Page images
PDF
EPUB

quel devait être le fruit de l'entêtement du Corps1. J'aurais voulu avoir assez d'empire sur les esprits; je n'aurais pas craint de leur donner moins généralement un conseil dont je prévoyais la nécessité. Mais les têtes étaient échauffées, l'esprit d'enthousiasme s'était répandu; et, quand les choses en sont là, il est impossible de changer les opinions. Vous avez bien vu en conseillant à M. votre fils de continuer son état. On ne le doit abandonner, comme vous dites très-bien, que quand on ne le peut exercer avec honneur. Mais la voix du véritable intérêt est bien faible auprès de celle de la prévention inspirée par le nombre, et je ne suis pas étonné que l'une ait été préférée à l'autre. On n'aura que trop le temps de sentir qu'on y a mis plus de chaleur que de réflexion. Notre ami commun le président de Brosses doit bien regretter de s'être trop livré3, et je pense comme vous qu'il voudrait être au premier pas. Le désastre général n'est pas moins fait cependant pour inspirer de l'intérêt. Un malheur, quoique mérité, doit toucher tout citoyen sensible, et à plus forte raison un compatriote. C'est l'effet qu'a produit en moi celui de ceux du Parlement que l'entêtement a conduits à l'exil. En blâmant la conduite du Corps, j'ai plaint le sort des particuliers. Adieu, mon cher Président; ne doutez jamais des sentiments du tendre attachement avec lequel je serai toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur et ami.

BUFFON.

(Inédite. De la collection de M. le comte de Vesvrotte.)

CXXIV

A MADAME DAUBENTON.

Mai 1772.

J'ai vu, ma chère bonne amie, toutes les lettres que vous écrivez à votre mari; elles sont gaies, charmantes et dignes de

vous. Je ne cesse de lui faire compliment sur le bonheur qu'il a de vous posséder, et il m'y paraît aussi sensible qu'il peut l'être. Il a été très-flatté du bon accueil et des distinctions qu'on vous a faites; j'en suis moi-même enchanté, et, quoique je m'y attendisse, cela m'a fait un extrême plaisir. Je désire votre bonheur comme le mien; je sens que vous êtes heureuse avec le cher papa; je crois que vous serez heureuse avec le cher mari. Marchez donc d'un plaisir à l'autre toujours gaiement, et revenez-nous en aussi bonne santé que vous nous avez quittés. La mienne se soutient. Faites mes hommages au cher papa et beau-papa, mes amitiés au cher frère, et ne pleurez pas en les quittant, quoique vous les aimiez bien: car je n'ai pas pleuré en vous voyant partir, quoique je vous aime autant que vous pouvez les aimer.

Buffonet ne m'a pas écrit depuis dix jours. Sa petite colère n'a pas duré, car il a proposé à M. Laude' de négocier avec vous et de vous proposer de garder ou de revendre le petit âne qu'il croit que vous lui avez acheté, et que, si vous voulez l'en débarrasser, il vous apportera des coquilles de la mer de Normandie.

BUFFON.

(Inédite. De la collection de M. Henri Nadault de Buffon.)

CXXV

A GUYTON DE MORVEAU.

Montbard, le 26 juin 1772.

Puisque vous faites construire, monsieur, un miroir1 composé de glaces planes et mobiles en tous sens, je puis vous épargner une partie de la dépense en vous donnant un assez grand nombre de montures qui peuvent porter des glaces depuis quatre pouces en carré jusqu'à un pied. Ces montures sont à Paris, et, je crois, au nombre de cent quarante ou

cent cinquante; c'est ce qui me reste de trois cents que j'avais fait faire, et dont j'ai donné le surplus à des personnes qui, comme vous, monsieur, ont voulu faire exécuter ce miroir. On s'en est servi utilement pour l'évaporation des sels, et cela coûte en effet beaucoup moins qu'un bâtiment de graduation.

N'ayez, je vous supplie, monsieur, aucune répugnance à accepter l'offre que je prends la liberté de vous faire. Si ces montures vous sont superflues, vous en serez quitte pour les remettre au cabinet de physique de l'Académie de Dijon, dont j'ai l'honneur d'être honoraire avec vous, et cette marque d'attention de notre part ne pourra déplaire à nos confrères. Mais je suis persuadé que ces montures que je vous offre étant faites en fer et en cuivre, et de manière à pouvoir être placées sur toutes sortes de châssis, elles vous seront utiles; et dans ce cas je vous demande en grâce de les regarder comme vôtres. Je suis trop âgé, j'ai les yeux trop affaiblis pour que je puisse jamais faire de nouvelles expériences en ce genre; il y en a néanmoins auxquelles j'ai grand regret, et que vous serez en état de faire réussir. Par exemple, je me suis aperçu qu'en faisant tomber les rayons du soleil concentré par cent quatre-vingts glaces à quarante pieds de distance, et en y exposant de vieilles assiettes d'argent que je voulais fondre et que j'avais bien fait nettoyer, elles ne laissaient pas de fumer abondamment et longtemps avant de fondre'. J'aurais voulu recueillir cette matière volatile et peut-être humide, qui sort de ce métal par la seule force de la lumière, en mettant au-dessus un chapiteau, et le petit appareil nécessaire pour condenser cette vapeur; et je me proposais de faire dessécher ainsi l'argent tant qu'il aurait fourni des vapeurs; après quoi je me persuadais qu'il ne resterait qu'une chaux ou une terre peut-être différente du métal même, ce qui serait une espèce de calcination.

Je sais qu'on regarde en chimie les métaux parfaits comme incalcinables; mais je me suis toujours défié de ces exclusions absolues, et je me persuade que, si l'on n'a calciné ni l'or, ni

l'argent, ni le platine, ce n'est pas réellement qu'ils soient incalcinables, mais qu'on n'a pas trouvé le moyen convenable d'y appliquer le feu3. Si je pouvais espérer, monsieur, d'avoir bientôt la satisfaction de vous voir, j'aurais un grand plaisir à vous communiquer mes idées et à vous faire part du peu que j'en ai déjà rédigé. L'histoire naturelle générale, et l'histoire particulière des animaux et des oiseaux, m'ont pris bien des années, et, jusqu'ici, je n'ai pu travailler à celle des minéraux qu'à bâton rompu et de loin en loin. C'est ce qui fait que je ne pourrai publier de si tôt cette histoire des minéraux, et que sur certains articles j'aurais grand besoin des conseils des gens éclairés comme vous, monsieur,

Quelqu'un m'a dit que vous pourriez venir de nos côtés pendant ces vacances. J'en serais enchanté, et, fussiez-vous à plusieurs lieues de distance, j'irais moi-même vous chercher, si ma santé me le permettait. Elle n'est pas assez rétablie pour que je puisse me livrer à une application suivie.

J'ai l'honneur d'être, avec un très-sincère et très-respectueux attachement, monsieur, votre très-humble et trèsobéissant serviteur,

BUFFON.

(Inédite. Appartient à M. David d'Angers, qui la tient de M. Guyton, de son vivant ingénieur en chef des Ponts et Chaussées à Chaumont.)

CXXVI

A M. TAVERNE1.

Montbard, le 13 octobre 1772.

J'ai reçu, monsieur, le portrait de l'enfant noir et blanc que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et j'en ai été assez émerveillé, car je n'en connaissais pas d'exemple dans la nature. On serait d'abord porté à croire avec vous, monsieur, que cet enfant, né d'une négresse, a eu pour père un blanc, et que de là vient la variété de ses couleurs. Mais, lorsqu'on fait ré

flexion qu'on a mille et millions d'exemples que le mélange du sang nègre avec le blanc n'a jamais produit que du brun, toujours uniformément répandu, on vient à douter de cette supposition, et je crois qu'en effet on serait moins mal fondé à rapporter l'origine de cet enfant à des nègres dans lesquels il y a des individus blancs ou blafards, c'est-à-dire, d'un blanc tout différent de celui des autres hommes blancs; car ces nègres blancs dont vous avez peut-être entendu parler, monsieur, et dont j'ai fait quelque mention dans mon livre, ont de la laine au lieu de cheveux, et tous les autres attributs des véritables nègres, à l'exception de la couleur de la peau et de la structure des yeux, que ces nègres blancs ont trèsfaibles.

Je penserais donc que, si quelqu'un des ascendants de cet enfant pie était un nègre blanc, la couleur a pu reparaître en partie, et se distribuer comme nous la voyons sur ce portrait.

(Publiée dans les Suppléments de l'Histoire naturelle.)

GXXVII

A MADAME DAUBENTON.

BUFFON.

Au Jardin du Roi, le 30 novembre 1772.

J'ai reçu, ma très-chère belle amie, avec le plus grand plaisir, votre charmante petite lettre, où j'ai trouvé des nouvelles de tout ce que mon cœur aime, vous et mon fils.

Ma santé me tracasse encore plus ici qu'à Montbard, et, quelque désir que j'aie d'abréger mon séjour, tant par cette raison que par d'autres encore plus touchantes, je vois qu'il me faut encore au moins quinze ou dix-huit jours pour que mon voyage ne soit pas absolument inutile.

Si M. votre mari, auquel je vous prie de faire mes amitiés, veut m'envoyer tout l'argent qu'il aura, par le carrosse de jeudi, il me fera plaisir et je lui tiendrai compte du port, et

« PreviousContinue »