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DISCOURS de M. Isnard. ( Séance du 5 janvier 1792. Į

« Messieurs, tandis que l'Assemblée nationale se laisse comme entraîner au courant des événemens et des affaires, et qu'elle néglige un peu trop sans doute de se livrer aux méditations de la prévoyance, si nécessaires dans un temps de révolution, je veux fixer ses regards sur les dangers qui menacent la patrie, sur la nécessité de réunir dans un même esprit tous les citoyens de la France et tous les membres de cette Assemblée. (Applaudissemens.)

Une guerre est près de s'allumer, guerre indispensable pour consommer la révolution, mais qui peut incendier l'Europe entière. Les politiques pensent que telle est la position des puissances étrangères, qu'il suffira de nous mettre en attitude de les combattre pour qu'elles n'osent nous attaquer... On vous a dit que Léopold ne veut que nous intimider, que sa politique lui défend la guerre.... Eh, messieurs! la première politique des empereurs c'est d'étouffer la liberté des peuples. On vous a dit qu'il craindra l'inexorable histoire... Croyez qu'il craint bien plus notre Déclaration des Droits de l'homme et les pages de la Constitution française. J'avoue que l'intérêt des rois serait de nous laisser en paix; mais l'orgueil peut égarer les rois; nos ambassadeurs les trompent sans cesse sur l'état de la France; peut-être aussi la providence veut qu'ils courent eux-mêmes à leurruine pour hâter la liberté des peuples. Quant à moije crains l'état actuel de l'Europe ne ressemble à la tranquillité menaçante de l'Etna: le silence règne sur la montagne; mais entr'ouvrez-la, et vous verrez le gouffre de feu, les torrens de lave qui préparent les éruptions prochaines de même si vous déchiriez à l'instant le voile qui cache tous les secrets des cabinets de l'Europe vous y verriez une coalition secrète de tous les grands ennemis de la liberté des peuples, des plans d'iniquité que l'on combine, de longues guerres qu'on prépare et des trahisons de tous les genres que l'on médite.

que

» Je distingue cinq classes de citoyens dont les sentimens - different.

Dans l'une de ces classes sont tous les ennemis acharmés de la révolution, tous les émigrés réunis à Coblentz sous l'éten

dard de la révolte, et tous les prêtres fanatiques: cette troupe insensée croit au retour du despotisme, du clergé, des parlemens; mais ses chefs, qui reconnaissent que le retour total de l'ancien régime est impossible, n'ambitionnent que le rétablissement de la noblesse et l'adoption d'une Constitution à peu près conforme à celle de l'Angleterre. Sans doute les princes ne songent pas à rétablir les parlemens, dont ils redoutèrent toujours l'orgueil et la puissance, ni l'ordre du clergé, qui dominait sur la noblesse, et dont les trésors sont devenus nécessaires à tous les partis pour restaurer les finances et payer les frais de la

guerre.

» Une seconde classe qui contraste avec la première est composée des citoyens qui voudraient un gouvernement tout à fait républicain; mais ils sont en si petit nombre qu'ils ne forment point un parti.

» Il est une troisième classe qui embrasse seule les deux tiers des citoyens du royaume; c'est celle des ardens patriotes, vrais amis de la liberté et de l'égalité constitutionnelle : leurs sentimens sont au niveau de la révolution, et ils la soutiendront au péril de leur vie ; mais parmi eux se trouvent quelques hommes dont le patriotisme est inquiet, ombrageux et intolérant. (Applaudissemens.)

Une quatrième classe est celle des citoyens modérés par caractère : leur nombre est grand ; leurs intentions sont pures; ils veulent la Constitution; mais leur premier besoin est la tranquillité; faibles et timides, l'apparence même du trouble les alarme. Les ennemis de la patrie profitent de leurs craintes pour les séparer des patriotes ardens; ils leur présentent sans cesse l'abîme de l'anarchie entr'ouvert; ils leur disent qu'il existe une faction républicaine qui veut bouleverser la France, et contre laquelle les bons citoyens doivent se réunir: ces hommes doux sont les dupes de ces insinuations perfides; ils regardent les meilleurs citoyens comme des factieux, et, par amour du bien et de la paix, ils se réunissent avec ceux qui n'ont que le masque de la modération. (Applaudissemens.)

» Cette dernière classe est la plus dangereuse : elle se compose de beaucoup de personnes qui perdent à la révolution, mais plus essentiellement d'une infinité de gros propriétaires, de riches négocians, enfin d'une foule d'hommes orgueilleux qui

ne peuvent pas supporter l'égalité, qui regrettent une noblesse à laquelle ils aspiraient; qui, placés avantageusement dans l'amphithéâtre des conditions sociales, ne veulent pas qu'on en déplace les siéges; enfin qui détestent la Constitution nouvelle, mère de l'égalité, et en veulent une qui consacre les droits du patriciat. » Voilà quelle est en général la véritable situation des esprits en France.

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D'après cet aperçu tout homme qui réfléchit reconnaît que ce n'est point pour ramener l'ancien régime ni introduire un gouvernement républicain qu'on est prêt à combattre; mais que nos ennemis voudraient en venir à un accommodement, et qu'il s'agit d'une lutte qui va s'établir entre le patriciat et l'égalité.

L'égalité établic par la Constitution subsistera-t-elle ou ne subsistera-t-elle pas? Voilà le problême à résoudre; voilà la seule manière de poser la question; voilà la pomme de discorde jetée dans le royaume, et voici dans tous les cas ce qui doit naturellement en résulter.

>> Si cette dernière classe d'hommes ennemis de la Constitution persiste dans son incivisme, dans sa haine pour les patriotes; si elle cherche à entraver la machine, à favoriser en secret le retour de la noblesse et un changement quelconque dans la Constitution, alors je crains que la guerre civile ne s'allume; les puissances étrangères, enhardies par notre désunion, prendront part à nos querelles, et un déluge de maux peut submerger la France. Mais si cette classe de citoyens aujourd'hui mal intentionnés, effrayée des horreurs de la guerre, sensible aux malheurs de la patrie, oubliant son orgueil pour se rappeler son intérêt, change de système, et se réunit sincèrement au reste des citoyens pour punir les révoltés, alors nous n'avons point de guerre intestine, les puissances étrangères se tiennent sur la défensive, les émigrés sont vaincus aussitôt qu'attaqués; la révolution finit, et la France vit heureuse!

» Vous voyez d'après cela, messieurs, que si nous voulons sauver la patrie notre premier soin doit être d'effectuer la réunion des divers partis. (Applaudissemens.) Le moment où nous allons publier la guerre, où nous venons de fulminer un décret d'accusation contre les princes est précieux à saisir le corps constituant connaissait le grand art de profiter des circonstances

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pour influencer fortement la masse des citoyens; c'est ainsi que la garde nationale française sortit toute armée de la tête du législateur, comme Minerve de celle de Jupiter! (Applaudissemens.) Et ce sont les grandes impulsions données à propos à l'âme toute entière de la nation qui sont le triomphe de l'homme d'état, et qui dans des momens de révolution décident du sort des empires. Le succès que nous désirons n'est pas impossible. Pour l'obtenir il faut d'abord que cette Assemblée donne à la France l'exemple solennel de la réunion la plus sincère, et du sacrifice de toutes les petites passions en faveur de la passion sublime qui doit seule nous embraser, l'amour de la patrie; il faut que l'époque de cette union soit marquée par une suite de lois justes, mais courageuses, qui annoncent que nous voulons impérieusement que l'impôt soit payé ; que la loi frappe toutes les têtes coupables; que les pouvoirs constitués fassent leurs deyoirs sous peine de châtiment ; qu'aucun agent du pouvoir exécutif ne trahisse l'État sous peine de la vie, et que la Constitution s'établisse dans toute son intégrité; il faut enfin que par nos paroles et par nos écrits nous réchauffions dans chaque département le zèle des citoyens trop modérés, et surtout que nous éclairions sur leurs vrais intérêts ceux qui veulent faire écheoir la Constitution, que nous leur fassions bien comprendre que sans le vouloir ils vont allumer la guerre civile, et en être eux-mêmes les premières victimes! (Applaudissemens.)

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Que n'ai-je en ce moment une voix qui puisse retentir dans toute la France! Je tenterais d'émouvoir les cœurs et de rallier les esprits; je dirais à ceux que trop de modération retient: - O vous, amis de la tranquillité, songez qu'avant de jouir en paix il faut assurer son triomphe, et que le nôtre ne l'est pas encore! A peine l'ente de la Constitution nouvelle a-t-elle pris sur l'ancien trond, et déjà vous voudriez, assis à l'ombre de cet arbre, en savourer les fruits! A peine la liberté vient de naître, et vous vous complaisez à son sourire sans vous apercevoir que son berceau est entouré de ravisseurs! Vous vous endormez dans les bras de la sécurité; éveillez-vous au moins au cri de la patrie en danger, au bruit des chaînes qu'on vous prépare! L'ennemi s'avance; cent cinquante mille de vos frères s'arment pour vous défendre ce n'est pas le temps de reposer; c'est celui de prendre

VIII.

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les armes, de combattre et de vaincre! Courez donc vous réunir aux ardens patriotes ne craignez pas l'exaltation de leur civisme; bientôt cette exaltation que vous blâmez va vous assurer la victoire, peut-être même vous sauver la vie, et vous en connaîtrez alors le prix et la nécessité! (Applaudissemens.) M'adressant ensuite à tous ceux qui cachent des intentions perfides sous le masque de la modération, je leur dirais :-0 vous, qui détestez la Constitution nouvelle parce que vous ne voulez pas fléchir devant la sainte égalité, quel est donc votre délire? Vous voulez rétablir le patriciat? Quoi! vous croyez que des homines devenus libres sé laisseront fouler sous le pied de votre orgueil! Vous n'êtes pas contens de ce que vos trésors vous donnent tant d'avantages sur les autres citoyens; vous voudriez encore des prédilections légales! Ne voyez-vous pas que tout ce que la loi peut faire est de traiter sans défaveur la classe des riches? Peu contens de jouir aux yeux de ceux qui souffrent, vous voulez encore les humilier! Vous ne savez donc pas que, suivant le code de la nature, celui qui cherche à humilier les autres commet un crime capital; qu'un acte de mépris envers son semblable est un outrage fait au genre humain, et que dès l'instant qu'on le commet on entre en guerre avec la société? Vous ne comprendrez donc jamais que la différence des richesses, des talens et de l'éducation parmi les hommes ne détruit pas l'égalité de leur espèce et de leurs droits sociaux; que cette égalité-là est sacrée; que les Français prétendent en jouir; que le temps n'est plus où l'artisant tremblait devant l'étoffe que sa propre main avait tissue; que le peuple connaît aujourd'hui sa dignité; qu'il sait que d'après la Constitution la devise de tout Français doit être celle-ci : vivre libre, l'égal de tous, membre du souverain! Voilà des vérités éternelles qu'il faut enfin reconnaître et mettre en pratique, parce que sans elles la Constitution ne serait qu'une chimère, la révolution qu'un jeu, la liberté qu'un mot;le peuple n'aurait que changé d'oppresseurs. Voici l'instant où la nation va déclarer la guerre; nous voulons con→ naître nos amis et nos ennemis, afin de protéger les uns et de dompter les autres : c'est donc ici qu'il faut que vous preniez un parti définitif. Avant de vous décider songez à toutes les suites de votre détermination: c'est d'elle que dépend peut-être

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