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CORRESPONDANCE

DE BUFFON

CORRESPONDANCE

DE BUFFON.

I

AU PRÉSIDENT DE RUFFEY1.

....1729.

J'aurais répondu depuis longtemps, monsieur, à la lettre dont vous m'avez honoré, si plusieurs incidents malheureux ne m'en eussent empêché. Il ne s'en est rien fallu que je n'aie fait voyage en l'autre monde, par la méprise d'un garçon apothicaire qui me fit avaler, en guise de quinquina, six cents grains d'ipécacuana, ce qui fait environ vingt-cinq fois la dose ordinaire. Vous pouvez aisément juger à quel excès de faiblesse ce quiproquo m'a réduit; il a été tel que je ne peux depuis deux mois reprendre mes forces ni m'appliquer à quoi que ce soit.

Il fallait que ce fût une déesse, même au-dessus de Vénus, puisqu'il semble dans votre ouvrage que vous en fassiez une

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divinité différente de cette reine des Grâces; mais peut-être avez-vous fait comme Phidias: vous aurez, dans vos plaisirs vagabonds, pris une pièce de l'une, une grâce de l'autre, un trait d'une troisième, et du tout ensemble vous aurez formé votre ode; car elle est belle partout, et en cela différente de presque toutes les beautés d'à présent. Ce qui me ferait soupçonner que j'aurais deviné juste, c'est qu'à Paris un homme de votre humeur se pique rarement de constance et peut, dans la diversité des objets, trouver plus de plaisir que dans un attachement unique.

Les amusements moins variés de la province vous ennuient et vous causent des regrets, cela est bien naturel; mais pourtant, à parler vrai, vous n'avez pas grand tort de trouver Dijon peu amusant. Je suis ici d'une façon si gracieuse, et je trouve tant de différence entre le savoir-vivre de cette ville et celui de notre bonne patrie, que je puis vous assurer de ne la pas regretter de si tôt. Si vous aviez comme moi séjourné un an dans des provinces différentes de la vôtre, et où vous n'auriez pas été noyé dans la multitude comme à Paris, vous diriez à coup sûr qu'il ne faut que sortir de chez soi pour valoir quelque chose, et être estimé et aimé au niveau de son mérite

Pour moi, je ferai mon possible pour me tenir hors de Dijon aussi longtemps que je pourrai, et si quelque chose m'y ramène jamais avec plaisir, ce sera l'envie seule d'y voir le petit nombre de ceux pour qui je conserve de l'estime. Vous êtes un de ceux, monsieur, pour qui j'en ai et qui en mérite davantage. Quel plaisir aurais-je si j'étais sûr de votre souvenir pendant mon absence, et si vous receviez avec satisfaction les assurances du respect avec lequel je suis, monsieur, votre très-humble et très-obligeant serviteur.

LECLERC.

La fin de cette phrase manque dans l'original, qui se trouve lacéré en cet endroit.

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