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preuve que l'article 563 n'a pas la portée qu'on lui attribue? C. st une disposition fondee sur l'équité. Quand le fleuve est navigable, le lit abandonné aurait dû rester la proprieté de l'Etat, de même qu'il aurait dû appartenir aux riverains lorsque la rivière n'est pas navigable. La loi deroge à la rigueur du droit par des considerations d'équité; or, ce n'est pas une disposition exceptionnelle, exorbitante du droit commun que l'on peut invoquer pour en déduire un principe. Ce qui prouve que le lit des rivières non navigables appartient réellement aux riverains, c'est que tout le monde admet que le lit desséché doit leur étre attribué (1), tandis que dans l'opinion que nous combattons, il faudrait décider que le lit desséché appartient à l'Etat, soit parce que la rivière est du domaine public, soit parce que le lit desséché est un bien vacant et sans maître (art. 539). C'est au moins une inconséquence; au fond, c'est reconnaître que les rivières non navigables sont dans le domaine des riverains, car le lit desséché n'a pas pu devenir subitement leur propriété, parce que l'eau se retire ou se perd, ils étaient donc propriétaires avant le dessèchement, et s'ils avaient la propriété du lit, ils étaient par cela même propriétaires du cours d'eau.

La cour de Gand invoque encore la loi du 22 janvier 1808, qui n'accorde aucune indemnité aux riverains, ni pour le cours d'eau, ni pour le lit, lorsque le gouvernement déclare navigable une rivière qui ne l'était pas. Nous reviendrons plus loin sur ces questions d'indemnité. Notons encore qu'un arrêt récent de la cour de Bruxelles s'est détidé en faveur du domaine public par un autre principe qui en réalité renverse tout principe en matière de propriété. Aucune loi, dit la cour, n'attribue aux particuliers la propriété des rivières non navigables; elles doivent donc être considérées comme des dépendances du domaine public, attendu qu'elles sont à l'usage de tous, aussi bien que les cours d'eau navigables (2). Il y a d'étranges contradictions dans ce prétendu principe. S'il est vrai, comme le dit

(1) Demolombe. t. X, p. 135, no 153.

(2) Gand, 22 juillet 1844 (Pasicrisie, 1849, 2, 294); Bruxelles, 21 février 1870 (Pasicrisie, 1870, 2, 186) et 6 mai 1846 (Pasicrisie, 1846, 2, 313).

l'arrêt, que les rivières non navigables ne sont pas susceptibles d'une propriété privée, comment veut-on que la loi en attribue la propriété aux riverains? Des cours d'eau non navigables étaient propriété privée dans l'ancien droit et le sont restées. Faut-il une loi pour attribuer aux particuliers la propriété de ce qui est appropriable? Il en faudrait une, au contraire, pour l'attribuer au domaine de l'Etat, car le domaine public est l'exception, tandis que le domaine privé est la règle presque universelle.

La cour de cassation de Belgique ne s'est prononcée qu'hypothétiquement sur la question que nous débattons. En admettant, dit-elle, que les rivières non navigables ne soient pas susceptibles de propriété privée, il résulte de l'ensemble de notre législation que ces cours d'eau, dont les principaux avantages sont abandonnés aux propriétaires riverains, doivent être rangés dans le domaine public municipal, plutôt que dans le domaine public national (1). La cour n'a-t-elle pas confondu ici ce que le législateur aurait pu et peut-être du faire, avec ce qu'il a fait? Comment peut-on fonder un droit de propriété ou de domaine public communal sur un motif aussi vague que celui de l'ensemble de notre législation? La cour aura vu l'impossibilité, en présence des articles 538 et 644, de ranger les rivières non navigables parmi les biens de l'Etat ; et si elles ne peuvent pas être propriété privée, il ne reste qu'à les placer dans le domaine communal. Le législateur peut tenir ce langage, mais l'interprète?

18. Nous revenons au code civil dont les dispositions sont le vrai siége de la matière. Il y a un point qui est décisif, c'est celui de la propriété du lit. Nous avons pris acte de l'aveu que le lit desséché appartient aux riverains; mais ce n'est là qu'un point de doctrine: reconnu aujourd'hui, il peut être rejeté demain. Il faut une base plus solide; nous la trouvons dans les textes du code. L'article 560 dit que les îles qui se forment dans le lit des rivières navigables appartiennent à l'Etat; et l'article 561 porte que celles qui se forment dans les rivières non navigables

(1) Arrêt de cassation du 23 avril 1852 (Pasicrisie, 1852, 1, 245).

appartiennent aux riverains. Troplong a-t-il tort de dire que cet article décide la question? Demolombe prétend que l'argument retombe de tout son poids sur ceux qui l'ont soulevé (1). A notre avis, l'argumentation de Troplong est très-juridique. A quel titre la loi attribue-t-elle les îles soit à l'Etat, soit aux riverains? La section où se trouvent les articles 560 et 561 nous le dit. Elle traite du droit d'accession relativement aux choses immobilières. C'est donc par droit d'accession que l'Etat et les riverains deviennent propriétaires des îles. A quoi accèdent-elles? Evidemment au lit. L'Etat n'a pas d'autre droit; d'ailleurs l'île ne peut être que l'accessoire du lit, puisque c'est dans le lit qu'elle se forme, elle en est une partie, elle ne fait qu'un avec le lit; donc si l'Etat et les riverains acquièrent par accession les îles qui se forment dans les rivières, c'est qu'ils sont propriétaires du lit. Que répond-on à cette interprétation des articles 560 et 561? pour mieux dire, comment écarte-t-on le texte du code? On invoque la discussion et les discours des orateurs. Nous les invoquons aussi. Au conseil d'Etat Jollivet remarqua que les anciennes ordonnances n'attribuaient pas les îles à la nation. Treilhard répondit que la question était déjà résolue: puisque, dit-il, le Conseil a décidé que le lit des rivières navigables appartient au domaine national, il est nécessairement décidé aussi que les îles qui font partie du lit suivent le sort de la chose principale. Regnaud de Saint-Jean d'Angély abonda dans cet ordre d'idées, et Tronchet ajouta qu'il ne pouvait y avoir à la fois deux principes contradictoires. D'autres membres du Conseil invoquaient encore l'intérêt de la navigation, ce qui, dit Tronchet, loin de contredire le principe mis en avant par Treilhard, le confirme, puisque c'est précisément à raison de l'intérêt de la navigation que les rivières navigables ont été placées dans le domaine public (2).

Quant aux îles qui se forment dans les rivières navigables, le principe ne saurait donc être contesté; elles appar

(1) Troplong, De la prescription, t. Ier, no 145; Demolombe, t. X, p. 115, n° 139.

(2) Séance du conseil d'Etat du 27 vendémiaire an XII, no 14 (Locré, t. IV, p. 65).

tiennent à l'Etat, parce que les rivières navigables lui appartiennent. Si tel est le principe pour les rivieres navigables, ce même principe doit aussi s'appliquer aux ri-` vières non navigables, car il s'agit toujours du droit d'accession; or, conçoit-on que l'ile accede au lit à titre d'accessoire, si le lit, chose principale, n'appartenait pas aux riverains? Il y aurait donc une acquisition, à titre d'accessoire, sans qu'il y eût un principal! Conçoit on que des jurisconsultes aient consacre un pareil non-sens! On nous oppose quelques paroles de Tronchet. « Les îles dans les rivières non navigables, dit-il, sont des objets de si peu d'importance, qu'il n'y a peut être aucun intérêt à les disputer aux particuliers. » Il est possible que Tronchet ait été d'avis que le lit des rivières non navigables appartient à l'Etat; mais il ne le dit pas formellement. Il ajoute seulement un motif de fait au motif de droit.

Que disent les orateurs dans leurs discours? Portalis ue fait que paraphraser le texte du code. Faure, le rapporteur du Tribunat, dit que la distinction entre les îles des rivières navigables et celles des autres rivières est fondée sur ce que les rivières de la première classe sont d'une bien plus haute importance pour l'Etat, à cause de l'intérêt du commerce, et que rien de ce qui se forme au milieu de leur cours ne doit être étranger au domaine public. C'est dire en d'autres termes que les rivières navigables sont placées dans le domaine de l'Etat, à cause de l'intérêt du commerce, et c'est dire implicitement que les rivières non navigables restent propriété particulière, parce que l'intérêt général ne demande pas qu'elles soient placées dans le domaine public. Grenier, l'orateur du Tribunat, se borne à poser le principe que nous avons déjà invoqué bien des fois. Pourquoi y a-t-il un domaine public? Parce qu'il y a des choses que la nature ou la société destinent à l'usage de tous. Telles sont les rivières navigables : l'intérêt de la navigation domine l'intérêt des riverains (1). Quand les cours d'eau ne sont ni navigables ni flottables, il n'y a plus d'intérêt public en cause, ni navigation, ni

(1) Faure, rapport au Tribunat, no 19 (Locré, t. IV, p. 91

flottaison; les riverains seuls sont intéressés; voilà pourquoi la loi les reconnaît propriétaires. C'est toujours en faveur de la propriété individuelle, dit Grenier, que la loi décide (1).

Voilà le mot décisif de propriété qui tranche la difficulté, car le code lui-même le prononce. Après avoir dit dans l'article 644 que les riverains des cours d'eau non navigables peuvent s'en servir pour l'irrigation de leurs terres, l'article 645 ajoute que, s'il s'élève des contestations entre les riverains, les tribunaux doivent concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété. Quelle est cette propriété que les tribunaux doivent respecter, tout en favorisant l'agriculture? Ce ne peut être que la propriété des eaux courantes, le texte n'a pas d'autre sens. Les riverains out la propriété des eaux qui bordent leurs héritages; comme propriétaires, ils pourraient s'opposer à l'irrigation à laquelle leurs voisins voudraient employer les eaux; le juge tiendra compte de leur droit, dit le code, mais il prendra aussi en considération l'intérêt de l'agriculture. L'article 645 consacre donc en termes formels la doctrine que nous défendons (2).

19. Ce droit de propriété est d'une nature particulière. Il est certain que ce n'est pas la propriété définie par l'article 544; les riverains n'ont pas le droit de disposer du cours d'eau de la manière la plus absolue. L'article 645 le dit il y a lieu de concilier des intérêts opposés. Tandis que le propriétaire, en général, ne s'arrête pas devant l'inté et des autres propriétaires; alors même qu'il compromet cet intérêt, en usant de son droit, il répond: Celui qui use de son droit ne fait de tort à personne. Le riverain n'en peut dire autant. Pourquoi? Parce que son droit est une copropriété et non une propriété exclusive. La nature a destiné les cours d'eau à l'usage de tous les riverains, de ceux qui sont en aval aussi bien que ceux qui sont en amont. Ceux qui reçoivent les premiers les eaux et qui en usent ne

(1) Grenier, Discours, no 17 (Locré. t. IV, p. 100).

(2) Championnière, De la propriété des cours d'eau non navigables, p. 761, no 430. Comparez Duc urroy, Bonnier et Roustain, t. 11, p. 78, no 122-126; Marcadé, t. 11, p. 414, no I et ll; Hennequin, t. Ier, p. 314-326.

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