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§ III. Quels droits sont réels.

81. L'article 543 énumère les principaux droits réels en disant qu'on peut avoir sur les biens ou un droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre. Par droit de jouissance, le code entend l'usufruit, l'usage et l'habitation, et par services fonciers, les servitudes. On peut dire en deux mots que la propriété est un droit réel, ainsi que tout démembrement de la propriété : telles sont les servitudes personnelles et réelles. Telles sont encore, à notre avis, les hypothèques; nous avons réservé la question pour le titre qui traite de cette matière. En droit français, la question de savoir si l'emphytéose et la superficie sont des droits réels au même titre que les servitudes est controversée; d'après notre droit, il n'y a plus de doute, puisque nous avons des lois sur la matière; nous en exposerons les principes dans une annexe au livre II; il est donc inutile de nous y arrêter pour le moment. C'est aussi au titre consacré à l'antichrèse que nous examinerons si ce droit est réel ou personnel. Restent la possession et l'hérédité, sur lesquelles il y a controverse.

82. Le code définit la possession en ces termes (art. 2228): « C'est la détention ou la jouissance d'une chose ou d'un droit que nous tenons ou que nous exerçons par nous-mêmes, ou par un autre qui la tient ou qui l'exerce en notre nom. » On voit que la loi ne qualifie pas même la possession de droit, car la détention et la jouissance sont des faits. Tel est aussi le langage des jurisconsultes romains; s'ils parlent d'un droit de posséder (jus possidendi), c'est par rapport au propriétaire; mais ce droit de posséder n'est pas un droit distinct de la propriété, un de ces droits que l'on en peut démembrer à titre de droit réel; c'est l'exercice de la propriété. Les jurisconsultes romains parlent encore d'un droit de possession (jus possessionis); ils entendent par là l'ensemble des droits qui sont attachés à la possession, considérée comme isolée de la pro

priété (1). Dire qu'il y a des droits attachés à un fait, ce n'est pas déclarer que ce fait est un droit réel. Les interprètes modernes du droit romain sont d'accord sur ce point.

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On pourrait objecter que, lors de la discussion du code civil, la vraie théorie de la possession romaine était ignorée. Il faut donc voir ce que nos anciens auteurs et Pothier surtout entendaient par possession. Le code ne s'expliquant pas sur la nature de la possession, la tradition acquiert une grande autorité. Pothier a écrit un traité spécial sur la Possession; on y lit : « Quoique la possession ne soit pas un droit dans la chose et qu'elle ne soit en ellemême qu'un fait, elle donne néanmoins au possesseur certains droits par rapport à la chose qu'il possède (2). Pothier dit ensuite quels sont ces droits : c'est à la lettre la doctrine du code civil. Il importe de remarquer qu'il ne discute pas même la question de savoir si la possession est un droit réel, il constate la négative comme une chose admise et non contestée. Dans son Traité de la possession, Pothier parle comme interprète du droit romain; il a écrit une Introduction générale aux coutumes où il expose les principes du droit coutumier; eh bien, il y tient toujours le même langage: La possession n'est pas proprement un droit dans la chose, puisqu'on peut posséder une chose sans y avoir droit, et que la possession consiste dans le simple fait de posséder. Néanmoins cette possession a des effets de droit. Pothier énumère ces droits en quelques mots; nous les transcrirons pour constater qu'il y a identité entre le droit ancien et le droit moderne : « 1° Le possesseur est présumé propriétaire de la chose jusqu'à ce que le vrai propriétaire ait pleinement justifié sa propriété ; 2o la possession donne au possesseur des actions contre ceux qui l'y troubleraient ou qui l'en dépouilleraient; 3o lorsqu'elle est accompagnée de bonne foi, elle donne au possesseur le droit de retenir les fruits qu'il a perçus jusqu'au jour de la demande du propriétaire qui a justifié de sa propriété; 4° enfin, elle fait acquérir au possesseur le

(1) Namur, Institutes et Histoire du droit romain, t. Ier, p. 148 et 149. (2) Pothier, Traité de la possession, no 82

droit de propriété au bout du temps requis pour cription (1).

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la presOn prétend que les auteurs du code civil ont suivi en cette matière les principes du droit canonique, lequel considérait la possession comme un droit réel (2). Cela suppose d'abord que la possession était un droit réel d'après la législation canonique, puis que les rédacteurs du code ont abandonné en cette matière la tradition française, qu'ils se sont écartés de la doctrine de Pothier, leur guide habituel. Or, rien de tout cela n'est prouvé; car pour établir que la possession était un droit réel d'après le droit canonique, on cite les actions possessoires; or, la théorie des actions possessoires n'a rien de commun avec notre question, et d'ailleurs le code de procédure ne fait que reproduire, en ce point, l'ancien droit français. Quant aux auteurs du code civil, on ne cite pas une parole d'eux qui prouve qu'ils aient eu l'intention de consacrer la doctrine prétendue du droit canonique, de préférence à celle de Pothier. Portalis ne dit qu'un mot sur la possession, et ce mot est emprunté au droit romain. « La propriété, dit-il, est un droit; la simple possession n'est qu'un fait (3).

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Nous concluons que, d'après le texte et l'esprit de la loi, la possession n'est pas un droit réel (4). L'opinion contraire est plus généralement enseignée par les auteurs français. M. Demolombe va jusqu'à dire qu'il est certain que nos lois reconnaissent la possession comme un droit réel. Quelles sont ces lois? Il n'y en a pas d'autres que le code civil et le code de procédure civile, lesquels donnent au possesseur les droits que nous venons d'énumérer d'après Pothier (5). Malgré ces droits, Pothier n'hésitait pas à enseigner que la possession n'est pas un droit réel. Il faudrait donc prouver que les auteurs de nos codes ont

(1) Pothier, Introduction générale aux coutumes, no 107.
(2) Duranton, Cours de droit français, t. IV, p. 195, no 245.

(3) Portalis, Exposé des motifs du titre de la Propriété, no 14 (Locré, t. IV, p. 80).

(4) C'est l'opinion de Toullier, t. III, no 78; de Troplong, de la Prescription, nos 219 et 220, et d'Aubry et Rau, t. II, p. 79.

(5) Demolombe, t. IX, p. 381, n° 479; Demante, Cours analytique, t. II, p. 448, no 878 bis VIII; Ducaurroy, Bonnier et Roustain, t. II, p. 45, no 69.

voulu innover et pourquoi ils ont dérogé à l'ancien droit. La possession ayant absolument les mêmes caractères que ceux qu'elle avait dans l'ancien droit, il faut dire qu'elle est ce qu'elle a toujours été, un fait qui manifeste la propriété, fait auquel la loi attache certains droits. Pourquoi le législateur donne-t-il des droits au possesseur? Quand nous exposerons ces droits, nous dirons les raisons pour lesquelles le code les accorde au possesseur, même contre le propriétaire.

83. On place encore le droit d'hérédité parmi les droits réels. Duranton le définit en ces termes : « Le droit qu'a l'héritier de poursuivre celui qui détient les choses héré. ditaires, aux fins qu'il soit tenu de reconnaître la qualité du demandeur et, en conséquence, de lui restituer l'hérédité avec toutes ses dépendances. » C'est la définition de la pétition d'hérédité, c'est-à-dire de l'action qui appartient à l'héritier pour faire valoir ses droits; cette action est réelle, il est vrai; est-ce à dire que l'hérédité soit un droit réel? Duranton lui-même avoue que cette seconde espèce de droit réel rentre beaucoup dans la première, la propriété, surtout dans notre législation où, d'après la maxime le mort saisit le vif, l'héritier est le continuateur direct de la personne du défunt, il a de plein droit la propriété et même la possession qu'avait celui-ci lors de son décès. » Pourquoi donc fait-on de l'hérédité un droit à part? Duranton répond que le droit réel consiste dans la qualité d'héritier (1). Voilà une idée que nous avouons ne pas comprendre. Le droit réel étant un droit dans la chose, comment une qualité peut-elle être un droit réel?

84. Nous avons hâte d'abandonner ces discussions oiseuses qui n'aboutissent à rien; si nous en avons dit un mot, c'est qu'il importe, en droit, d'avoir des idées claires et nettes sur toutes choses, même sur les abstractions que l'on aime trop à l'école. Il y a une question plus importante au point de vue des principes, et qui n'est pas sans intérêt pratique. On demande si les parties contractantes

(1) Duranton, t. IV, p. 191, no 236. Comparez Demolombe, t. IX, p. 380, n° 478.

peuvent établir d'autres droits réels que ceux que le code civil a maintenus, en y ajoutant l'emphytéose et la superficie, réglées par des lois spéciales en Belgique. L'affirmative est généralement admise, sauf quelques dissentiments (1). A notre avis, il n'y a même aucun motif de douter. Qu'est-ce qu'un droit réel? Sauf la propriété, qui est hors de cause, ce sont des démembrements de la prepriété, c'est-à-dire des actes de propriété, des manières d'utiliser la propriété, d'en tirer profit. Notre question se réduit donc à savoir si le propriétaire est libre de faire de sa chose ce qu'il veut? L'affirmative est un axiome, et cet axiome est écrit dans nos lois. Aux termes de l'article 544, la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la maniere la plus absolue. » Donc le maître peut détacher de sa propriété tels droits qu'il veut, créer par conséquent des droits réels à volonté. L'article 686 est conçu dans le même sens. « Il est permis, dit-il, aux propriétaires d'établir sur leurs propriétés telles servitudes que bon leur semble. » Voilà une application de notre principe. Si les propriétaires ont un pouvoir illimité d'établir des servitudes, pourquoi ne pourraient-ils pas établir d'autres droits réels?

Il est vrai que les articles 544 et 686 contiennent des restrictions au pouvoir absolu que nous revendiquons en faveur du maître. L'article 544, après avoir dit que le propriétaire a un droit absolu sur sa chose, ajoute qu'il n'en peut pas faire un usage prohibé par les lois. Il faut donc voir s'il y a des lois qui défendent d'établir d'autres droits réels que ceux que le code prévoit. L'article 543 énumère les droits réels: cette disposition est-elle limitative? Dans les termes, il n'y a certes pas de limitation : « On peut avoir sur les biens ou un droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre. Cette disposition pourrait être retranchée du code Napoléon, elle ne sert que de transition entre le

(1) Toullier, t. III, no 96; Ducaurroy, Bonnier et Roustain, t. II, p. 45, n° 69. Arrêts de rejet du 25 juin 1834 et du 13 février 1834 (Dalloz, au mot Propriété, nos 66, 1o et 68, 1o). En sens contraire, Demolombe, t. IX, nos 513518; Aubry et Rau, t. II, p. 409, note 1.

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