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se livrant ainsi à lui sans réserve, on excitoit son ambition insatiable, et qu'on s'ôtoit les moyens de s'y opposer par la suite.

Il venoit de dicter la paix à Tilsitt, et il sembloit avoir fixé la fortune et être l'arbitre de l'Europe. L'Allemagne et l'Italie lui étoient asservies. Il ne fut pas satisfait de cette excessive puissance, et il songea à se rendre maître de l'Espagne. Déjà il avoit fait sortir de ce royaume une division considérable de l'armée espagnole, qu'il avoit envoyée dans le nord de l'Europe sous je ne sais quel prétexte. Il suscita des divisions dans la famille royale, par l'entremise du favori qu'il dirigeoit à son gré. L'Espagne apprit avec étonnement l'emprisonnement du prince des Asturies, qui ne partageoit pas l'engouement de ses parens pour D. Godoy. Elle ne fut pas moins indignée du décret royal rendu sur cette affaire, et qui parut suggéré par l'ambitieux ministre, et elle regarda comme extorquées par la violence les lettres publiées alors au nom du prince des Asturies.

Tel étoit l'état des choses, lorsqu'on apprit qu'un traité avoit été conclu à Fontainebleau, le 27 octobre 1807, entre Duroc, au nom de l'empereur, et D. Izquierdo, au nom du roi d'Espagne. Cet Izquierdo étoit l'agent secret du prince de la Paix à Paris. Par ce traité, on se partageoit le Portugal. La partie septentrionale devoit former un petit royaume pour la reine d'Etrurie, à laquelle on enlevoit la Toscane. L'Alentejo et les Algarves étoient accordés au prince de la Paix en toute souveraineté. Le reste devoit rester en dépôt jusqu'à la paix générale. On se proposoit de partager également les îles et les colonies. Par-là Bonaparte se ménageoit un prétexte pour entrer en Espa-.

gne, et en effet, il y faisoit passer successivement des troupes. Il se rendoit maître, par surprise ou par adresse, des forteresses importantes de Barcelonne, de Pampelune, de Saint-Sébastien et de Figuières; mesure qui ouvrit les yeux des Espagnols, et qui excita leur indignation contre celui qui annonçoit assez par là où il vouloit en venir.

Il avoit fait presser le prince des Asturies de lui demander pour épouse une princesse françoise. La demande avoit été faite; mais il ne s'étoit pas pressé d'y répondre. Il laissoit la cour d'Espagne dans l'incertitude de ses projets. Il vouloit l'effrayer. Il ne donnoit de réponse positive sur rien, et il trouvoit partout des sujets de plaintes. Il étoit évident qu'il cherchoit des motifs ou plutôt des prétextes de querelle. Enfin il envoya en Espagne, avec beaucoup de mystère et de précipitation, un agent qui étoit chargé d'effrayer le vieux roi, et de l'engager à passer en Amérique. Cet agent (c'étoit Izquierdo) arriva inopinément à Aranjuez, et communiqua au roi les terreurs dont on l'avoit rempli lui-même à dessein. Le favori étoit gagné. Charles IV intimidé, forma donc le projet d'abandonner l'Espagne. On s'aperçut de ses préparatifs de départ, et les Espagnols, dont les soupçons étoient éveilĺés

par tout ce qui se passoit sous leurs yeux et par le mystère même qu'on affectoit, les Espagnols se soulevèrent. Leur mécontentement produisit les scènes tumultueuses d'Aranjuez, des 17 et 19 mars. Le résultat en fut, que le prince de la Paix, généralement détesté, fut mis en prison, et le roi abdiqua en faveur de son fils, qui prit le nom de Ferdinand VII.

L'ennemi de l'Espagne n'avoit garde de ne pas profiter de ces dissentions. Il eut l'air de regarder l'abdi

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cation comme forcée, et de plaindre le même roi, que peu auparavant il avoit voulu forcer à l'exil. Il ne reconnut point le nouveau monarqué, et annonça son départ pour l'Espagne, où il jugeoit les différends comme arbitre. Il donna ordre en même temps au grand-duc de Berg d'avancer avec son armée, de s'approcher de Madrid, et de tirer parti des circonstances. Pendant que Ferdinand faisoit son entrée dans la capitale au bruit des acclamations de la foule, on s'apprêtoit à renverser le fils, par les mêmes artifices que l'on avoit employés pour se débarrasser du père. Les agens de l'étranger affectèrent de protéger le favori que toute l'Espagne détestoit. Ils répandoient le bruit de l'arrivée de Napoléon à Madrid même. On lui prépara des appartemens. On pressoit Ferdinand d'aller à sa rencontre, et en même temps on engageoit le vieux roi à protester contre son abdication. Le général Savary arriva à Madrid. Sa mission ostensible étoit de complimenter le nouveau roi; mais il étoit chargé secrètement de l'engager à venir à Bayonne. Pour cela, il annonça que l'empereur étoit en route pour Madrid, et qu'il convenoit d'aller au-devant de lui, S. M. I. pouvant arriver d'un moment à l'autre. Le roi se décida à partir à sa rencontre. Il alla jusqu'à Burgos, où il ne trouva point l'empereur. Nouvelles sollicitations de la part du général pour aller jusqu'à Vittoria, où Napoléon étoit sans nul doute. La bonne foi de Ferdinand y fut trompée. Il partit pour Vittoria où il ne trouva personne : seulement des troupes françoises, répandues dans les environs, faisoient des mouvemens qui sembloient indiquer le projet d'empêcher le roi de rétrograder. Il reçut là une lettre de son astucieux ennemi, qui l'invitoit, dans les termes les plus pressans, à

se rendre à Bayonne. Il hésita quelque temps; mais il étoit écrit que la ruse et la perfidie l'emporteroient sur la confiance et la candeur. Le jeune roi partit, malgré les conseils de quelques ministres fidèles. Il eut bientôt lieu de reconnoître qu'il étoit joué. Le jour même de son arrivée à Bayonne, après quelques vaines démonstrations d'amitié, on lui signifia que les Bourbons ne devoient plus régner en Espagne, et qu'il falloit renoucer au trône en faveur de la dynastie de Bonaparte. Celui qui lui apporta cet insolent message, étoit le même qui l'avoit décidé, par les promesses les plus trompeuses et les protestations les plus mensongères, à s'éloigner de sa capitale. Le jeune roi resta confondu de tant de perfidie. Il s'en suivit une négociation dans laquelle la hauteur et la violence triomphèrent de la boune foi. Ferdinand, prisonnier, menacé, traité sans aucun égard, céda à la terreur. Il signa, le 1er mai 1808, une abdication de la couronne en faveur de son père. Celui-ci avoit aussi été amené à Bayonne par des artifices à peu près semblables à ceux qu'on avoit employés pour s'assurer de la personne du fils. On fit venir également les infans, D. Antonio, D. Carlos et D. Francisco, la reine d'Etrurie et son fils. Le peuple de Madrid ayant voulu s'opposer à leur départ, ce fut alors qu'on eut recours à une cruauté horrible. Le canon et la mitraille firent une boucherie des habitans de la capitale, et les Espagnols apprirent à connoître leur nouveau maître.

Le reste est connu. Les princes prisonniers furent contraints de signer, à Bayonne, leur renonciation au trône. Napoléon, à qui le nom des Bourbons étoit odieux, s'empara de leurs droits, et nomma, pour régner en Espagne, un de ses frères. Un simulacre

de junte fut provoquée, à Bayonne, pour sanctionner l'usurpation. Mais le caractère espagnol se montra dans toute son énergie. Cette nation, qu'on prétendoit abâtardie, se réveilla pour maintenir son indépendance. Tandis que des peuples plus éclairés, ou du moins qui avoient la prétention de l'être, rampoient sous le joug d'un ambitieux, une nation religieuse et loyale conserva seule une attitude honorable. Elle se leva toute entière pour la défense de sa liberté, de sa religion, de son honneur. Elle déploya une constance et un courage invincibles. Chaque province, chaque ville, chaque village même devint un camp. Chaque Espagnol se fit soldat. Les cruautés, le pillage des campagnes, le saccagement des villes, le meurtre, le bannissement furent en vain employés pour les réduire. On osa appeler des brigands des hommes généreux qui défendoient leurs droits, leur religion, leurs princes, tout ce qu'ils avoient de cher et de sacré. Cette lutte dura plus de cinq ans. Des milliers d'hommes furent sacrifiés à cette odieuse querelle, détestée de tous les partis, et entreprise par l'ambition et la cupidité d'un seul. L'Espagne fut plongée dans le deuil et la désolation; mais elle eut du moins la gloire d'avoir donné le signal à l'Europe, et d'avoir montré que le courage, la patience et la loyauté pou voient triompher de l'orgueil, de la force et de la tyrannie. Puisse-t-elle recueillir la récompense de son noble dévouement, montrer autant de sagesse et de modération après son affranchissement, qu'elle a fait voir de valeur et de persévérance pour y parvenir, et jouir enfin d'un repos qui lui donne le moyen de guérir ses blessures, de se relever de ses ruines et de réparer ses pertes!

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