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mot jouir avait un sens plus restreint, il comprenait seulement la perception des fruits; on appelait usage le profit que l'on tire d'une chose qui ne produit pas de fruits, mais dont on se sert selon sa destination. Le droit français ne distingue plus entre l'usage et la jouissance; il dit du propriétaire qu'il a le droit de jouir, et il dit aussi de l'usufruitier qu'il a le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété. Est-ce à dire que la distinction romaine soit fausse et que les jurisconsultes, nos maîtres, aient eu tort de séparer l'usage de la jouissance, attendu que ces deux idées sont inséparables? On l'a prétendu (1). A vrai dire, la dispute est une dispute de mots. Le mot latin frui implique des fruits, et par conséquent une jouissance restreinte aux choses qui produisent des fruits au moins civils; tandis que le mot français jouir s'emploie aussi des choses qui ne portent aucun fruit. Mais de là il ne faut pas conclure que les jurisconsultes romains se sont trompés en distinguant l'usage de la jouissance. L'usage, dans le sens romain, existe encore sous l'empire du code civil: le propriétaire et l'usufruitier ont l'usage des choses qui ne produisent pas de fruits, ni naturels, ni civils : l'usager a seulement l'usage des choses qui ne produisent pas de fruits naturels, puisqu'il ne peut les donner à bail; il n'en retire donc aucun fruit proprement dit. Il est inutile d'insister; si nous faisons cette remarque, c'est pour prémunir nos jeunes lecteurs contre l'envie de critiquer le droit romain, sous prétexte de subtilité.

101. Le propriétaire a encore le droit de disposer de la chose. Disposer d'une chose, c'est en faire ce que l'on veut c'est dans ce sens le plus large que la loi prend cette expression, puisqu'elle ajoute, de la manière la plus absolue. Le sens ordinaire du mot disposer implique le droit d'aliéner, c'est-à-dire de transférer à un autre son droit de propriété, ce qui se fait soit entre vifs, soit par testament. L'aliénation peut être totale ou partielle; le maître peut donc renoncer, en faveur d'un tiers, à quelques-uns des attributs de son droit; de là les démembrements de la

(1) Marcadé, Cours élémentaire, t. II, p. 391 et suiv., art. 544, no II.

propriété, ou droits réels : nous venons de dire que le propriétaire peut démembrer son droit comme il l'entend. Le droit de disposer implique encore la faculté d'abdiquer sa propriété sans la transférer à un autre : si c'est une chose mobilière, le propriétaire peut la jeter avec l'intention de ne l'avoir plus; elle devient alors la propriété du premier occupant si c'est une chose immobilière, il peut la délaisser pour se libérer des charges qui grèvent la chose; nous en avons un exemple dans l'abdication de la mitoyenneté (art. 656). Enfin le droit de disposer de la chose donne encore au maître celui de la dénaturer, d'en changer la forme et la substance même, en la consumant, si c'est une chose consomptible, en la détruisant, si c'est une chose non consomptible. Les anciens auteurs appelaient ce droit jus abutendi, que l'on traduit par droit d'abuser. Ce mot abuser a aujourd'hui un sens bien différent de celui qu'il avait en droit romain. Ulpien dit que abuti veut dire consommer (1), tandis que abuser veut dire mésuser. Y a-t-il un droit d'abuser dans le sens du mot français? On lit dans les Institutes qu'il importe à la république que personne n'use mal de ses biens : ce qui paraît dire que le propriétaire n'a pas le droit d'en abuser. Toutefois, quelque malsonnant qu'il soit, ce droit existe. Le propriétaire peut laisser ses terres en friche: c'est certes mésuser. Il peut jeter son argent, et, ce qui est pis encore, le dépenser en plaisirs grossiers, en débauches. Il n'y a qu'une limite légale à ce pouvoir d'abuser, c'est que le prodigue peut être placé sous conseil judiciaire, ce qui n'est pas trèslogique ni très-moral: la prodigalité est réprimée, tandis que l'immoralité ne l'est pas. Nous avons dit, au titre de l'Interdiction, quelles sont les raisons pour lesquelles le législateur a dérogé au pouvoir absolu du maître qui se ruine en folles dépenses (2).

102. La doctrine ajoute un troisième élément à la propriété, l'exclusion, ce qui comprend tous les actes qui tendent à interdire aux autres l'usage de la chose, à répri

(1) En parlant des choses consomptibles, Ulpien dit : « Res quæ IN ABUSU consistunt. L. 5, § 1, D. VII, 5.

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(2) Expedit rei publicæ ne quis sua re male utatur.» (§ 2, Inst., I, 8.)

mer les troubles qu'on voudrait apporter à la jouissance ou à la disposition du maître (1). Bien que le code ne mentionne pas le droit d'exclusion, il est certain qu'il appartient au propriétaire. On peut dire que l'article 544 le consacre implicitement, en disant que le propriétaire a le droit de jouir et de disposer de sa chose de la manière la plus absolue. Le code le consacre encore dans une de ses conséquences: « Tout propriétaire, dit l'artic'e 617, peut clore son héritage. » Si un tiers se met en possession d'une chose qui ne lui appartient pas, le propriétaire a contre lui soit une action possessoire, soit une action en revendication. Il a été jugé que si un tiers possède un moulin à titre précaire, le maitre peut le faire deguerpir quand même le petenteur prétendrait avoir construit le moulin à ses frais; en effet, les constructions faites sur le sol d'autrui appartiennent au propriétaire, sauf au possesseur à réclamer les indemniets auxquelles il a droit (2).

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103. Peut il être dérogé par des conventions ou des dispositions testamentaires aux droits qui resultent de la propriété La question présente plusieurs faces. Notre propriete est la propriété romaine. La propriété téodale. qui impliquait la dependance des personnes, a été abolie après la révolution de 89 (3); la liberté des personnes devait avoir pour conséquence la liberté des terres, car c'est en subordonnant les terres des vassaux que l'on avait asservi les hommes. Comme l'abolition de la propriété féodale tient à la liberté, il s'ensuit qu'elle ne peut être retablie ni par convention, ni par testament; en ce sens, le droit de propriété, tel que le code civil l'établit, est d'ordre public dans le sens strict du mot.

Sur ce premier point, il n'y a aucun doute. Mais la proprieté est elle aussi d'ordre public en ce sens que le propriétaire ne peut renoncer à la libre disposition de ses biens, et que le testateur ne peut la prohiber? Il a été jugé, en termes absolus, par la cour de cassation, que la libre disposition des biens est une règle d'ordre et d'intérêt

(1) Toullier, Le droit civil français, t. III, no 86.
(2) Bruxelles, 13 août 1861 (Pusicrisie, 1864, 2, 30).
(3) Loi du 3 novembre 1789, art. 1er.

publics. La cour invoque l'article 544, qui donne au propriétaire le pouvoir absolu de disposer; ce droit est de l'essence de la propriété; si le maître en est dépouillé, sa propriété est anéantie, et la propriété n'est-elle pas la base de l'ordre social? Si elle n'est pas d'ordre public, il est certain qu'elle est d'intérêt public, puisque sans la propriété il n'y aurait plus ni individualité ni société. Il y a encore un autre intérêt public à ce que les choses restent à la libre disposition du maître; il importe qu'elles viennent dans les mains de ceux qui en peuvent tirer le meilleur parti, à leur profit et au profit de la richesse publique. Aussi la loi dit-elle que tout ce qui est dans le commerce peut être vendu, à moins que des lois particulières n'en aient prohibé l'aliénation (art. 1598). N'est-ce pas dire que l'aliénation ne peut être défendue que par une loi, et que partant les particuliers ne peuvent déclarer une chose inalienable que si une loi le leur permet? La loi permet aux futurs époux de déclarer les immeubles dotaux de la femme inaliénables, en stipulant le régime dotal. Il est certain qu'il a fallu une loi pour donner ce droit aux parties contractantes: c'est une de ces exceptions qui, en dérogeant à une règle, la confirment. Nous concluons avec la cour de cassation que la proprieté ne peut pas être déclarée inalienable, quand les lois n'autorisent pas cette dérogation à un principe qui, étant d'intérêt général, tombe par cela même sous l'application de l'article 6, aux termes duquel on ne peut déroger, par des conventions | a "iculières, aux lois qui intéressent l'ordre public (1). La doctrine est d'accord avec la jurisprudence (2).

Si des conventions ne peuvent pas déroger au principe de la libre disposition des biens, il faut en dire autant des actes de dernière volonté. En effet, l'article 900 répute non écrites les conditions coutraires à la loi; or, la condition de ne pas aliener est contraire à la loi, puisque l'aliénabilité est un attribut essentiel de la propriété, et qu'elle est commandée par l'intérêt public qui exige que les biens

(1) Arrêt de cassation du 6 juin 1853 (Dalloz, 1853, 1, 191). (2) Aubry et Rau, t. II, p. 175, 176.

restent dans le commerce. Il est dit dans un testament que les héritiers ne pourront administrer, aliéner ni hypothéquer les biens de la succession pendant quarante ans. La cour de Lyon a annulé cette clause (1). L'arrêt dit très-bien que le défunt n'aurait pu consentir, pour lui-même, à une prohibition pareille; or, le droit de propriété passe aux héritiers tel qu'il était dans les mains du testateur; la clause qui prohibe de disposer, illicite dans les conventions, est par cela même réputée non écrite dans les testa

ments.

Quand la prohibition d'aliéner est absolue, tout le monde est d'accord (2). Mais que faut-il décider si elle est limitée à un certain temps ou subordonnée à certaines conditions? Sur ce point, il y a quelque incertitude dans la doctrine et dans la jurisprudence. Troplong dit que la prohibition n'est censée contraire à la liberté et ne doit être réputée non écrite que lorsqu'elle est absolue. Rien ne s'oppose, selon lui, à ce qu'elle soit faite pour un temps limité, par exemple, pendant cinq ans. Dans ce cas, dit-il, elle peut avoir été imposée pour de bonnes raisons de prévoyance, de convenance, d'économie domestique (3). Il y a des arrêts qui semblent favorables à cette opinion. Nous croyons qu'elle est inadmissible. Une chose est certaine, c'est qu'il faudrait une loi pour la consacrer. En effet, comment savoir à quelle limite s'arrête le pouvoir de déroger au droit de propriété? Troplong dit que la clause est valable pour cinq ans. Pourquoi cinq ans plutôt que dix ou vingt? Il est évident qu'il n'appartient pas à l'interprète de fixer cette limite, car en la fixant il apporterait une exception à un principe d'ordre public: cela s'appelle faire la loi, et l'interprète n'a pas ce droit-là. On objecte que le donateur peut imposer la clause de retour, et qu'en vertu de cette clause, le donataire ne peut pas aliéner. Cela n'est pas exact; la clause de retour est une condition résolutoire, et

(1) Lyon, 7 avril 1835 (Dalloz, au mot Dispositions entre-vifs et testamentaires, no 179, 10). Dans le même sens, Paris, 11 mars 1836 (ibid., n° 179, 2); Douai, 29 décembre 1847 (Dalloz, 1848, 2, 68) et 23 juin 1851 (Dalloz, 1852, 2, 245).

(2) Toullier, t. VI, no 488 et t. V, no 51.

(3) Troplong, Des donations et testaments, no 271.

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