la morale et celles du droit. Le droit prescrit un devoir social externe; la morale prescrit la vertu. Le droit a toujours, ou peut du moins toujours avoir une sanction externe; la morale ne le peut pas. On peut forcer les hommes à être sociables, à remplir leurs devoirs sociaux; on ne peut les forcer à être vertueux. En déterminant les différences de la morale et du droit, nous ne prétendons nullement établir un antagonisme entre eux; le droit ne peut pas prescrire tout ce que prescrit la morale, mais il ne saurait prescrire le contraire; il n'est même, à proprement parler, qu'une partie de la morale. Dans son Cours de droit naturel, M. Ahrens sépare plus complétement encore que nous le droit de la morale. Selon lui, « la morale est une science formelle et subjective, parce qu'elle considère seulement l'intention et le sujet qui la manifeste; le droit, au contraire, est une science matérielle et objective. » Nous ne saurions adopter cette distinction trop exclusive; quoique la morale régisse l'intention, quique la conscience soit son domaine, elle régit aussi les actes extérieurs de l'homme, qui sont une conséquence de ces actes internes ou de cette intention. Et quoique dans son domaine le droit soit limité aux actes externes, et qu'il ne puisse pénétrer jusque dans la conscience humaine, il n'est pas moins vrai que, dans bien des cas, il doit tenir compte de l'intention de l'agent. Ainsi l'on ne peut dire d'une manière absolue que la morale a pour objet seulement l'intention, et le droit, l'action elle-même.-V. Ahrens, Cours de droit naturel ou de philosophie du droit, 3e édit., p. 91 et suiv.

4. Parmi les règles dont l'ensemble forme le droit, les unes sont générales, communes à tous les hommes et à tous les peuples et forment en quelque sorte le fonds commun de toutes les législations positives; les autres, au contraire, propres aux citoyens d'une nation, à chaque société particulière, varient avec le temps, les lieux et les autres circonstances au milieu desquelles se développent chaque peuple et sa législation. Les premières forment ce que les jurisconsultes romains appelaient jus gentium ou jus naturale, et les modernes droit naturel; les secondes forment le jus civile ou jus proprium cujusque civitatis, le droit positif. Cette division bipartite du droit se justifie tout à la fois par l'observation et par la raison à priori. En comparant ensemble les législations des divers peuples, on découvre au milieu de leurs prescriptions les plus différentes, des principes et des institutions les mêmes pour Lous, dans tous les temps et dans tous les lieux. Or, si l'on recherche la cause de cette universalité, de cette immutabilité de ces règles, on n'en trouve qu'une, la raison naturelle ou la nature

raisonnable et sociable de l'homme. Omnes populi, dit à ce sujet Gaius, qui legibus et moribus reguntur, partim suo proprio, partim communi omnium gentium jure utuntur: nam quod quisque populus ipse sibi jus constituit, id ipsius proprium est, vocaturque jus civile quasi jus proprium ipsius civitatis; quod verò naturalis ratio inter omnes homines constituit, id apud omnes populos peræque custoditur, vocaturque jus gentium, quasi quo jure omnes gentes utuntur (Gaius, Com., 1. 1). Mais l'observation, bonne pour distinguer ce qui est propre à chaque peuple de ce qui lui est commun avec plusieurs, est insuffisante lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est de droit naturel et ce qui est de droit positif; quelquefois même elle peut induire à erreur en faisant considérer comme universel, et partant comme étant de droit universel, ce qui est seulement commun à plusieurs peuples et à plusieurs législations, à une époque déterminée. C'est ainsi que les jurisconsultes romains et même des publicistes modernes, ne considérant que la généralité de l'esclavage dans le monde antique, l'ont regardé comme une institution de droit naturel. Par la raison, on arrive aussi et bien plus sûrement à la distinction du droit naturel et du droit positif, et à la détermination de chacun d'eux. La nature de l'homme étant une, partout la même, les lois dérivant de cette nature doivent, comme elle, être partout et toujours les mêmes. Ainsi, l'homme étant par sa nature un être sociable, a été partout et toujours en société. Mais cette nature se développant dans des circonstances particulières d'origine, de temps, de lieu, de civilisation, il en résulte que les lois réglant les rapports d'homme à homme dans chaque société, revêtent des formes diverses empruntées aux circonstances. Ainsi la promesse faite et acceptée qui, dans son essence, est du droit des gens ou du droit naturel, devient, par les formes dont elle est revêtue, stipulation, contrat du droit civil. Par ces considérations se justifie la division. fondamentale du droit en deux branches, division qui est généralement adoptée; par elles aussi se démontrent l'existence du droit naturel, et l'utilité de son étude.

5. L'existence du droit naturel et l'utilité de son étude n'ont été contestées que parce que l'on ne se faisait pas une idée exacte de ce droit et puis, on a compté parmi les adversaires du droit naturel ceux qu'on devrait bien plutôt considérer comme les adversaires de la morale. Qu'est-ce, en effet, que Carnéades, qu'Empiricus,... sinon des philosophes sceptiques en morale qui ne se sont pas le moins du monde occupés de droit naturel ? Les publicistes qui ont le plus écrit sur ce droit, le confondant avec la morale, ont rangé, et avec raison, à leur point de vue, parmi les adversaires du premier, tous ceux de la seconde. De même, la nouvelle école historique allemande, considérant ce droit au même point de vue, en niait l'existence et l'utilité, parce qu'elle ne trouvait pas de place pour lui entre le droit positif et la morale. A quoi bon un droit naturel si ce droit n'est autre chose que la morale naturelle? Ce serait trop ou trop peu trop, si l'on attachait la sanction externe du droit à toutes les prescriptions de la morale; trop peu, si l'on se contentait de la sanction interne ou de la sanction divine attachée aux lois morales. Mais le droit naturel, tel que nous l'avons considéré et défini, c'est-à-dire l'ensemble des règles dérivant de la nature de l'homme et communes à toutes les législations positives dont elles forment le fond commun, a une existence indépendante de la morale et une utilité incontestable au point de vue purement juridique : 1° Si l'on suppose un homme retranché d'une société civile et n'appartenant à aucune autre, dans cet état exceptionnel que l'on nomme mort civile, un tel homme ne sera pas soumis à la loi positive d'une société qui ne reconnaît pas son existence et ne pourra en invoquer le bénéfice. Vivra-t-il sans loi? Mais, par cela seul qu'il existe, cet homme doit avoir des rapports avec ses semblables, et ces rapports doivent être régis par une loi; il sera soumis, dans cet état, à la loi naturelle. C'est le cas d'appliquer cette parole des rédacteurs du code civil: « Les membres de chaque cité sont régis comme hommes par le droit naturel. »2o Si parfaite que l'on suppose une législation positive, de nouveaux rapports naissent chaque jour du développement social; à un moment donné, surtout si elle est codifiée, cette législation doit être incomplète; non codifiée elle est insuffisante. Comment suppléer à son silence si ce n'est par les principes et les règles

du droit naturel? 3° On peut encore reconnaître l'utilité du droit naturel lorsque la loi positive a revêtu certains actes de formes particulières, ou bien lorsqu'elle a attaché à ces acies des effets particuliers. Dans le premier cas, en effet, il peut se faire que les formes prescrites par la loi civile n'aient pas été accomplies, et il y a alors lieu de se demander si, nonobstant l'absence de ces formes, l'acte n'a pas toujours une certaine valeur. Ainsi un testament a été fait; il renferme l'expression fidèle de la volonté du testateur; mais toutes les formalités prescrites par la loi n'ont pas été remplies; un tel acte, nul au point de vue du droit positif, le sera-t-il également au point de vue du droit naturel? Dans le second cas, certains actes tirant tout leur effet de la loi civile et cet effet pouvant être l'extinction d'une obligation, on pourra se demander si, nonobstant les dispositions de la loi positive, l'obligation justement contractée ne conserve pas une certaine force, une certaine efficacité. Des exemples feront mieux comprendre notre pensée. La loi positive n'attribue d'effet légal à une obligation que pendant un certain temps. Ce temps écoulé, l'obligation est prescrite; mais cette obligation éteinte, au point de vue du droit civil, ne continue-t-elle pas à subsister comme obligation naturelle? De même la loi civile attribue à la chose jugée une certaine autorité et attache une certaine force au serment prêté en justice par l'une des parties. Or, si l'on suppose que, d'un jugement, ou du serment litisdécisoire, résulte l'extinction de l'obligation civile, l'obligation naturelle ne subsisterat-elle pas toujours malgré le jugement, malgré le serment, et ne devra-t-on pas appliquer dans ce cas les dispositions de l'art. 1235, qui reconnaît en termes exprès l'existence d'obligations naturelles, indépendantes des obligations civiles? Mais si le législateur reconnaît ainsi l'existence d'obligations naturelles, il reconnaît, par cela même, celle d'un droit naturel indépendant du droit positif, et qui se montre lorsque celui-ci, qui en est comme l'enveloppe, disparaît.

Les rédacteurs de la loi des 22 vent.-2 germ. an 12 avaient compris l'utilité de l'étude du droit naturel. Aussi avaient-ils placé parmi les matières de l'enseignement dans les facultés de droit, à la suite du droit civil français, les éléments du droit naturel et des gens (art. 2-1o).—« Les élèves trouveront dans ces éléments, disait un des orateurs du tribunat, ceux d'un grand nombre de dispositions de notre code, et verront ainsi plus clairement dans quelle intention celles-ci ont été rédigées, dans quel sens elles doivent être prises. Ils remarqueront aussi les différences qui existent entre les principes gravés par la nature dans le cœur de tous les hommes ou avoués par les nations, et ceux consignés dans le droit français; ou plutôt ils apprendront comment et pourquoi les premiers ont été modifiés par les seconds, et se pénétreront, dans tous les cas, de l'esprit du législateur, unique, mais infaillible moyen de faire une juste application des lois.» «< il est impossible de faire des lois, disait un autre, de les enseigner, de les appliquer, sans aller souvent les considérer dans leur véritable source. Les magistrats et les hommes d'État ont sans cesse besoin de discerner ce qui appartient au droit aturel, qui doit être observé partout, et ce qui appartient aux lois positives, qui n'est appuyé que sur l'autorité du législateur. I est souvent même nécessaire, dans les lois positives, de distinguer ce qui peut dériver du droit naturel, afin de pénétrer l'esprit du législateur et d'être en état de juger, entre deux lois positives contraires, celle qui mérite la préference comme plus rapprochée des lois immuables. Si l'on n'admet pas de droit naturel, les luis positives n'ont plus d'autre base que le bon plaisir du législateur, d'autres règles d'application que le caprice des juges; il faut renoncer à lire Montesquieu, d'Aguesseau, Cicéron. » - V. les rapport et discours des tribuns Mallarmé et Sedillez, dans les Motifs du code civil, t. 7, p. 345 et 365.

cipes du droit naturel ont été détachés de ceux du droit civil et qu'on a essayé d'en former un corps de science distinct de la morale et du droit positif. Il suffit pour le prouver de rappeler le titre du premier ouvrage dans lequel ont été formulés ces principes du droit de la guerre et de la paix.

6. Pour bien faire saisir d'ailleurs toute l'importance du droit naturel à ce double point de vue, il nous paraît utile de l'étudier dans son origine et dans ses développements, avant d'exposer ses principes et ceux du droit des gens.

CHAP. 2. HISTORIQUE..

7. Chez les peuples soumis à une constitution théocratique, on trouve nécessairement la distinction du droit naturel, sous le nom de droit divin, et du droit positif ou humain: ainsi chez les Hindous, ainsi chez les Hébreux, l'un immuable, éternel, l'autre, au contraire, variable et passager; le premier émanant de la divinité, le second établi par les hommes, selon les circonstances. Mais cette distinction u'est bien formulée, et nous en avons donné la raison, que dans les textes du droit romain.

8. En étudiant les fragments des jurisconsultes romains qui sont parvenus jusqu'à nous, on découvre trois systèmes différents sur le droit naturel. A quoi attribuer ces différences? Incontestablement à l'influence qu'ont dû exercer sur ces jurisconsuites et sur leurs opinions juridiques, surtout dans les points qui touchaient à la philosophie, les divers systèmes philosophiques alors connus et suivis à Rome, systèmes dont l'histoire nous fait connaitre les sectateurs, et parmi lesquels elle désigne plusieurs jurisconsultes. C'est ainsi que Gaius, sous l'influence des idées stoïciennes, définit le droit naturel ou des gens quod naturalis ratio inter omnes homines constituit (Comm. 1. 1); et qu'Ulpien, sous l'influence des idées d'Epicure, le définit au contraire: quod natura omnia animalia docuit, ce que que la naturé a enseigné à tous les animaux et qui est commun aux hommes et aux brutes. Nam jus istud non humani generis proprium, sed omnium animalium, quee in terra, quæ in mari nascuntur, avium quoque commune sit.... videmus etenim cætera animalia, feras etiam istius juris peritia censeri (L. 1., D., De justitia et jure). C'est encore sous l'influence d'idées philosophiques différentes que Paul écrivait: On appeile droit ce qui est toujours équitable et bon, comme le droit naturel: « Quod semper æquum et bonum est, jus dicitur; ut est jus naturale» (L. 11, D., Dejustitia et jure). Nous n'insisterons pas ici sur les différences de ces trois systèmes et sur leurs conséquences juridiques ; nous nous bornerons à signaler celles relatives à la division du droit, division bipartite dans le système de Gaius et de Paul, et tripartite dans celui d'Ulpien. Les premiers ne reconnaissent, en effet, que deux sortes de droit, le droit naturel, qu'ils appellent aussi droit des gens et le droit civil, tandis qu'Ulpien distingue le droit naturel du droit des gens et du droit civil et emploie les mots jus naturale, natura, dans un sens qui lui est propre et qu'il ne faut jamais perdre de vue en étudiant les fragments de ce jurisconsulte. Pour les premiers aussi, le droit naturel fondé sur la raison naturelle ne pouvait être changé par la loi positive: Nec enim, dit à ce sujet Gaius, naturalis ratio auctoritate senatûs commoveri potest, et ailleurs: Civilis ratio naturala jura corrumpere non potest (L. 2, D., De usufructu earum rerum, et L. 8, D., De capite minutis). Ce droit dérivant de la nature seule de l'homme, est, d'après eux, né avec le genre humain lui-même, et quia antiquius jure gentium cum ipso genere humano proditum est (L 8, D., De acquirendo rerum dominio). Au droit naturel ainsi caractérisé se rattachent certaines règles, certains principes juridiques et certaines institutions que les jurisconsultes romains appellent du droit des gens ou du droit naturel; mais, parmi ces institutions, Gaius, attachant trop d'importance à la généralité de ce fait dans le monde antique et dominé par les idées de son temps et les opinions de la secte philosophique à laquelle il appartenait, plaçait l'esclavage. Quæ quidem potestas juris gentium est (Comm. 1. 52). Nous verrons bientôt un éminent publiciste, le fondateur de la science du droit naturel, trompé lui-même par l'observation, mais n'ayant pas pour excuse, comme le jurisconsulte romain, les idées philosophiques et religieuses de son temps, soutenir la légitimité de l'esclavage.-—V. pour tout ceci M. Ginoulhiac, de la Philoso

Au point de vue du droit positif lui-même, l'étude du droit naturel est donc utile, nécessaire, mais elle l'est surtout au point de vue du droit des geus. Le droit naturel régit, en effet, aussi bien les rapports de nation à nation que les rapports d'individu à individu, en l'absence du droit des gens positif. A ses règles sont soumis, dans leurs rapports mutuels, soit les nations ellesmêmes, soit les individus membres de ces nations et sujets de lois positives différentes. C'est même à l'occasion du droit des gens et comme règle des rapports internationa ix, que les prin- | phie des jurisconsultes romains.

9. Ces idées des jurisconsultes romains sur l'origine et sur les caractères du droit naturel, que nous retrouvons dans les fragments qui ont été conservés par Justinien dans les Pandectes et dans les Commentaires de Gaius, ont été reproduites, avec les textes plus ou moins altérés, dans les Institutes. Là les trois systèmes de Gaius, d'Ulpien et de Paul sont confondus, et le droit naturel apparaît tantôt comme un droit commun aux hommes et aux brutes, tantôt comme étant identique au droit des gens et par suite propre aux hommes seuls. Le droit naturel d'Ulpien et celui de Gaius, c'est-à-dire le droit de la nature brute et celui de la nature raisonnable, intelligente, se mêlent, se confondent; on les trouve tous les deux régissant l'homme dès le principe, et néanmoins comme étant plus ancien l'un que l'autre; puis le droit naturel, pris dans le sens de droit des gens, est présenté comme établi par la providence divine et comme étant toujours ferme et immuable. Sed naturalia quidam jura, quæ apud omnes peræque gentes servantur, DIVINA QUADAM PROVIDENTIA CONSTITUTA, semper firma atque immutabilia permanent (Instit., De jure naturali gent. et civ.). Et cependant, de cette confusion de textes et de systèmes, est née la science nouvelle du droit naturel.-V. M. Ginoulhiac, ibid.

10. Nous ne nous arrêterons pas aux glossateurs pour examiner, nous ne dirons pas leur système, mais les bizarres interprétations qu'ils ont données des textes des jurisconsultes romains et les questions singulières qu'ils se sont posées à leur occasion; nous passons aux théologiens du moyen âge pour donner une idée de leur doctrine en cette matière.

11. Saint Thomas ou Thomas d'Aquin, qu'on a surnommé l'ange de l'école, après avoir divisé la justice, selon la méthode d'Aristote qui régnait alors, en justice distributive et justice commutative, la définit : unicuique quod suum est tribuit, alienum non vindicat, utilitatem propriam negligit ut communem æquitatem custodial. Puis il divise le droit en droit naturel, droit des gens, droit civil, droit divin. Admettant le principe d'Aristote que l'homme est un animal politique ou sociable, il fait dériver le droit naturel de sa nature même d'être sociable, et il appelle droit des gens l'application des principes émanant de cette nature dans la législation positive, c'est-à-dire toutes les institutions sans lesquelles une société ne pourrait subsister. Le droit civil n'est autre chose que l'ensemble des principes que chaque société particulière accommode à ses besoins. Quant au droit divin, il se compose des préceptes de morale et des préceptes particuliers imposés directement aux hommes par la Divinité elle-même; le grand docteur établit la nécessité d'une loi divine, outre la loi naturelle et positive, en se fondant sur ce que la fin de l'homme étant le bonheur éternel, les facultés humaines naturelles ne suffisent pas pour le faire arriver à cette fin; d'où il conclut qu'il était nécessaire qu'il y eût une loi divine. Il s'appuie encore, pour démontrer cette nécessité, sur l'incertitude des jugements humains, sur l'impuissance de la loi humaine à régir les actes internes, et à punir ou à empêcher tout ce qui est mal: Lex humana, dit-il, non potest omnia quæ malè fiunt punire vel prohibere, quia dum auferre vellet omnia mala, sequeretur quòd etiam multa bona tollerentur et impediretur utilitas boni communis, quod est necessarium ad conversationem humanam. Il ne sera pas, ce nous semble, hors de propos de reproduire ici la definition que le grand théologien donne de la loi en général: Lex quædam regula est et mensura actuum, secundum quam, inducitur aliquis ad agendum vel ab agendo retrahitur. Dicitur enim lex à ligando, quia obligat ad agendum. Inutile d'ajouter que les œuvres de saint Thomas et en particulier, sa Somme, d'où sont extraits la plupart des principes que nous avons exposés, ont longtemps servi et servent encore de base à l'enseignement de la théologie.

12. Quoique distinct sous plusieurs rapports de la morale, le droit naturel se rattachait à elle par différents côtés, et n'en était même, à proprement parier, qu'une branche. Aussi, à l'époque de la réformation, s'efforça-t-on d'émanciper le droit naturel et de le séparer de la morale religieuse, comme on avait séparé le dogme de la tradition. On fut ainsi conduit à créer une sorte de morale sociale ou naturelle, indépendante de la morale révélée, et on lui donna le nom de droit naturel. Il ne faut donc pas s'étonner si, dans les ouvrages des fondateurs de la science nouvelle, on trouve souvent la morale confondue avec le droit. Une

autre cause qui contribua puissamment aussi à l'établissement du droit naturel et des gens, ce fut le développement des relations internationales qui, depuis les croisades, n'avaient cessé de s'étendre. Sous l'influence de ces deux causes, Grotius, tout à la fois théologien protestant, diplomate, jurisconsulte, littérateur, jeta les fondements de la science, bien plus au moyen des textes et des exemples de l'antiquité que par le secours de la raison seule. Un autre contemporain, Selden, chercha ces fondements, non pas dans la loi chrétienne, mais dans loi hébraïque. Plus tard, la raison eut place pour établir les bases du droit naturel; peu à peu elle finit même par envahir le domaine de la science; et alors ce droit naturel n'eut plus d'autre base que la raison et devint une science purement spéculative ou rationnelle. Cette transformation qui s'opérait dans la science du droit naturel, s'accomplissait également dans la science religieuse, et la théologie, dégagée des textes des livres saints et de la tradition, n'était plus, elle aussi, qu'une science purement rationnelle. Toutefois, il faut reconnaître que le développement de la science juridique et de la science théologique n'a pas été partout le même, et si, en Allemagne, elles sont ainsi arrivées au domaine de la pure spéculation, en France, elles sont restées dans celui des textes et de l'application, soit qu'il faille l'attribuer à la nature de notre esprit plus positif et moins aventureux que celui des penseurs d'outre-Rhin, soit qu'on doive l'attribuer à l'influence des idées religieuses, si diverses dans les deux pays. Différente de l'école allemande, l'école française, s'il est permis de lui donner ce nom, ne l'est pas moins de l'école anglaise; plus positive que la première, elle l'est moins, beaucoup moins que la seconde, et, tout en restant dans l'application, elle n'est pas utilitaire.

13. Grotius (Hugues de Groot), que nous avons appelé le fondateur de la science du droit naturel, ne fit autre chose qu'adopter les principes des philosophes et surtout des jurisconsultes de l'école stoïcienne. A ses yeux, le droit naturel a pour base la raison ou la nature raisonnable et sociable de l'homme, et il le définit dictatum recta rationis. Il combat avec force l'opinion des épicuriens et de Carnéades, qui donnaient pour fondement au droit l'utilité, et en particulier le système d'Ulpien, qui suppose que ce droit est commun aux hommes et aux brutes. Avec les stoïciens, il soutient que le droit naturel est immuable comme la nature de l'homme lui-même, tellement immuable qu'il ne peut pas être changé, non pas seulement par un décret du sénat, comme disait Gaius, mais par Dieu lui-même; car Dieu ne peut pas changer les rapports des choses. Ce droit nous est révélé : 1o par la raison qui, nous faisant découvrir les rapports entre les choses, nous permet de reconnaître si certains actes sont conformes à la nature raisonnable et sociable de l'homme; 2° par l'observation. Il est en effet, sinon très-certain, du moins très-probable que ce qui est adopté par le consentement unanime des nations civilisées est de droit naturel, suivant cette maxime de Cicéron in re, consensio omnium gentium jus naturæ putanda est. Grotius donnait pour sanction au droit naturel les remords de la conscience, les récompenses et les peines d'une autre vie. Le droit naturel ne forme pas d'ailleurs l'objet principal du grand ouvrage où il en a posé les bases et développé les principes. Ainsi qu'il le dit lui-même dans son épitre dédicatoire à Louis XIII, c'est du droit des gens, fort négligé à cette époque, qu'il voulait exposer les règles. Mais, pour démontrer l'existence d'un droit des gens entre les nations, il dut démontrer d'abord celle d'un droit naturel entre les hommes, indépendant des sociétés civiles. Les divisions du traité de la guerre et de la paix, et même son titre, en indiquent suffisamment l'objet principal. Ainsi son ouvrage est divisé en trois livres. Dans le premier il examine ces deux questions: La guerre peut-elle être juste? Quand l'est-elle ? Dans le second, il traite des causes de la guerre. Dans le troisième, de ses effets par rapport aux personnes et aux choses. Quoiqu'il paraisse exclusivement destiné au droit de la guerre et aux questions qui s'y rattachent, l'ouvrage de Grotius, beaucoup moins complet sous ce rapport que celui de Puffendorf, renferme néanmoins aussi un véritable traité de droit naturel (V. le prooemium et le livre 2 où l'auteur s'occupe des moyens d'acquérir et des obligations). Mais s'il a moins d'importance, au point de vue du droit naturel, que le traité de Puffendorf, il en a beaucoup plus au point de vue du droit des gens.

14. Pendant que Grotius jetait ainsi les fondements de la science nouvelle, un autre publiciste, son contemporain, et qui fut même son adversaire dans la fameuse question de la liberté des mers, s'occupait aussi du droit naturel, mais à un autre point de vue. Selden, connu par ses travaux sur l'ancienne jurisprudence anglaise et sur les lois des Hébreux, et par son pamphlet qui a pour titre Mare clausum, essaya de démontrer que la loi hébraïque, donnée par Dieu lui-même, contenait tous les principes du droit naturel. Mais il n'a pas eu de disciples, et son ouvrage De jure naturali et gentium juxtà disciplinam Hebræorum, est à peu près complétement oublié aujourd'hui.

15. En suivant l'ordre chronologique que nous nous sommes imposé, nous devons parler ici de Hobbes, dont le système, souvent cité, et mis en avant, ne nous paraît pas être assez exactement connu. Pour arriver aux fondements du droit, Hobbes considère l'homme abstraction faite de toute société, c'est-à-dire l'homme dans l'état de nature brute, et il se demande quelles lois le régissent dans cet état. L'homme n'est point attaché à son semblable par un lien de bienveillance et d'amour, il n'est point attiré vers lui; au contraire, daus son état primitif, et même dans l'état civilisé, il est porté à s'éloigner de son semblable, à se méfier de lui. Pour établir cet état de défiance mutuelle, d'hostilité, Hobbes analyse tous les sentiments humains et ne voit dans chacun d'eux que les inspirations de l'égoïsme. Dans l'état de nature, en effet, il n'y a que deux lois qui régissent les hommes, l'égalité et la liberté; mais par cela même que les hommes sont tous égaux et libres, par cela même que tous ont droit à tout, avec les sentiments qu'ils ont les uns pour les autres, des conflits continuels doivent s'élever entre eux, et la guerre est l'état habituel, l'état naturel de l'homme. Mais aussi par cela même que l'homme, dans cet état de guerre, n'est soumis à aucune contrainte, il en résulte qu'un tel état peut être funeste à sa propre conservation. Quoi de plus contraire, en effet, que la guerre, que cette opposition violente d'homme à homme à la loi qui lui commande de se conserver? Or le seul moyen de se conserver, c'est de faire cesser la guerre, de rechercher la paix. Pour cela il faut qu'il y ait rapprochement entre les hommes, qu'il y ait pacte. Mais pour que ce pacte soit possible, il faut supposer que les hommes sont obligés par les pactes, qu'ils doivent les observer. Voilà la première loi naturelle. Il faut l'observer parce que, si on ne l'observait pas, la paix serait troublée, et que la paix est nécessaire à la conservation de l'homme. Tout ce qui aura pour objet le maintien de cette paix, et par suite cette conservation, sera de droit naturel; ce qui conduit Hobbes à dresser la liste des lois naturelles qui toutes, d'ailleurs, se rapportent à la conservation de l'homme, à son intérêt, et doivent être observées par tout homme raisonnable. Mais si l'homme juge autrement des lois naturelles, et si son intérêt se trouve aux prises avec ces lois, il peut impunément les violer, car elles ne l'obligent que dans le for interne, et nul n'a le droit de le contraindre à les observer. Des lois qui n'ont pas de sanction sont des liens bien faibles: aussi Hobbes reconnaît-il la nécessité d'une sanction externe; mais, pour qu'elles en aient une, il faut que les hommes abdiquent leur liberté entre les mains de quelques-uns d'entre eux qui, par là, ayant acquis le droit de commander, auront celui de contraindre. C'est-à-dire que les hommes doivent, pour le maintien de la paix et pour leur conservation, former des sociétés civiles dirigées par un pouvoir constitué. Mais comment se formeront ces sociétés? Par le droit de la force, lorsqu'un homme plus fort, plus énergique et plus ambitieux que les autres les aura soumis à son pouvoir. Il pourra alors user et abuser du droit de la victoire, leur imposer telles lois qu'il lui plaira et les contraindre à les exécuter. Dès lors, en effet, qu'il n'y a pas de justice proprement dite en dehors des sociétés civiles, il ne saurait y avoir de limites à l'autorité de celui qui commande. - Les sociétés se forment encore par des conventions, lorsque les hommes réunis abdiquent entre les mains d'un seul ou de plusieurs leur liberté native. Cette abdication volontaire n'est pas moins complète que l'abdication forcée, et le souverain, quel qu'il soit n'acquiert pas moins de droits lorsqu'ils dérivent de cette abdication volontaire, que s'il avait dompté et soumis ses sujets par la force; en abdiquant ils se sont dépouillés de tous leurs droits et, s'ils résistent aux ordres du souverain, ils se consti

tuent en état de guerre et par suite ils lui donnent tous les droits contre eux, même celui de vie et de mort. Ainsi Hobbes distingue pour l'homme deux états: l'état de nature, libertas, comme il l'appelle, dans lequel il n'y a d'autre loi que celle de l'utilité privée qui conduit à la paix, mais cette paix ne repose que sur l'intérêt de ceux qui l'acceptent et n'a point de sanction; l'état de société, imperium, dans lequel le pouvoir de gouverner est confié à un ou à plusieurs, pouvoir absolu, sans contrôle, parce que la volonté du souverain est la seule raison d'être des lois. Ainsi Hobbes érige le despotisme en système, il en établit et en défend les droits; mais pour cela il méconnait ceux de la nature et de l'humanité. Les circonstances donnèrent naissance à ce système, le plus complet, on ne saurait le nier, le mieux lié dans toutes ses parties, mais dont la base est fausse. Hobbes voulait défendre Charles Ier et tous ses actes contre la révolution d'Angleterre; il fut ainsi conduit à soutenir le pouvoir absolu des souverains. V. De cive et Leviathan.

16. Ainsi, dès son origine, le droit naturel donnait naissance à trois systèmes différents : celui de Grotius, celui de Selden et celui de Hobbes; nous les verrons bientôt reproduits par les publicistes des siècles suivants, mais après avoir subi de profondes modifications.

17. De même que Grotius avait consacré la plus grande partie du Traité du droit de la guerre et de la paix au droit des gens; Puffendorf consacra celle du Traité du droit de la nature et des gens à exposer les principes du droit naturel et à en résoudre toutes les questions. Aussi mérita-t-il au moins d'être considéré, avec Grotius, comme le fondateur de cette science; il fut même le premier professeur de droit naturel. On ne saurait toutefois méconnaître la vérité du jugement un peu sévère que Leibnitz a porté de ses travaux Parùm jurisconsultus, dit-il de lui, minimè philosophus. Puffendorf n'a pas de système propre, il emprunte ses principes à Grotius; seulement il les développe d'une manière plus systématique et plus complète. L'homme est un être sociable par sa nature, par cela même qu'il est un être raisonnable. Or la première loi de la nature est la conservation, et il ne peut se conserver que dans la société. De cette première loi de conservation et de sociabilité découlent toutes les autres lois et les devoirs de l'homme envers lui-même et envers ses semblables. « Tout ce qui contribue à cette sociabilité universelle, dit-il, à ce sujet, doit être tenu pour prescrit par le droit naturel, et tout ce qui la trouble doit, au contraire, être aussi défendu par ce même droit. » Mais comment les lois naturelles peuvent-elles obliger les hommes? Sur cette question il s'écarte de l'opinion de Grotius qui les réputait nécessaires, et par cela même qu'elles étaient nécessaires, obligatoires. La société reposant sur une convention, elles ne peuvent obliger avant que la société et la convention qui les rendent obligatoires existent. Il faut donc nécessairement poser pour principe, que l'obligation de la loi naturelle vient de Dieu même qui, en qualité de créateur et de conducteur souverain du genre humain, prescrit aux hommes, avec autorité, l'observation de cette loi. Ce qui suppose cette vérité, que Dieu, auteur de la nature sociable de l'homme, veut l'observation des lois dérivant de la sociabilité humaine (V. liv. 2, ch. 3, § 21). Puffendorf s'écarte encore de l'opinion de Grotius en ce qu'il n'admet pas l'observation ou le consentement de tous les peuples comme moyen de connaître le droit naturel. Voici la définition que donne notre publiciste de la loi naturelle « Cette loi est celle qui convient si nécessairement à la nature raisonnable et sociable de l'homme que sans l'observation de cette loi, il ne saurait y avoir parmi le genre humain de société honnête et paisible. » Dans cette définition, rapprochée du passage que nous avons cité plus haut, se trouve résumée toute la doctrine de l'école dite socialiste. Il est bon de faire observer, à propos de ce dernier nom qu'on a depuis donné à des doctrines. toutes différentes et qui ne tendent à rien moins qu'à la transformation de la société ; qu'il n'y a rien de commun entre le Socialisme et la doctrine de Puffendorf. Toutefois, en soutenant que tout ce qui contribue à la sociabilité humaine doit être tenu pour prescrit par le droit naturel, on paraît sacrifier les droits de l'individu à ceux de la société; et si l'on admet que les lois naturelles ont une sanction externe, on peut être aisément conduit jusqu'au despotisme social. Mais Puffendorf n'admet pas de sanc

tion externe pour le droit naturel qu'il confond toujours avec la anéantit presque. Son livre, curieux à consulter, a pour titre dans morale.

18. Postérieur de près d'un demi-siècle à Grotius, et contemporain de Puffendorf, Domat fut le premier qui s'occupa, en France, de droit naturel; mais Domat ne composa pas, comme Puffendorf, un traité de cette science, il fit seulement précéder son grand ouvrage, Les lois civiles dans leur ordre naturel, de Pexposition des principes du droit naturel. Toutefois, pour n'être renfermée que dans une préface, cette exposition n'en est pas moins remarquable et ne mérite pas moins de fixer notre attention, d'autant plus que le système de Domat ne se rattache à aucun des précédents. Domat est jurisconsulte, et de même que Gaius demandait au stoïcisme, Ulpien à l'épicurisme les fondements du droit, il les demande, lui, au christianisme. Ami des solitaires de Port-Royal et, en particulier, de Pascal, il fut le jurisconsulte de cette école célèbre dont Pascal fut le philosophe, et Arnauld et Nicole les théologiens.-- Domat, après avoir nié que les anciens eussent compris les véritables principes du droit naturel, établit la certitude de la science du droit qui touche à la fois, dit-il, l'esprit et le cœur. Il définit les lois : les règles de la conduite de l'homme; et cette conduite n'est autre chose que les démarches de l'homme vers sa fin. Pour connaître ces lois, il faut connaître la fin de l'homme; mais comment arriver à cette connaissance? En étudiant la nature de l'homme, car c'est par la nature d'une chose qu'on apprend pourquoi elle est faite. Or dans la nature de l'homme on découvre deux facultés, l'intelligence pour connaître, la volonté pour aimer, et par là être heureux; mais connaître et aimer quoi ? Dieu. Dieu est donc l'objet vers lequel doivent tendre toutes les démarches de l'homme, et la première loi naturelle est de rechercher le souverain bien. Les hommes ayant ainsi un objet commun de leurs recherches, une fin commune, doivent être unis et s'aimer. Telle est la seconde loi par laquelle se maintient la société humaine, société à laquelle Dieu a destiné les hommes. Tout engage les hommes à s'aimer, à être unis et à vivre en société : cette faculté qu'ils ont de se communiquer leurs pensées et leurs sentiments, le travail même auquel ils sont condamnés, puis les licas de famille, les engagements volontaires ou involontaires qui existent entre les hommes. Domat passe ainsi en revue, en les rapportant au maintien de la société, tous les engagements, toutes les conventions humaines. « L'ordre des successions, dit-il, est fondé sur la nécessité de faire passer et transmettre l'état de société aux générations suivantes.» Il s'occupe ensuite des troubles apportes à la société et des moyens de la conserver. Ces moyens sont, d'une part, l'équité naturelle, c'est-à-dire ce sentiment du juste que Dieu a mis en nous; de l'autre, la volonté directement manifestée de Dieu, les puissances établies de lui pour cette conservation, la religion. Domat divise les lois en lois immuables et en lois arbitraires. Les premières sont celles dérivant des lois primordiales qui sont les mêmes partout et toujours, et dont l'autorité repose sur la raison, tandis que les secondes sont variables et n'ont d'autorité que par la sanction externe qui leur est attachée. On peut aussi diviser les lois, selon lui, en lois divines et humaines, naturelles ou positives; mais les lois divines et naturelles, sont les mêmes que les lois immuables, comme les lois humaines positives ne sont autre chose que les lois arbitraires, sauf en ce qui concerne les Hébreux dont les lois étaient tout à la fois divines et arbitraires ou positives. Tel est le système de Domat que nous avons cru devoir exposer avec quelque détail, parce qu'il est genéralement défigure par ceux qui en ont parlé et qui rangent Domat parmi les partisans de l'école du droit divin, quoique Domat ne le soit pas plus que Puffendorf et qu'il déclare, comme les écrivains qui appartiennent à l'ecole dite socialiste, que « la justice des lois consiste dans leur rapport à l'ordre de la société. »>

19. A la même époque où Domat écrivait sa préface, Cumberland, théologien anglais, s'attachait, dans un traité des lois naturelles, à refuter le système de Hobbes. Ainsi il établit, l'existence des sentiments de bienveillance entre tous les hommes dans l'état de nature, la sociabilité humaine; et à l'utilité particulière il substitue comme base du droit l'utilité générale. Si Hobbes exalte trop la liberté et l'individualite dans l'état de nature, il faut reconnaître que Cumberland les absorbe trop dans la société et les

le texte De legibus naturæ disquisitio philosophica; il a été traduit en français par Barbeyrac sous le titre de Traité des lois naturelles.

20. Jusqu'ici, dans les divers travaux relatifs au droit naturel, nous avons vu constamment cette science confondue avec la morale. Il était réservé à Thomasius d'indiquer le premier les différences qui les séparent et permettent de les distinguer l'une de l'autre. Esprit indépendant et original, Thomasius lutta toute sa vie contre les hommes et les methodes de son siècle. Ayant embrassé d'abord le système de Grotius et de Puffendorf dans ses Institutiones jurisprudentiæ divinæ, il s'en écarta bientôt, et fut à son tour créateur d'un système où il établit, a côté de quelques erreurs, des vérités utiles. Ainsi le premier il établit cette vérité, depuis lors acquise à la science, que le droit, même le droit naturel, peut toujours avoir une sanction externe, peut être sanctionné par la contrainte, tandis que la morale ne le peut point. Avant lui Grotius et Puffendorf discutaient sur la sanction du droit naturel dans une autre vie, jamais dans celle-ci. Il établit encore, mais avec moins de bonheur, ce principe separatif du droit et de la morale. Le droit consiste dans cette règle, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit: ses prescriptions sont essentiellement négatives; la morale a au contraire pour principe cette règle, fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fit ses prescriptions sont positives. Mais ce que Thomasius pose comme le principe du droit étend et restreint trop tout à la fois le domaine de cette science. Il l'étend trop en ce qu'en soumettant l'homme à ne pas faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit, il irait jusqu'à priver un créancier de la faculté d'user d'un droit rigoureux, mais juste, vis-à-vis de son débiteur. Il le restreint trop, d'un autre côté, parce que le droit comprend aussi des devoirs positifs; tout homme d'après le droit naturel est tenu d'observer sa parole et de rendre à chacun ce à quoi il s'est obligé. jus suum cuique tribuere. Les ouvrages dans lesquels Thomasius a exposé son système sont intitulés Fundamenta juris naturalis et gentium ex sensu communi deducta et Paulò plenior historia jurisnaturalis. A ses doctrines se rattachent Gundlingius, Jus naturæ et gentium, et Kæler, Juris naturalis ejusque imprimis cogentis exercitationes. L'école kantienne a emprunte en partie ses principes à Thomasius, comme nous l'avons déjà fait observer.

2. Après Grotius et Puffendorf, le publiciste qui a le plus fixé l'attention et qui a le plus longtemps fait école en Allemagne, c'est Wolf. Mais il ne fut pas seulement publiciste, il fut encore philosophe et mathématicien, et sa méthode embrasse l'ensemble des connaissances humaines; il ne fut pas le créateur d'un systeme, ni en philosophie, ni en droit naturel, mais il les soumit l'une et l'autre à une méthode nouvelle, à la méthode géométrique. Wolf pose un principe sous la forme d'axiome, il en déduit toutes les conséquences et le suit dans les moindres détails de ses applications, sans en rien laisser passer. Aussi les deux grands defauts de Wolf sont-ils, d'une part, la prolixité, de l'autre, la sécheresse: défauts qui rendent la lecture de ses œuvres rebutante. Après avoir été successivement professeur de mathématiques, professeur de philosophie, chargé de professer à Halle le droit naturel, il ne consacra pas moins de dix volumes in-4° de ses œuvres à cette dernière science. Ces volumes se composent des Institutiones juris naturæ et gentium, 1 vol., du grand traité de droit naturel, Jus naturæ, 8 vol., et du traité du droit des gens, Jus gentium, 1 vol. Formey en a donné un résumé en trois volumes in-12. La doctrine de Wolf est celle de la perfectibilité : « Fais ce qui peut rendre plus par, ait ton état et celui de tes semblables. » Tel est son principe fondamental, telle est la premiere loi naturelle à laquelle est soumis tout être raisonnable; et il doit la suivre s'il ne renonce pas à la raison. Mais Wolf confond ainsi le droit naturel avec la morale, et au lieu de faire avancer la science comme Thomasius, il lui fait faire un pas en arrière. En politique, il pose le principe suivant : « Fais ce qu'exige le bien commun, ce qui maintient la sûreté commune. » Par la il se rattache à l'école de Grotius et de Puffendorf. Les doctrines de Wolf ont été généralement suivies en Allemagne jusqu'à l'avènement de la philosophie kantienne; parmi ceux qui ont appliqué sa méthode à la jurisprudence, nous pouvons citer un des juris

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