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fonds était devenu sa propriété, ses aïeux ayant eu piusieurs enfants, ainsi que les père et mère du revendiquant (1). Cette décision nous paraît également trop absolue. Quel que soit le nombre des enfants entre lesquels se partage une hérédité, les biens passent d'une génération à l'autre ce qui manquait à la preuve que le revendiquant devait faire, ce n'est pas que le titre par lui invoqué était ancien, c'est qu'il ne prouvait pas que l'héritage lui était parvenu par voie d'hérédité comme successeur des acquéreurs. Telle a été, nous n'en doutons pas, la pensée de la cour, mais en droit il faut que la pensée soit précise ainsi que l'expression de la pensée.

165. Le revendiquant peut-il invoquer les titres produits par le défendeur? Il est de principe que le possesseur n'a rien à prouver; il ne doit donc pas produire de titre, et nous dirons à l'instant que la prudence exige qu'il n'en produise pas. Mais s'il en produit, ces actes font dès lors partie du débat; le demandeur peut s'en prévaloir, de même que le défendeur peut se prévaloir de ceux que le demandeur lui oppose; car les titres que le défendeur produit sont aussi opposés au demandeur; en ce sens ils lui appartiennent; la preuve qui en résulte est indivisible; l'acte prouve ce qu'il constate au profit de toutes les parties intéressées peu importe par qui il est produit, ce fait n'a rien de commun avec la force probante de l'acte, il ne saurait donc influer sur la preuve. La jurisprudence est en ce sens, et cela ne fait aucun doute (2).

Autre est la question de savoir si le revendiquant peut se prévaloir des vices qui infectent le titre du possesseur. En principe, il faut répondre négativement. En effet, qu'importe que la possession du défendeur soit vicieuse, injuste même, cela ne prouve pas que le demandeur soit propriétaire. Il n'a donc pas même intérêt à se prévaloir de ces vices. Toutefois, dans la doctrine consacrée par la jurisprudence, comme nous le dirons plus loin, le revendiquant pourrait être intéressé à se prévaloir de ces vices. En a-t-il

(1) Bruxelles, 22 juin 1830 (Pasicrisie, 1830, p. 155).

(2) Arrêts de rejet du 22 mai 1865 (Dalloz, 1865, 1, 473) et du 31 mars 1868 (Dalloz, 1868, 1, 418).

le droit? Il faut voir en quoi le vice consiste. S'il ne tend pas à établir la propriété du revendiquant, s'il concerne le droit d'un tiers, le demandeur ne peut pas s'en prévaloir. L'arrêté du 7 thermidor an XI a restitué aux fabriques les biens qui étaient devenus propriété de l'Etat. Un avis du conseil d'Etat du 23 décembre 1806, approuvé par décret impérial du 25 janvier 1807, exige que les fabriques soient envoyées en possession de ces terrains. Si une fabrique possède un terrain sans avoir été envoyée en possession, Î'Etat pourrait se prévaloir de ce vice, mais un tiers qui revendiquerait le terrain ne le pourrait pas, parce qu'il ne peut pas exercer un droit qui n'appartient qu'à l'Etat (1).

Si les titres produits par le possesseur prouvent qu'il n'est que détenteur précaire, le titre du demandeur l'emportera, dans le système de la jurisprudence, quoiqu'il soit rostérieur à la possession du défendeur. C'est le titre du possesseur qui a révélé la précarité de sa possession, en établissant qu'il était simplement usager; le revendiquant peut se prévaloir de ce titre, non pour établir sa propriété, elle est établie par un acte, mais cet acte seul ne lui aurait pas donné gain de cause, parce qu'il est postérieur à la possession du défendeur. Si celui-ci s'était retranché derrière sa possession, il l'aurait emporté, comme nous allons le dire; mais le titre produit, par lui-même, prouvant la précarité de sa possession, il doit succomber, car le titre précaire ne peut jamais être invoqué en matière de propriété (2).

166. Nous allons appliquer ces principes à une question intéressante au point de vue du droit, affligeante au point de vue de la morale et de l'ordre public. Voici l'espèce qui s'est présentée devant la cour de cassation de France un nom illustre y figure; cela ne fait qu'augmenter la pénible impression que ces débats doivent faire sur tous ceux qui ont le sentiment du droit et le culte de la loi. Lacordaire rétablit en France l'ordre des frères prêcheurs. Légalement, il ne le pouvait pas. Il eut recours à des contrats fictifs; la fiction, pour mieux dire la fraudə

(1) Bruxelles, 14 août 1851 (Pasicrisie, 1852, 2, 176).
(2) Arrêt de rejet du 22 mai 1865 (Dallez, 1865, 1, 473).

à la loi est devenue le droit commun des religieux qui aspirent à pratiquer les conseils évangéliques, c'est-à-dire à réaliser la perfection sur cette terre. Quel renversement du sens moral! On aspire à la perfection, et l'on commence par violer le premier devoir du citoyen, le respect de la loi! Société fictive, cession fictive à cette société des biens qu'y apportait Lacordaire, enfin testament fictif au profit d'un prête-nom, personne interposée. C'est l'ordre des Dominicains qui, dans la pensée de Lacordaire et de ses prétendus associés, devait profiter de tous ces actes fictifs. Le célèbre prédicateur meurt. L'un de ses frères attaque les testaments faits par Lacordaire; ils sont annulés. Il attaque la prétendue société civile et la cession qui lui est faite. La société est annulée, ainsi que la cession, en ce qui concerne les biens personnels que Lacordaire y avait apportés. Il restait des biens donnés à Lacordaire ou acquis avec des dons qui lui avaient été faits. En apparence, Lacordaire était propriétaire, il figurait comme tel dans les actes; son héritier s'en empara et revendiqua ces biens contre ceux qui les détenaient, les religieux de l'ordre. Le frère de Lacordaire ne pouvait revendiquer que si Lacordaire lui-même avait été propriétaire; or, il ne l'était qu'en vertu d'actes fictifs; est-ce que la fiction, est-ce que la fraude à la loi sont des titres? Evidemment non. Donc Lacordaire n'était pas propriétaire, et partant son héritier ne pouvait l'être, donc il ne pouvait pas revendiquer. Vainement opposait-il que les détenteurs de ces biens n'en étaient pas propriétaires. Evidemment, ils ne l'étaient pas, car eux aussi étaient des prête-nom; c'est à l'ordre des Dominicains que les biens avaient été donnés, et cet ordre n'est pas une personne, c'est un non-être. Mais qui peut se prévaloir de ce vice qui infecte et annule le titre des détenteurs? Le propriétaire seul, et qui est propriétaire? Ce n'est pas celui qui figure dans les actes comme donataire ou acquéreur; tous ces actes sont fictifs. Il n'y a qu'un seul propriétaire véritable, l'auteur de la libéralité; il peut réclamer, demander la nullité des actes fictifs qu'il a souscrits, la nullité des actes subséquents; il peut revendiquer, car il n'a jamais cessé d'être propriétaire. Mais s'il garde

le silence? Et il le garde. Est-ce que l'héritier du propriétaire fictif peut se prévaloir du vice qui annule le titre des détenteurs? La négative est admise par la doctrine et par la jurisprudence, et elle nous paraît évidente (1). C'est l'application du principe élémentaire que nous venons de poser le revendiquant ne peut pas invoquer les droits des tiers. Cela est décisif.

Voici donc le résultat auquel nous aboutissons. Les corporations religieuses sont abolies, elles se reconstituent malgré la loi. En apparence, ce sont des sociétés civiles, mais ces sociétés sont faites en fraude de la loi, et les tribunaux les annulent. Comme sociétés, les communautés religieuses ne peuvent ni acquérir ni posséder; les tribunaux annulent les libéralités qui leur sont faites, et admettent la revendication qui s'exerce contre elles. Mais si les parties intéressées n'agissent pas en justice, si personne ne demande la nullité de ces actes fictifs, frauduleux, si personne ne revendique, les prétendues sociétés subsisteront malgré la loi; ce sont de vraies corporations religieuses ayant tous les inconvénients des anciennes corporations, et en plus ceux qui naissent de la liberté absolue dont elles jouissent. Ce n'est pas ici le lieu de traiter ce sujet; nous l'avons fait ailleurs (2). Pour le moment, nous appelons l'attention sur la question de propriété. Il n'y a pas de biens immeubles sans propriétaire dans notre droit. A qui appartiennent donc les fonds possédés par les communautés religieuses? La jurisprudence décide qu'ils n'appartiennent ni aux personnes interposées qui figurent dans les actes translatifs de propriété, ni aux communautés religieuses qui sont un non-être; ils ne peuvent donc appartenir qu'aux anciens propriétaires et à leurs ayants cause; ceux-ci peuvent les revendiquer, mais s'ils ne le font pas? Ici nait le scandale qui nous afflige; la loi est impunément violée, nous pourrions dire bravée, car la prétention des

(1) Arrêt de rejet de la cour de cassation de Belgique du 28 juin 1867 (Pasicrisie, 1868, 1, 231). Arrêts de rejet de la cour de cassation de France du 1er juin 1869 (Dalloz, 1869, 1, 313) et du 30 mai 1870 (Dalloz, 1870, 1, 277). Orts, De l'incapacité civile des congrégations non autorisées, no 307. (2) Voyez mon Etude sur l'Eglise et l'Etat en Belgique.

communautés religieuses n'est un secret pour personne : elles nient la puissance des lois qui les ont détruites, elles soutiennent qu'elles continuent d'exister malgré leur abolition, elles tiennent de Dieu leur qualité de personne civile. Cette violation permanente de la loi ébranle et détruit sa puissance; elle accuse l'incurie du législateur. Il y a une lacune dans la loi, les plus graves intérêts exigent qu'elle soit comblée, et le législateur garde le silence alors que l'on attaque et que l'on méconnaît systématiquement son autorité!

Il

y a cependant un remède au mal, même dans l'état actuel de la législation. Nous répétons qu'il n'y a pas de biens immeubles sans maître. Si les propriétaires des biens donnés ou légués aux communautés religieuses ne les revendiquent pas, ils les abandonnent à un non-être, c'est dire que ce sont des biens abandonnés dans l'intention de ne les avoir plus. Ces biens appartiennent à l'Etat, aux termes de l'article 713, qui porte: « Les biens sans maître appartiennent à l'Etat. » Légalement, les anciens propriétaires peuvent revendiquer pendant trente ans; ici est la lacune, l'action devrait être bornée à un moindre délai. Toujours est-il qu'après trente ans elle est prescrite, et une fois l'action des propriétaires éteinte, les biens sont sans maître; donc ils appartiennent à l'Etat, et l'Etat a le droit et le devoir de les revendiquer.

167. Les principes qui régissent la revendication s'appliquent-ils à l'action en bornage? Au titre des Servitudes, nous verrons en quoi les deux actions diffèrent (1). Il y a des cas où le bornage comprend une vraie revendication; il en est ainsi lorsque celui qui agit en bornage soutient que le défendeur possède des biens à lui appartenants; une pareille action implique deux questions: d'abord il faut vider le débat sur la propriété, c'est seulement quand il sera décidé à qui appartient le terrain litigieux que l'on pourra planter des bornes. Il y a donc une action en revendication, qui est régie naturellement par les principes sur la revendication. Voici une espèce qui s'est présentée

(1) Voyez le tome VII de mes Principes, no 433.

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