Page images
PDF
EPUB

l'amitié même, les nobles passent par tant d'épreuves, et ils sont soumis à tant d'examens, qu'ils ne gouvernent qu'en tremblant. Tout le pouvoir législatif est concentré dans un grand conseil, où tous les nobles qui ont trente ans sont admis, et d'où l'on tire au sort tous les autres dignitaires. Un conseil moins nombreux, celui des Pregati, est chargé du pouvoir exécutif; il est composé de cent vingt sénateurs qui ne sont en place qu'un an. Vient ensuite le conseil des Dix, établi pour juger les crimes d'état. L'autorité de ces décemvirs est presque sans bornes; mais elle ne dure qu'un an. Celle des trois inquisiteurs d'Etat, plus formidable encore, ne dure que six mois ils sont tirés du conseil des Dix, choisis avec une sollicitude scrupuleuse; et quoique inaîtres de frapper sur toutes les têtes, ils ne frappent jamais sur celle du peuple; leur glaive invisible et inexorable ne menace que le sénat. Deux cours souveraines de justice jugent en dernier ressort, l'une des procès, et l'autre des délits. On nomme ces deux cours Quaranties, parce qu'elles sont composées de quarante juges. Ils ne restent en charge que pendant huit mois. Six cours subalternes, compo sées chacune de trois nobles, jugent en première instance. Ces juges nobles ont des jurisconsultes pour assesseurs. Les causes criminelles se plaident en public, comme autrefois à Rome et dans Athènes, et comme aujourd'hui en Angleterre et en France. Le coupable est convaincu au grand jour, et l'innocent est défendu à la clarté publique. Assailli de tous les regards, le juge n'oseroit fermer les siens à la lumière. Au dessus de tant de magistrats, s'élève le doge, qui est, en quelque sorte, le roi de l'aristocratie; mais cette royauté est tellement circonscrite, qu'elle domine sans opprimer. Il a un cortège de sénateurs, et n'a point de gardes. Il préside à tous les conseils, mais il n'a que sa voix. Il reçoit les honneurs militaires, sans pouvoir commander une seule compagnie. On lit son nom sur toutes les monnoies; on n'y voit ni son effigie, ni ses armes. Couronné pour la vie, on le dépose, s'il devient infirme ou incapable. S'il occupe la première place de l'Etat, sa famille, en revanche, est exclue de

toutes les autres places. Le revenu qu'on lui assigne est si médiocre, que les frais de son couronnement et ceux de ses funérailles sont aux dépens de son patrimoine; de manière que sa nomination fait la gloire et la calamité de ses enfans. Enfin, au moindre grief, les trois inquisiteurs d'Etat arrivent chez lui, décachètent ses lettres, fouillent dans ses poches, et peuvent le faire décapiter sur le champ. C'est ce qui arriva au doge Marin Falieri. On voit dans la salle du grand conseil, où sont les portraits de tous les doges, un cadre sans portrait, avec cette inscription: Ici. manque Falieri, décapité. Ce cadre vide est celui que l'on regarde le plus souvent. Un doge criminel pâliroit à sa vue. Le doge le plus vertueux rêve encore en l'observant.

Depuis le premier échelon jusqu'au dernier, l'échelle des pouvoirs est tellement graduée à Venise, que le mérite est sûr de monter, et que l'impéritie est forcée de descendre.

La politique vénitienne n'a pas moins excellé dans l'art de réprimer les nobles.

Les nobles de Venise accaparoient et absorboient tout le commerce : les lois le leur ont défendu. Les aînés d'une maison accumuloient sur eux les héritages: les lois ont aboli le droit d'aînesse. Impérieux ou avares, les uns tyrannisoient leurs inférieurs, les autres rançonnoient leurs cliens: les lois ont ouvert de toute part des bouches de pierre, des gueules de lion où l'opprimé va jeter ses plaintes. Les plus riches d'entre eux insultoient les plus pauvres par le luxe des vêtemens les lois ont prescrit à tous les nobles la parure la plus modeste et la plus uniforme, un manteau noir ou un manteau gris, nommé le Tabaro. Une autre parure tentoit leur orgueil, celle des ordres de chevalerie: les lois ont banni tous les titres de chevalier, de comte, de marquis, de baron; elles ont regardé même, comme déchu de tous les droits de citoyen, tout noble vénitien qui accepteroit une décoration ou une pension étrangère. La seule liaison des ambassadeurs étrangers auroit pu corrompre les nobles et leur insinuer d'ambitieuses espérances : les lois leur interdisent, comme un crime d'état, cette société dange

reuse. Enfin des sénateurs, modestes à Venise, se montroient insolens à la campagne, et ils affectoient une superbe prééminence sur les seigneurs de terre-ferme: les lois ont statué que les sénateurs et le doge même ne seroient, hors de Venise, que de simples particuliers. Ainsi la politique vénitienne, en refusant aux nobles l'orgueil de la supériorité et l'ostentation de la richesse, ne leur a laissé que les périls et les fatigues du gou

vernement.

La noblesse est par sa nature une bête indomptable et dévorante ce monstre auroit englouti Venise, ou Venise l'auroit exterminé, si l'on n'avoit pas eu l'art de le réduire à la justice par la terreur, et à l'économie par la nécessité.

La politique vénitienne s'est surpassée encore dans l'art d'amuser le peuple. Elle a couvert l'esclavage de tout ce que les plaisirs et les largesses ont de plus attrayant, et l'on peut comparer le peuple de Venise à ces captifs illustres que les romans nous représentent satisfaits et heureux au fond d'un palais enchanté.

Quatre mois de carnaval, presque non interrompu, des bals parés, des bals masqués, des foires somptueuses, des joûtes maritimes, et des spectacles de tous les genres, en amusant les citadins, appellent les étrangers, et au milieu de la gaîté répandent l'abondance. L'année 'est-elle stérile? on adoucit l'impôt. Eprouve-t-on une disette de blé? on fait des distri butions de pain. La chaleur tarit-elle les citernes? on fait des distributions d'eau douce, puisée dans la Brenta, rivière voisine. Malgré ces précautions, le peuple semble-t-il pencher vers la tristesse ou les murmures? on fait venir, pour l'appaiser, de nouvelles troupes de bouffons et de charlatans. La belle et vaste place de Saint-Marc leur sert de théâtre. Ils se partagent la scène et les spectateurs. Ici, des arlequins et des pantalons improvisent des farces grossières. Là, des funambules font des prodiges sur la corde; là, des empiriques célèbrent le pouvoir miraculeux de leur orviétan. Plus loin, des fantoccini et des polichinels exécutent des tragédies. Au milieu d'un groupe, dévotement attentif, on yoit des prédicateurs distribuant des reliques

et des images. Au milieu d'un groupe plus nombreux sont les diseurs de bonne aventure, qui à travers un long tuyau versent dans les oreilles crédules l'espérance ou la peur. Des poëtes en habits délabrés, et des musiciens revêtus de haillons, s'accompagnent pour déclamer des poëmes burlesques. Mais l'espèce de charlatans la plus remarquable et la mieux suivie, ce sont les narrateurs qui, montés sur une estrade, racontent avec emphase mille aventures romanesques. La populace, assise par terre, écoute en extase l'historien qui lui récite des contes merveilleux. Les nobles se mêlent à tous ces plaisirs, et vont errant à travers la multitude, moins pour se divertir que pour se populariser. De là on se répand dans les théâtres; ensuite commencent les promenades nocturnes; tout le canal est couvert de gondoles et illuminé de flambeaux; le chant des gondoliers retentit jusqu'au moment de la retraite; ct amusé depuis le matin jusqu'au soir,-le peuple va se coucher avec l'image de la liberté et la réminiscence des plaisirs.

La fête de Venise la plus brillante est celle où le Doge, en présence et au nom de la république, vient épouser la mer. Monté sur un vaisseau magnifique que l'on nomme le Bucentaure, environné de trente à quarante navires pompeux, au bruit de trois cents canons, au milieu des concerts et des acclamations publiques, il s'avance sur la Méditerranée. Le patriarche, archevêque de Venise, le précède dans une gondole pontificale, avec la croix, le rituaire et l'eau bénite il jette de cette eau bénite dans la mer, pour consacrer son mariage; et au même instant le Doge y jette l'anneau nuptial, en disant : Mer, je t'épouse en signe de l'empire que j'ai sur toi. Une messe solemnelle termine cette noce pompeuse et absurde. Xercès parut un insensé lorsqu'il voulut enchaîner la mer un Doge qui l'épouse est-il plus raisonnable?

:

Venise n'a pas besoin, pour frapper les regards, d'une pareille singularité, Sa seule position est le plus singulier des spectacles. Considérée de loin, lorsque les flots sont agités, on la prendroit pour une cité flottante. Considé rée de près, on la prendroit pour une production ma

ritime. Tous ses palais sortent du milieu des ondes. Ses rues sont des canaux navigables; ses chemins sont des ponts et des arcades; ses chars et ses voitures sont des barques et des gondoles. Toutes ces gondoles, il est vrai, sont uniformes et tapissées de noir, ce qui attriste un peu le tableau. La plupart de ceux qui s'y promènent, sont revêtus aussi de dominos et de masques noirs, et cette mascarade journalière ressemble un peu à un deuil général. Les moines, les religieuses elles-mêmes s'affublent ainsi pour assister aux jeux du carnaval. La police le leur permet: Quand ils sont contens de nous, disent les magistrats, ils ne cabalent point.

Quoiqu'attachée à la religion, Venise a constamment exclus les ecclésiastiques des emplois civils et des magistratures. Elle a craint l'influence de la superstition sur le peuple. Elle a redouté encore plus l'influence des papes sur le clergé. Aucun Vénitien ne peut être promu à la dignité de cardinal. Aucune bulle des pontifes romains ne peut être proclamée dans la république. Les foudres du Vatican sont tombées plus d'une fois sur elle; elle les a repoussées avec une fermeté qui ne s'est jamais démentie. Paul V porta le délire pontifical jusqu'à interdire à Venise le service divin le service divin ne fut pas interrompu dans une seule chapelle. Consacrée à saint Marc, que l'on représente avec un lion et un évangile, Venise a opposé sans cesse le lion au renard, et l'évangile aux bulles.

La tolérance y est établie; les juifs y ont des synagogues; les Grecs et les Arméniens des églises. L'imprimerie de Venise, la plus ancienne de l'Univers, a vu sortir en même temps de ses presses, trois éditions superbes, l'une du Talmud, l'autre de l'Alcoran, l'autre de la Jérusalem du Tasse. L'école vénitienne de peinture a contribué également au triomphe de la religion et des arts. Le Titien, le Tintoret, le Veronèse, le Bassan, ont enrichi les églises de tableaux qui seuls persuaderoient l'évangile. Parmi les élèves fameux de cette école, on distingue la célèbre Rosalba, qui a donné aux beautés qu'elle a peintes, une care nation si douce et si brillante.

« PreviousContinue »