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adresse soit au président de Brosses, soit au président de Ruffey, trois amis d'enfance, il est dévoué, aimant, généreux; il souffre de leurs souffrances et gémit des épreuves que leur envoie une fortune contraire; mais il est toujours le premier à se réjouir de leurs succèsAvec le temps, on voit grandir et se fortifier cette vaillante amitié; les calculs de l'intérêt, les froissements de l'amour-propre, les enivrements de la gloire, les manœuvres cachées de l'envie, les années, l'éloignement, rien ne peut ébranler ce robuste attachement qui était né au début d'une carrière commencée en commun, et que la mort seule a rompu.

La correspondance de Buffon avec son fils, dont l'enfance et la première jeunesse furent entourées de toutes les caresses de la fortune et qui devait payer si cher un instant de prospérité, nous montre un père tendre et indulgent, jamais un mentor grondeur es chagrin. Ce noble cœur, que n'ont refroidi ni les absorbantes méditations de l'étude, ni les préoccupations d'une popularité qui embrassait le monde entier, ressent pour son unique enfant une tendresse profonde: dont on rencontrera de touchants et nombreux témoi gnages. Il s'inquiète des dangers que court ce fils chéri, au retour d'un lointain voyage, et il s'en inquiète au point d'en perdre le sommeil et le repos. Un autre jour, c'est une maladie du jeune officier, dont il ne connaît pas la nature, et qui lui enlève toute liberté d'esprit; il est forcé d'interrompre ses travaux.

Dans sa correspondance avec Gueneau de Montbeil-lard, dans ses lettres à l'abbé Bexon, ces deux élèves

qu'il a pris soin de former et qui se sont tour à tour inspirés de son génie, dans ses lettres à Faujas de Saint-Fond qu'il a donné à la science, on retrouve cet esprit juste et droit, cette raison forte, cette logique absolue qu'on admire dans l'Histoire naturelle. Rien n'est plus curieux à étudier, dans ces lettres familières, que les procédés du grand écrivain. Comme il parle à des amis, il ne craint pas de révéler toute sa pensée. Il corrige, il discute, il critique, et quand ses collaborateurs ont eu quelques heureuses inspirations, il s'empresse de le reconnaître, sans oublier de se louer parfois luimême. Il savait tout ce que lui avaient coûté ses plus belles pages peut-on s'étonner qu'il eût le sentiment très-vif de leur perfection? Mais ce qui charme surtout, dans ces épanchements du savant et de l'homme de lettres, c'est la suite et l'enchaînement des idées, la persistance des principes, la révélation de la méthode qui ne cessera pas un instant de présider à la composition de l'Histoire naturelle. Nous ne craignons pas d'affirmer qu'on ne la comprend bien qu'après avoir lu les lettres de Buffon à ses collaborateurs.

Toute joie humaine a ses retours, et dans certains passages de cette correspondance, à la suite de paroles qui trahissent l'auteur satisfait d'une œuvre longtemps méditée et heureusement accomplie, on rencontrera quelquefois l'expression d'un sentiment d'incertitude et de fatigue. Buffon se plaint; son esprit se lasse, mais ne se décourage jamais.

Les lettres qu'il adresse à Mme Daubenton et à Mme Necker, sont des modèles d'esprit, de grâce et

d'exquise délicatesse. On reconnaît, dans ces pages charmantes, la plume qui décrivait le beau cygne, et ce qui vaut mieux encore, on y sent une certaine tendresse de cœur dont la pesante main de la vieillesse et des souffrances inouïes n'ont jamais pu tarir la

source.

Les lettres écrites à Thouin, nous révèlent enfin une aptitude, jusqu'alors peu connue, du grand naturaliste: le génie de l'administration. De son cabinet de Montbard, Buffon dirige le Jardin du Roi et en surveille les intérêts avec l'habileté d'un homme d'affaires consommé. Bâtiments, terrassements, plantations, échanges ou acquisitions de terrains, négociations, transactions, instances judiciaires, démarches de tout genre auprès des ministres ou de leurs commis, il embrasse, dans ses moindres détails, cette machine compliquée et en fait jouer les ressorts. On le voit conduire, sans jamais commettre une faute, le gouvernement absolu qui lui est confié, et poursuivre, malgré des difficultés sans cesse renaissantes, l'achèvement du monument qui ne le recommande pas moins que l'Histoire naturelle à la reconnaissance de la postérité. Chose merveilleuse! A force de persévérance, de finesse et d'esprit de conduite, il est parvenu à enchaîner ces malheureux moines, qui lui ont fait tant de chicanes. Il a obtenu de messieurs de Saint-Victor, ses méticuleux voisins, un échange de terrain, grave dérogation aux lois qui régissaient alors les biens de mainmorte, mais sans laquelle le Jardin des Plantes était condamné à étouffer dans son étroite enceinte.

Tous les obstacles s'aplanissent successivement devant cette volonté puissante. Si l'argent manque dans les coffres de l'État, Buffon contracte des emprunts onéreux et fait hardiment toutes les avances nécessaires; si le mauvais vouloir ou les calculs intéressés de ses voisins contrarient ses plans par de sourdes menées ou par d'injustes procès, il oppose son crédit et son infatigable constance aux ruses de la chicane. Il meurt sans avoir pu achever complétement son œuvre; mais ses plans seront exécutés, et son but est atteint.

L'esprit d'ordre et un rare bon sens, une réelle indépendance qui prend sa source dans une grande dignité de caractère, telles sont les qualités dominantes de l'homme extraordinaire dont il nous a été donné de révéler les plus secrètes pensées.

C'est dans le commerce intime de ce prodigieux génie qu'on peut apprendre à quel prix s'achètent les succès durables. Riche imagination, mémoire fidèle, esprit vif et pénétrant, voilà des dons précieux que la nature distribue à ses élus d'une main avare, et qui cependant sont frappés de stérilité, si le travail ne vient pas les féconder. Buffon, qui n'était pas dans les déshérités, fut avant tout le plus laborieux des écrivains. Il savait que, pour atteindre à sa perfection, une œuvre veut être longtemps méditée et travaillée plus longtemps encore. Aujourd'hui, on ne cherche qu'à se hâter en toutes choses; il faut qu'un livre, à peine conçu, soit achevé. Et cependant écrire vite et bien, produire sans efforts et créer pour l'avenir une œuvre impérissable, sont des idées qui s'excluent. Ce paradoxe peut

flatter l'amour-propre, mais il répugne à la raison. Buffon, qui travaillait pour la postérité, vingt fois sur le métier remettait son ouvrage; il n'ignorait pas que la pensée n'est autre chose que la pierre brute que peut seul faire valoir l'art patient du lapidaire.

Tout grand édifice demande un grand travail; Buffon consacra à celui qu'il voulut élever toute une vie prolongée au delà des limites ordinaires, et prouva ainsi que, parmi les qualités qui font l'homme de génie, figurent au premier rang la patience et la force.

Le travail, c'est parfois le succès; c'est plus encore, Buffon nous le dira souvent, c'est toujours le bonheur.

Sa correspondance n'a pas le mérite littéraire des écrits si parfaits dus à la plume la plus patiente du dixhuitième siècle; mais on y rencontre à chaque pas la trace des brillantes qualités qu'il avait reçues de la nature et dont il sut doubler la puissance par sa persévérance énergique. Ce langage familier sans bassesse, spirituel sans afféterie, l'expression naturelle et vraie des meilleurs sentiments, plaisent infiniment. De temps à autre, le grand écrivain se trahit, pour ainsi dire malgré lui, et des éclairs de génie illuminent tout à coup l'humble lettré. Ce sont des jugements jetés en passant, et qui étonnent par leur vérité et leur profondeur; ce sont de ces mots significatifs qu'il est difficile d'oublier et qui atteignent quelquefois, sans en avoir la prétention, à la plus haute éloquence. Lorsque les correspondants de Buffon sont des femmes, il semble aussitôt que le grave historien de la nature se transforme; il redevient

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