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pas aux yeux de la loi; or, le néant ne peut être ni propriétaire ni possesseur. Aussi ont-elles soin de faire des actes simulés, qui attribuent à des personnes réelles, mais interposées, la propriété et la possession des biens qui, dans la vraie intention des membres de la congrégation, appartiennent à l'ordre. C'est un acte simulé de société, qui a pour objet réel de reconstituer la corporation comme personne civile; ce sont des actes de vente simulés qui font fraude à la loi en essayant de transporter des biens à une corporation qui légalement est un non-être. Faire des actes simulés pour frauder la loi, c'est un quasi-délit : ce sont les termes d'un arrêt de la cour de Bruxelles, et certes un quasi-délit ne peut être invoqué par ceux qui s'en rendent complices pour établir leur bonne foi (1). Čependant les congrégations ont essayé de soutenir cette thèse insoutenable; et nous n'entendons pas nier que les membres de ces congrégations ne soient de bonne foi à leur façon; mais cela ne prouve qu'une chose, c'est une conscience profondément viciée, viciée à ce point que l'on vient mentir à la justice pour la plus grande gloire de Dieu. A ce point de vue les congrégations peuvent, en conscience, se croire propriétaires; mais les tribunaux ne connaissent pas ces accommodements avec la loi morale. La cour de Bruxelles répond que les religieux étaient de mauvaise foi par cela seul qu'ils avaient eu recours à trois actes simulés pour échapper à la conséquence de la loi d'ordre public qui frappe leur corporation d'une incapacité absolue d'acquérir et de posséder (2). La cour a eu raison de flétrir cette prétendue bonne foi en la qualifiant de quasi-délit ; nous ne connaissons pas de delit civil plus grave que le fait de violer la loi et de ruiner le fondement de l'ordre social, en détruisant le respect dû à la loi.

La cour de cassation de Belgique maintint l'arrêt. On se prévalut devant elle de la circons'ance que le possesseur avait joui avec le consentement du vrai propriétaire, ce qui semble exclure toute mauvaise foi. Mais il suffit à

(1) Bruxelles, 13 juillet 1866 (Pasicrisie, 1867, 2, 27). (2) Bruxelles, 12 juillet 1869 (Pasicrisie, 1870, 2, 167).

la cour de rappeler le texte de la loi pour mettre cette objection à néant. L'arrêt dit fort bien qu'aux termes des articles 546 et 547, les fruits appartiennent au propriétaire par droit d'accession, d'où découle, pour le simple possesseur, l'obligation de restituer les fruits perçus; si l'article 549 fait exception à cette règle, c'est uniquement en faveur du possesseur de bonne foi, ce qui implique que le possesseur n'a pas connu les vices de son titre. Or, dans l'espèce, comme le dit la cour de Bruxelles, il était impossible que le possesseur n'eût pas connu le vice d'un titre simulé, alors qu'il était complice de la simulation. Qu'importe le consentement du propriétaire? Il n'empêche ni le vice, ni la connaissance du vice (1). Nous ajouterons que le propriétaire, dans des intentions pieuses sans doute, est complice de la fraude que les congrégations font à la loi. C'est en definitive une fraude pieuse, mais aux yeux de la loi, la fraude pieuse est un quasi-delit.

No 2. QU'EST-CE QUE LE POSSESSEUR DE MAUVAISE FOI DOIT RESTITUER

230. Si l'on s'en tenait au texte de l'article 550, il faudrait dire qu'il doit restituer les produits avec la chose au propriétaire qui la revendique. Les produits comprennent les fruits qu'il aurait gagnés s'il avait été de bonne foi, ainsi que les émoluments, autres que les fruits, que tout possesseur, fût-il de bonne foi, doit rendre (n° 205). La doctrine et la jurisprudence ont étendu l'obligation du possesseur de mauvaise foi. Pothier déjà enseignait, d'après le droit romain, que le possesseur de mauvaise foi est tenu de faire raison, outre les fruits perçus, de ceux qu'il n'a pas perçus, mais que le demandeur aurait perçus s'il lui avait rendu la chose. La raison est, dit Pothier, que le possesseur de mauvaise foi contracte, par la connaissance qu'il a que la chose ne lui appartient pas, l'obligation de la rendre au propriétaire : faute d'y satisfaire, il est tenu des dommages-intérêts résultant de son obligation, dans les

(1) Arrêt de rejet de la cour de cassation de Belgique du 11 mars 1870 (Pasicrisie, 1870, 1, 187).

quels sont compris les fruits de la chose que le propriétaire a manqué de percevoir (1). Pothier ne s'explique pas trèsclairement sur la cause de cette obligation; il importe de la préciser afin de déterminer l'étendue des dommagesintérêts dont est tenu le possesseur de mauvaise foi. Il est certain qu'elle ne naît pas d'une convention; on ne peut pas dire qu'elle naît de la loi, puisque l'article 550 suppose que le possesseur a perçu les fruits, car il ne peut pas rendre ce qu'il n'a pas perçu. Restent le délit et le quasidélit, définis par les articles 1382 et 1383 : « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non-seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. » Le possesseur de mauvaise foi cause un dommage au propriétaire par son fait, par sa mauvaise foi. En quoi consiste ce dommage? Le propriétaire est privé de la jouissance de sa chose; le possesseur doit donc lui faire raison des fruits que le propriétaire aurait perçus (2).

L'application du principe soulève une difficulté. Comment déterminera-t-on les fruits que le propriétaire aurait perçus? Faut-il voir quels fruits le possesseur aurait pu percevoir, ou faut-il considérer les fruits que le propriétaire aurait perçus? Le résultat différerait selon la diligence plus ou moins grande de celui qui aurait pu percevoir les fruits. Savigny dit que ce n'est ni la diligence de l'un ni la diligence de l'autre qu'il faut prendre en considération; que le principe de la responsabilité du possesseur est la faute de celui qui de mauvaise foi s'empare d'une chose qui ne lui appartient pas; qu'il faut donc appliquer le principe général sur la faute, c'est-à-dire condamner le possesseur à restituer les fruits qu'il aurait dû percevoir en jouissant comme un bon père de famille (3). Le principe de la faute est évident, mais est-ce bien ainsi

(1) Pothier, Du domaine de propriété, no 336.

(2) Proudhon, Du domaine de propriété, no 462.

(3) Savigny, Traité de droit romain, t. VI, p. 116 et suiv. (de la traduction).

qu'il faut calculer le degré de faute, en droit français? Le code civil a deux principes sur la faute celui de l'article 1137 concerne la faute dans les obligations conventionnelles; celui des articles 1382 et 1383 est relatif aux délits et aux quasi-délits. Or, le dernier principe est beaucoup plus sévère que l'autre; il n'y a pas à considérer ce qu'un bon père de famille aurait fait, il faut voir quel est le dommage réel que le propriétaire a éprouvé par la mauvaise foi du possesseur, quand même les dommages-intérêts ainsi calculés dépasseraient la valeur des fruits qu'un bon père de famille aurait pu percevoir. Ce sera donc une question de fait qui devra être décidée par le juge d'après les circonstances de la cause.

231. C'est d'après le même principe qu'il faut décider la question de savoir si le propriétaire a droit aux intérêts des fruits et revenus dont le possesseur doit rendre raison. Il y a quelque hésitation sur ce point dans la jurisprudence. Un arrêt recent de la cour de cassation consacre les vrais principes (1). Il faut distinguer les intérêts qui courent a partir de la d mande et les intérêts que le demandeur ré lame pour le passé. Quant aux premiers, on reste dans le droit commun : s'il est dû dix mille francs par le possesseur de mauvaise foi, à raison des fruits qu'il a perçus ou qu'il aurait pu percevoir, pourquoi le propriétaire, en demandant cette somme en justice, ne pourrait-il pas aussi demander les intérêts? Il peut invoquer l'article 1153, qui pose un principe général applicable à toute dette d'argent. On pourrait objecter que cet article est placé au titre des Obligations conventionnelles, tandis que l'obligation du possesseur de mauvaise foi derive d'un quasidélit. Le propriétaire répondrait, et la réponse est péremptoire, qu'il a droit aux dommages-intérêts à raison du quasi-délit, et qu'il réclame les intérêts de la somme qui ui est due à ce titre en vertu du droit commun. La disposition de l'article 1153 est d'ailleurs générale de sa nature;

(1) Arrêt de cassation du 8 février 1864 (Dalloz, 1864, 1, 72). Un arrêt de cassation du 10 juillet 1849 décide en termes trop absolus que les restitutions de fruits ne portent d'intérêts que du jour de la demande ou de la convention (Dalloz, 1849, 1, 253).

le législateur a fixé lui-même les dommages-intérêts dans les obligations qui ont pour objet une somme d'argent, à raison de la difficulté qu'il y aurait eu dans chaque espèce de les évaluer. Ce motif s'applique aux obligations qui naissent d'un délit aussi bien qu'à celles qui naissent d'une convention.

pas

Restent les intérêts que le propriétaire réclame à partir de chaque perception de fruits faite par le possesseur. Ya-t-il droit? Ou oppose l'article 1153 qui ne fait courir les intérêts qu'à partir de la demande. Mais ici il faut tenir compte de la différence qui existe entre les délits et les obligations conventionnelles. Dans les conventions, les parties sont libres de stipuler les intérêts au moment où elles contractent; si elles ne le font pas, le débiteur n'en peut être tenu que du jour où il est mis en demeure. Il n'en est pas ainsi dans les quasi-délits; le créancier n'a été à même de stipuler des intérêts; il est donc juste qu'on l'indemnise du prejudice qu'il souffre et qu'il n'a pas pu empêcher. Ainsi nous ne sommes pas dans le cas de l'article 1137; c'est l'article 1382 qui doit recevoir son application. Le propriétaire aura droit aux intérêts des fruits à titre de dommages-intérêts, et bien entendu en prouvant le dommage que lui a causé la mauvaise foi du possesseur. Puisque l'on n'est plus dans le cas de l'article 1137, il faut décider que le propriétaire pourrait réclamer plus que l'intérêt légal; il a droit à la réparation de tout le dommage qu'il a souffert.

232. Le possesseur de mauvaise foi vend la chose qu'il a usurpée; si l'acheteur est de bonne foi, il ne doit pas rendre les fruits au propriétaire revendiquant. Mais le possesseur de mauvaise foi ne sera-t-il pas tenu de cette restitution? La cour de cassation a décidé, dans la même affaire, que le possesseur de mauvaise foi doit indemniser le propriétaire de toute privation de jouissance; que par consequent il doit lui faire compte non-seulement des fruits qu'il a perçus pendant l'indue possession, mais encore des fruits perçus de bonne foi par les tiers détenteurs à qui il a livré la chose usurpée; qu'il doit répondre, en outre, des fruits perçus par ceux-ci depuis qu'ils ont

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