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Les auteurs sont d'accord sur ce point essentiel, sauf le dissentiment de Marcadé et de Dalloz (1); mais leur opinion n'a aucune base ni dans le texte, ni dans l'esprit de la loi, ni dans les principes; elle est purement arbitraire, et elle conduit à l'arbitraire dans l'application de la loi. On invoque la jurisprudence. Si la jurisprudence consacrait l'opinion que nous combattons, nous n'en tiendrions. aucun compte; car nous n'admettons pas que les tribunaux puissent se mettre en opposition avec le texte et avec l'esprit de la loi. En réalité, les arrêts ne disent pas ce qu'on leur fait dire. Il s'agit de savoir si la réparation d'un plancher est une grosse réparation. Nous disons non, parce que cette réparation n'est pas dans le texte de l'article 606. On prétend que la cour de Lyon et la cour de cassation ont décidé la question en sens contraire. Or, que dit l'arrêt de Lyon? Que les bois des planchers étaient, à l'époque de l'entrée en jouissance, dans un état de vétusté et de pourriture, et qu'ils exigeaient une réfection complète. Ainsi la décision est fondée, non sur la nature des réparations, mais sur ces deux circonstances de fait d'abord que les planchers étaient pourris et détruits par la vétusté, ce qui permettait d'invoquer l'article 607, aux termes duquel l'usufruitier n'est pas tenu de réparer ce qui est tombé de vétusté ensuite il est constaté que ces réparations étaient déjà nécessaires lors de l'ouverture de l'usufruit; elles n'étaient donc pas occasionnées par la jouissance, ce qui permettait de soutenir que l'usufruitier n'en était pas tenu. Nous reviendrons sur cette dernière question. Une chose est certaine, c'est que la cour de Lyon n'a pas jugé en termes formels que la réparation des planchers est toujours une grosse réparation. Et la cour de cassation, sur le pourvoi dirigé contre l'arrêt de Lyon, qu'a-t-elle décidé? Elle invoque formellement l'article 607 que nous venons de citer, et elle décide que l'article 607 rendait inapplicable l'article 606, ce qui implique que, dans la pensée de la cour, la réparation des planchers est une réparation d'entretien,

:

(1) Voyez les autorités dans Dalloz, au mot Usu ruit, no 509. Il faut ajouter Aubry et Rau, t. II, p. 497 et note 16.

et que l'usufruitier aurait dû la faire si les planchers n'étaient pas tombés de vétusté : c'est l'expression de l'arrêt (1).

540. Autre est la question de savoir si l'article 606 doit être appliqué à des objets non prévus par la loi. Le code ne parle que des réparations qui concernent les maisons, en s'attachant trop servilement aux lois romaines et à la coutume de Paris. Ainsi le texte ne comprend pas les usines ni les meubles. Est-ce à dire que l'usufruitier ne doive pas faire les réparations que nécessite l'entretien de ces choses? Non, certes; car l'obligation d'entretenir découle de l'obligation de conserver la substance de la chose et de jouir en bon père de famille. Mais y a-t-il aussi à distinguer, pour ces choses, les grosses réparations qui restent à la charge du nu propriétaire? Ici il y a quelque doute. On pourrait soutenir que l'usufruitier est tenu de toutes les réparations, qu'il n'y a pas lieu de distinguer, la loi ne distinguant pas. Mais cette argumentation serait en opposition avec les motifs qui ont dicté les articles 605 et 606. Ce ne sont pas des dispositions arbitraires, elles résultent de l'essence même de l'usufruit. L'usufruitier ayant tous les fruits et les émoluments de la chose, il est juste qu'il l'entretienne. Mais doit-il faire toutes les réparations? Non, car il y en a qui sont tellement considérables qu'elles enlèveraient à l'usufruitier tous les bénéfices de sa jouissance, s'il devait en supporter les frais; c'est donc une charge du capital plutôt que de la jouissance. Eh bien, cette distinction s'applique aux réparations de toutes les choses comprises dans l'usufruit; il n'y a aucune raison de faire une différence entre tel ou tel immeuble, entre une maison d'habitation et une usine. Mais comment savoir ce qui est réparation d'entretien et ce qui est grosse réparation? Quand il y a des cas non prévus par le texte, il faut voir si le texte consacre un principe général; alors il faut procéder par analogie. C'est une règle d'interprétation, et nous ne voyons pas pourquoi on ne l'applique

(1) Lyon, 16 février 1827, et arrêt de rejet du 10 décembre 1828 (Dalloz, au mot Usufruit, no 525, 1o).

rait pas dans l'espèce. On a essayé d'établir certains caractères généraux qui servent à distinguer les grosses réparations des réparations d'entretien; mais ces caractères sont si vagues que dans l'application ils ne présentent aucune utilité. Ainsi on dit, avec la coutume de Paris, que les grosses réparations sont viagères : est-ce à dire que si une réparation est dans le cas d'être faite plus d'une fois dans la vie d'un homme, elle cesse d'être une grosse réparation? Non, car la nécessité d'une réparation fréquente peut provenir de la qualité des matériaux qu'il est d'usage d'employer dans tel ou tel pays, elle peut dépendre des influences atmosphériques. Il vaut donc mieux s'en tenir à l'application analogique de la loi. Elle offre encore de grandes difficultés (1). Il nous semble que pour les résoudre on ferait bien de consulter les gens de l'art. Un charpentier en sait plus sur ce point que le meilleur jurisconsulte; c'est pour ce motif que nous nous en tenons aux principes; nous n'avons aucune qualité pour décider des questions techniques.

541. Faut-il appliquer la distinction des grosses réparations et des réparations d'entretien aux objets mobiliers? En droit, oui; puisque les articles 605 et 606 posent un principe, il n'y a aucune raison pour en limiter l'application aux immeubles. En fait, il faut voir si les réparations sont assez considérables pour qu'on puisse les assimiler aux grosses réparations définies par le code. Il y a des meubles d'une grande valeur et qui nécessitent des réparations importantes, ce sont les navires. Donc il faut appliquer par analogie le principe que la loi pose quant aux grosses réparations. Nous abandonnons les détails aux gens du métier (2), en rappelant ce que nous avons dit plus haut d'après Pothier: c'est que les grosses réparations sont plutôt reconstructions que réparations (n° 538).

(1) Aubry et Rau, t. Ier, p. 497 et note 17; Genty. De l'usufruit, p. 176, n° 215; Ducaurroy, Bonnier et Roustain, t. II, p. 133, no 606; Demolombe, t. X, p 487, no 551; p. 493, no 558; p. 501, no 569 et 569 bis.

(2) Proudhon, t. IV, p. 178, no 1727.

III. Application du principe.

542. « L'usufruitier, dit l'article 605, n'est tenu que des réparations d'entretien. » Nous venons d'en dire la raison. Ces réparations se payent sur les revenus dont l'usufruitier a seul la jouissance; et un propriétaire, bon père de famille, doit les faire pour conserver la chose; à ce double titre, l'usufruitier est tenu d'en supporter la dépense. Quant aux grosses réparations, elles restent à la charge du propriétaire, c'est l'expression dont la loi se sert; nous dirons à l'instant comment il faut l'entendre. Ces réparations, par leur importance, par les frais auxquels elles donnent lieu, concernent la propriété plus que la jouissance; c'est la raison pour laquelle l'usufruitier ne les sup. porte pas. Telle est la règle; il va sans dire que les parties intéressées y peuvent déroger, car elle ne touche pas à l'ordre public; le titre constitutif peut donc mettre à la charge de l'usufruitier toute espèce de réparations. Le testateur pourrait aussi mettre à la charge de son héritier les réparations qui, d'après le droit commun, doivent être supportées par l'usufruitier.

Cette dernière disposition est permise, mais comme elle est exorbitante du droit commun, on ne peut l'admettre que si le constituant a clairement manifesté son intention. Mais il ne faut pas exagérer ce principe d'interprétation, en déchargeant les nus propriétaires d'une obligation que le titre leur impose. Il est dit dans un contrat de mariage que le futur donne à son épouse l'usufruit d'un domaine, en la dispensant de faire aucune réparation, même d'entretien, lesquelles resteront à la charge du nu propriétaire. La cour de Caen a jugé que cette clause n'obligeait pas le nu propriétaire à faire les réparations d'entretien, pas plus qu'il n'est tenu de faire les grosses réparations que la loi met aussi à sa charge. Nous doutons fort que cette interprétation réponde à l'intention des parties contractantes. De droit commun, les réparations d'entretien doivent être faites par l'usufruitier, et au besoin le nu propriétaire peut l'y contraindre, comme nous allons

le voir; dire que ces réparations obligatoires sont à la charge du nu propriétaire, n'est-ce pas dire qu'elles sont aussi obligatoires pour lui? Il est vrai que l'article 605 dit également que les grosses réparations demeurent à la charge du propriétaire, et que l'on interprète cette disposition en ce sens que l'usufruitier ne doit pas les faire, mais qu'il ne peut pas non plus obliger le nu propriétaire à les faire. Nous verrons plus loin que cela est très douteux; en tout cas, il y a une différence essentielle entre les grosses réparations et les réparations d'entretien. Celles-ci doivent être faites; les imposer au nu propriétaire, c'est les lui imposer avec le caractère obligatoire qu'elles ont en vertu de la loi. Nous ne poursuivons pas la critique de l'arrêt, elle nous entraînerait trop loin; nous tenons seulement à remarquer que la cour de Caen a interprété le contrat de mariage comme si elle avait eu une loi à appliquer; il ne faut pas transporter dans l'interprétation des contrats la rigueur des principes de droit (1).

543. Le nu propriétaire peut-il forcer l'usufruitier à faire les réparations d'entretien? Nous répondons oui, et sans hésiter. Aux termes de l'article 605, l'usufruitier est . tenu aux réparations d'entretien; c'est donc une obligation que la loi lui impose et à laquelle il se soumet en stipulant l'usufruit ou en l'acceptant. Or, toute obligation donne une action immédiate à celui dans l'intérêt duquel elle est établie. Pour qu'il en fût autrement de l'obligation qui incombe à l'usufruitier, il faudrait que la loi eût ajourné l'exercice de l'action à la fin de l'usufruit; loin de là, le code ouvre une action immédiate au nu propriétaire, à condition qu'il ait intérêt à agir; et le nu propriétaire n'est-il pas intéressé à ce que les biens qui lui appartiennent soient entretenus, pour empêcher les dégradations et la perte qui en est la conséquence? On dit que la caution garantit suffisamment les intérêts du nu propriétaire et que l'usufruitier n'est tenu qu'à une chose, à rendre les biens à la fin de l'usufruit non détériorés par sa faute. Cette objection altère les textes et les principes. Si la caution garantissait

(1) Caen, 15 mars 1850 (Dalloz, 1852, 2, 282).

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