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[Assemblée nationale législative.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (9 juin 1792.]

justice d'envoyer au ministre de l'intérieur la réclamation de Mme Saint-Laurent, avec toutes les pièces à l'appui, pour les faire passer au département du Nord, qui renverra le tout au ministre, avec son avis sur l'évaluation des pertes portées dans l'état de Mme Saint-Laurent, après avoir préalablement pris celui du district de Bergues, qui aura entendu contradictoirement la municipalité de Dunkerque sur ladite évaluation, pour le tout être ensuite renvoyé par le ministre, avec son avis, à l'Assemblée nationale, qui décrétera définitivement la quotité de l'indemnité et autorisera le ministre à imposer en conséquence le département du Nord, sauf son recours ainsi qu'il a été dit.

Cependant, Messieurs, vos comités ne se sont pas dissimulé que cette marche, conforme à la justice, entraînera beaucoup de longueurs, et que Mme Saint-Laurent, qui est dans ce moment dans une très grande détresse, hors d'état de pouvoir subsister et continuer les fonctions qui lui sont confiées, a droit à demander un secours provisoire qu'il est d'autant plus urgent de lui accorder, que son service pour les approvisionnements de nos flottes est interrompu : ces considérations puissantes, Messieurs, n'ont pas permis à vos comités d'hésiter à vous proposer d'accorder, à titre de provision, à Mme SaintLaurent, une somme de 70,000 livres, à charge toutefois par elle de donner bonne et suffisante caution, qui sera reçue par le directoire du département du Nord, avec soumission de rapporter cette somme, ou partie d'icelle, si, en définitive, et contre toute attente, l'Assemblée nationale l'ordonnait ainsi, d'après les avis des administrateurs du département du Nord, sur l'état d'évaluation fourni par Mme Saint-Laurent. Je dis, Messieurs, contre toute attente, parce que les pièces produites par cette dame, prouvent un mobilier de grande valeur, et que, dans son état d'évaluation, se trouvent portées une somme de 45,000 livres en assignats, une autre de 3,000 livres en espèces, 5,400 livres valeur de 3,000 sacs pour embarquer des blés, et 3,000 livres pour 40 pièces de toile à sacs; valeurs qu'il n'est pas étonnant que Mme Saint-Laurent, directrice des vivres de la marine, et, en cette qualité, chargée d'achats pour des sommes considérables, eût à sa disposition et dans sa maison lors du pillage qu'elle a éprouvé. On pourrait même dire que la modicité de sa déclaration prouve sa bonne foi et sa délicatesse, puiseùt été possible qu'elle eût à cette époque, dans la circonstance, où elle était chargée d'un service qui exige un grand capital disponible, une somme beaucoup plus forte, attendu que les bles s'achètent toujours au comptant.

qu'il

J'ajouterai à cela, Messieurs, que depuis 21 ans, Mme Saint-Laurent est chargée de la direction des vivres de la marine à Dunkerque; que son mari est aussi chargé d'une pareille direction à Rochefort; qu'un de ses fils est officier de marine; qu'un autre est capitaine dans l'artillerie, et qu'un troisième, garde national, la seconde dans les opérations qui lui sont confiées : cette famille entière est consacrée au service de l'Etat.

Le ministre de la marine, à qui Mme SaintLaurent s'était adressée en premier lieu, et le ministre de l'intérieur, ont écrit plusieurs lettres à l'Assemblée nationale, par lesquelles ils exposent les motifs d'intérêt qui se présentent en faveur de cette malheureuse famille, qui se trouve réduite à l'indigence: ils sollicitent la

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justice de l'Assemblée pour ces victimes infor-
tunées d'un peuple égaré ils exposent que
d'après l'article 2' de la loi du 2 octobre dernier
sur la libre circulation des grains, Mme Saint-
Laurent paraît être dans le cas d'être indemni-
sée par la nation.

Le ministre de la marine représente que la
justice et les considérations les plus importantes
pour les intérêts de la nation, sollicitent une
prompte décision, et qu'il est indispensable, sur-
tout dans les circonstances actuelles, que toutes
les personnes préposées à l'achat et à l'expédi-
tion des grains et légumes destinés pour le ser-
vice de l'Etat, puissent compter entièrement
sur la proposition et la garantie du gouverne-

ment.

Le ministre de l'intérieur, qui partage les mêmes sentiments, prie l'Assemblée de fixer l'indemnité, afin qu'il puisse faire rentrer dans la caisse de la nation la somme à laquelle l'indemnité aura été fixée, en augmentant en conséquence l'imposition du département du Nord. Je n'examinerai point ici, Messieurs, si par des mesures vigoureuses, il eût été possible de dissiper les attroupements dans leur principe; si, par le bon emploi des forces qui se trouvaient à la disposition de la municipalité, les propriétés de Me Saint-Laurent pouvaient être conservées. Cette discussion à paru inutile à vos comités ils ont vu qu'il suffisait qu'il fut constaté que cette dame avait été victime des excès que le prétexte de ses embarquements de blés a occasionnés, pour qu'elle fût en droit d'invoquer à son égard la juste application de la loi du 2 octobre 1791. Quant à la question de savoir s'il a été possible d'employer des moyens de répression contre les brigands, le département du Nord a adressé à ce sujet plusieurs procèsverbaux à l'Assemblée nationale, qui les a renvoyés à son comité des Douze, pour lui en faire un rapport.

:

Il me reste à vous observer, Messieurs, que dans le nombre des effets détruits ou pillés, il se trouvait pour 40,000 livres de lettres de change ou billets à l'ordre de Mme de Saint-Laurent et de sa sœur, et que vos comités pensent qu'on doit espérer de la loyauté des débiteurs qu'elles en seront payées. Ils ont, en conséquence, trouvé juste de déduire cette somme du montant de leur avoir, au moment qu'il a été anéanti: ce qui réduit l'indemnité à 137.393 livres, si elle n'est pas contestée par le département du Nord; sur laquelle somme vos comités vous proposent d'accorder un provisoire de 70,000 liv., sous caution et soumission de le rapporter, s'il en était ainsi ordonné par la suite.

En conséquence, Messieurs, vos comités de marine et de l extraordinaire des finances vous proposent le projet de décret suivant:

Décret d'urgence.

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités de marine et de l'extraordinaire des finances sur la pétition de la dame Saint-Laurent, directrice des vivres de la marine, et sa sœur, relativement aux pertes qu'elles ont éprouvées dans l'insurrection arrivée à Dunkerque, le 14 février dernier, décrète qu'il y a urgence.

Décret définitif.

La pétition de la dame dite Saint-Laurent et

de sa sœur, les procès-verbaux des administrations du departement du Nord et du juge de paix de Dunkerque, l'état d'évaluation des dommages éprouvés par ladite dame Saint-Laurent et sa sœur, et les autres pièces justificatives de leurs pertes, seront remises au ministre de l'intérieur pour être par lui envoyées au directoire du département du Nord. Ces administrateurs, après avoir pris sur le tout l'avis du directoire du district de Bergues et de la municipalité de Dunkerque, les renverront, avec leur avis particulier, au ministre de l'intérieur, qui les adressera à l'Assemblée nationale pour être statué sur ladite pétition, conformément à l'article 2 de la loi du 2 octobre 1791. »

(L'Assemblée adopte le projet de décret) (1). M. Mathieu Dumas, au nom du comité militaire, fait un rapport et présente un projet de décret sur la formation d'une compagnie de guides à l'état-major de l'armée du midi; le projet de décret est ainsi conçu :

« L'Assemblée nationale, considérant qu'il importe de donner à toutes les parties de la force publique le complément d'organisation dont elles sont susceptibles, décrète qu'il y a urgence.

« L'Assemblée nationale, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui suit:

Article premier.

Il sera attaché une compagnie de guides à l'état-major de l'armée du midi.

Art. 2.

La formation de cette compagnie sera la même que celle des trois compagnies qui ont été décrétées le 25 avril dernier, pour les autres armées.

(L'Assemblée adopte ce projet de décret.)

M. Carnot, l'aîné, au nom des comités d'instruction publique et de l'extraordinaire des finances réunis, fait un rapport (2) et présente un projet de décret (2) sur les réparations et indemnités dues à la mémoire et aur familles de Théobald Dillon et de Pierre-François Berthois; il s'exprime ainsi :

Messieurs, je viens, au nom de vos comités d'instruction publique et de l'extraordinaire des finances réunis, vous présenter, conformément au décret du 8 mai dernier (3), un projet de loi sur les réparations et indemnités dues à la mémoire et aux familles de Theobald Dillon, maréchal de camp et de Pierre-François Berthois, colonel directeur des fortifications, massacrés l'un et l'autre à Lille, le 29 avril, au retour de la malheureuse expédition de Tournai.

Vous n'exigerez pas, sans doute, Messieurs, que je vous retrace ici les détails sanglants de

(1) Le projet de décret adopté diffère sensiblement de celui imprimé par ordre des comités. Il est même probable que M. Coppens a dû modifier son rapport en conséquence. Comme nous n'avons trouvé trace de discussion dans aucun journal, nous inserons aux annexes de la seance le projet de décret qui avait été primitivement adopté par les comités réunis. Voy. ci après page 52

(2) Bibliothèque nationale, Assemblée législative, Depenses publiques, no 16.

(3) Vy. Archives parlementaires, 1 série. t. XLIII, séance du 8 mai 1792, page 122, le décret rendu à ce sujet.

cette catastrophe. Ceux qui liront un jour, le récit des faits, ne pourront se persuader qu'ils appartiennent à nos annales; ils regarderont ce passage de notre histoire comme un feuillet de l'histoire d'une horde de barbares, intercalé dans celle d'une nation sensible et généreuse.

Ce qu'il vous importe de savoir, Messieurs, c'est que les hommes dont j'ai à vous entretenir étaient purs et dignes d'un meilleur sort: c'est que les recherches officielles les plus exactes, les rapports authentiques les mieux constatés, n'indiquent pas un seul reproche à leur faire, c'est que tous s'accordent à représenter leur conduite comme sage et rigoureusement conforme aux ordres qu'ils avaient reçus; c'est que leur vie entière n'offrit que loyauté, vertus militaires, vertus privées, services importants rendus à l'Etat. amour des lois, de l'égalité, de la justice et de la liberté publique.

Le but de l'entreprise faite sur Tournai était uniquement d'empêcher que la garnison autrichienne de cette ville ne donnat du secours à celle de Mons qui devait être attaquée le même jour par l'armée du lieutenant général Biron. Les ordres du maréchal Rochambeau portaient expressément que si la ville de Tournai se trouvait évacuée à l'approche des troupes françaises, elle serait occupée par l'infanterie, pendant que la cavalerie suivrait les ennemis; mais que si l'on se mettait en devoir de nous repousser, nos troupes rentreraient à Lille sans engager le combat et se contenteraient d'observer et d'inquiéter l'ennemi, pour l'empêcher de se porter à Mons.

En conséquence, le maréchal de camp Dillon, après avoir fait enlever par ses grenadiers la barrière du territoire autrichien, qui était gardée; après avoir reconnu que la garnison de Tournay était sortie en force, et avait pris poste pour combattre, ordonna la retraite. On était encore très loin de la portée du canon ennemi, et la retraite s'exécutait dans le meilleur ordre, lorsque des escadrons qui se trouvaient avantageusement situés pour la couvrir, au lieu de remplir cet objet important, se précipitèrent tumultueusement sur le chemin tenu par l'infanterie. Les rangs furent bientôt rompus, l'artillerie en désordre, la grande route engorgée par les chariots brisés, la confusion portée au comble, par des cris de trahison et de sauve qui peut; la déroute enfin fut entière.

Vous demandez, Messieurs, quelle fut la cause de cette deroute. Inutilement voudrait-on en trouver d'autre que la precipitation des troupes à cheval qui devaient couvrir la retraite. On fut battu, uniquement parce que les ordres donnés par le chef Theobald Dillon ne furent point exécutés; et cependant c'est à lui qu'en fuyant, on donnait le nom de traître; c'est à lui, à ses coopérateurs, que les coupables, pour couvrir leur propre lâcheté, inventent des crimes, attribuent la honte de leur défaite; c'est contre eux qu'ils assouvissent leur rage, et que sont épuisées des barbaries sur lesquelles l'imagination frémit de s'arrêter.

J'essaierais vainement de vous persuader, Messieurs, que de pareilles cruautés sont le simple effet du dépit ou d'une erreur momentanée le patriotisme ne s'égare pas jusqu'à immoler ses plus zeles partisans, ses defenseurs les plus intrépides et les moins équivoques. Comment, sans une de ces perfidies combinées que des cœurs droits ont tant de peine à soupçonner, pourrait-on expliquer les événements

de cette époque désastreuse? Qui pourrait avoir produit si subitement cette étrange subversion des mœurs et du caractère national? Comment des guerriers français auraient-ils oublié en un moment jusqu'aux noms de courage, d'honneur et d'humanité? Rapprochons les diverses circoustances; comparons ce qui eut lieu le même jour à Lille et à Valenciennes, considérons que les mêmes cris de trahison et de sauve qui peut se firent entendre dans les deux armées; que, dans les deux villes, il parut, la veille et le jour même de l'action, un nombre de personnes plus que suspectes, des émigrés fameux par leur rage aristocratique, qui disparurent aussitôt : remarquons enfin que nos projets étaient si bien connus d'avance par nos ennemis, qu'il n'était aucune de leurs mesures qui ne fût visiblement prise et calculée sur la tentative que nous devions faire, et nous aurons peine de nous refuser à la persuasion intime, que les atrocités commises le 29 avril n'ont pu être que le résultat d'une trame ourdie dans les ténèbres de la politique autrichienne.

C'est ce te noire politique qui, fécondée par la trahison de plusieurs chefs, par des milliers de parjures infâmes, a brisé tous les liens d'ordre êt de discipline dans nos armées; c'est elle qui, par de fausses correspondances adroitement semées, est parvenue à rendre suspects les généraux les mieux intentionnés; ceux que leur conduite passsée, leur gloire, leurs intérêts propres, la haine implacable de nos ennemis, attachaient fortement et irrévocablement à la Révolution. Elle a réussi enfin à porter dans l'esprit des meilleurs citoyens, des hommes de bonne foi, cette incertitude qui les fait flotter malgré eux entre la défiance atrabilaire qui désorganise tout, et l'imbécile idolâtrie qui crée les despotes.

Je ne vous entretiendrai pas, Messieurs, des précautions prises pour la punition des meurtriers; déjà le glaive vengeur de la loi s'est appesanti sur les plus criminels; il frappera toutes les têtes coupables, il portera l'effroi dans l'âme des pervers, et rappellera, sans doute bientôt, les cœurs honnêtes aux douceurs de l'espérance.

Quel triomphe pour tes ennemis, ô sainte liberté! Quelles sont tes premières victimes? Ceux qui ont tout sacrifié pour toi; ceux qui, dès le principe, avant que ta puissance ne fut affermie, ont osé fouler aux pieds tous leurs intérêts, repousser tous les préjugés et braver toutes les haines. Voilà ceux dont le sang a rougi le sol qui t'a vu naître, voilà ceux qu'ont déchirés les mains sacrilèges auxquelles la patrie avait confié la défense et le salut de l'Empire.

Il est temps, Messieurs, que vous détourniez vos regards de ces tristes objets, ma mission, en ce moment est de vous apporter au nom de vos comités réunis, des paroles de consolation pour les personnes infortunées, qui, indépendamment de la douleur qu'elles ont à partager avec tous les amis de l'humanité, ont encore des pleurs à répandre sur leurs malheurs particuliers; qui, non seulement ont perdu comme nous tous de braves et généreux défenseurs, mais encore leur père, leur époux, la plus chère moitié d'ellemême; qui ont vu se briser, en un moment, tous les liens qui les attachaient à la vie, et disparaître les ressources qui soutenaient leur existence.

Le décret du 3 août 1790, sur les pensions et autres récompenses nationales (art. VII, du titre ler), dit, que la veuve d'un homme mort dans

le cours de son service public pourra obtenir une pension alimentaire, et les enfants être élevés aux dépens de la nation, jusqu'à ce qu'elle les ait mis en état de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance. Ce sont les termes de la loi.

Pierre-François Berthois laisse une veuve et 4 enfants. Une pension de 4,000 livres, lui avait été faite au commencement de la dernière guerre contre les Anglais pour des services qui exigeaient une grande réunion de talents et de courage et dont il s'était acquitté avec le plus rare succès.

Cette pension à laquelle le roi joignit, de sa volonté propre, la décoration militaire et le grade de lieutenant-colonel, était reversible à sa femme et par moitié à ses enfants; elle fut supprimée par les lois nouvelles : des déplacements réitérés qu'il avait éprouvés dans ces derniers temps, avaient de plus considérablement altéré sa fortune, sans ébranler jamais ni son ardent amour pour la Constitution, ni celui qu'il avait pris soin d'inspirer à sa famille.

Vos comités ont donc pensé, Messieurs, que la plus rigoureuse justice exigeait qu'il fut accordé à la veuve, par forme d'indemnité, une somme annuelle de 1,500 livres pendant sa vie et à chacun des enfants, pour leur éducation jusqu'à l'âge de 21 aus, une somme annuelle de 800 livres."

Il existe aussi de Théobald Dillon, dans l'ordre de la nature, une famille composée d'une femme et trois enfants; il allait légitimer les fruits de cette union respectable, lorsque le fer meurtrier vint arrêter les effets de sa résolution. Cette résolution, Messieurs, est exprimée par un testament écrit en entier, de sa propre main, qu'il fit, le jour même de son départ de Lille pour l'attaque de Tournay, comme si de sinistres présages l'eussent averti de sa malheureuse destinée. Voici ce testament écrit et signé par lui: je demande, Messieurs, la permission de vous le lire il est fait pour intéresser vos âmes sensibles.

:

Je fais ici mon dernier testament, et telles sont mes dernières volontés, que je recommande à la religion de mes parents et à l'amitié qu'ils m'ont toujours lémoignée. Je n'ai pas eu le temps d'épouser Joséphine de Viefville, quoique ce fût mon intention et qu'elle mérite de moi à tous les égards les sentiments avec lesquels je meurs. Elle est mère de mes trois enfants, Auguste, Edouard, et un né d'au jourd'hui. Je leur laisse tout ce que j'ai, tout ce à quoi je pourrai avoir droit par la suite; je demande pour eux l'amitié de mes sœurs, et je compte que si quelque forme peut manquer à cette pièce, ils y suppléeront bien entendu après que toutes mes dettes auront été payées. Je finis en recommandant mon âme à Dieu et ma mémoire à mes sœurs. Fait à Lille, le 28 avril, mil sept cent quatre-vingt douze.

Notre Constitution, Messieurs, ne considère le mariage que comme un contrat civil; elle a voulu nous rapprocher de la nature, autant que cet état peut se concilier avec l'ordre social. Or, quel contrat fut jamais plus sacré, plus respectable que celui qui exprime, je ne dis pas les dispositions de fortune d'un homme qui touche au terme de sa vie, mais les dernières affections de son cœur, ses derniers élans vers ceux qu'il aimait, les dernières paroles qu'il adresse à ce qu'il eut de plus cher! Le crime des assassins d'un homme probe doit-il retomber sur d'aimables et innocentes victimes qui lui doivent le jour? Non, Messieurs, l'équité, la philosophie, la nature s'y opposent, et vous ne voudrez pas

que ces êtres intéressants soient abandonnés de la patrie, vous acquitterez la dette nationale, envers les enfants de Théobald Dillon et leur mère infortunée.

L'estime nous est commandée pour cette femme malheureuse par les sentiments que lui témoigne en ce moment la famille même de Théobald. Non seulement cette famille adhère aux dernières volontés du défunt, mais elle a voulu, par un acte solennel et authentique, cimenter des dispositions du testament, reconnaître les enfants de Theobald Dillon, annoncer à la France, à l'univers entier la satisfaction avec laquelle elle verra son nom porté par eux. (Applaudissements réitérés.)

:

Ici, Messieurs, les objections s'élèvent, et la raison peut-être ne suffit pas pour les résoudre : je les abandonne donc au sentiment profond qu'inspire le malheur. Si la pitié n'est pas effacée du cœur des hommes, le sort de Joséphine de Viefville doit l'émouvoir les destinées semblent avoir rassemblé sur elle tout ce qu'elles ont de plus accablant. Engagée par les promesses avouées de celui qu'elle a nommé son époux pendant 9 ans, c'est le jour même qu'elle en reçoit les adieux éternels, que vient au monde le dernier gage de son attachement; pendant que le lendemain, on massacrait le père sur la place de Lille, cet enfant traversait la même place sur les bras de ceux qui le portaient au baptême; il échappait aux barbares, pendant que ceux-ci cherchaient la famille entière pour l'immoler, la mère, dans son état de douleurs et d'affliction, est obligée, pour se soustraire à leur fureur, de faire à pied trois quarts de lieues, en allant de maison en maison, elle se réfugie dans une cave sur la paille. (L'indignation et les larmes de l'Assemblée se mêlent aux sanglots du rapporteur.) Aujourd'hui elle subsiste encore, mais sa langueur ne permet pas de croire qu'elle survive longtemps à ce qu'elle a perdu; et si, l'on réclame des secours pour elle, c'est moins dans l'espérance qu'elle pourra en profiter, que pour venger l'humanité outragée.

Quel est, Messieurs, le but du mariage considéré comme contrat civil? C'est de fixer l'ordre des successions, d'assurer l'éducation des enfants et de préserver les mœurs.

Ici l'acte civil manque, mais son objet est véritablement rempli. Le vœu du père est formellement exprimé, les parents abandonnent la succession; les enfants sont élevés avec les plus tendres soins, et les mœurs, sans doute blessées par une première faiblesse, ont dù recevoir une réparation précieuse, par le cours d'une vie concentrée et dévouée tout entière aux devoirs des mères et des épouses.

Pourrait-il venir, dans la pensée, Messieurs, d'adopter les enfants et de repousser la mère? Non, Messieurs, ils n'accepteraient pas de pareils bienfaits; du moins, ils rougiraient de les avoir reçus, dès qu'ils viendraient à se connaître accoutumés à chérir et respecter celle qui leur donna le jour, arrachera-t-on de leur cœur tous ces sentiments, pour y substituer celui de l'éloignement et du mepris? Si vous ne croyez pas que la patrie puisse fixer sur elle des regards de bienveillance, au moins ne pouvez-vous la dépouiller de sa plus chère propriété. Elle réclamera ses enfants, elle aimera mieux les nourrir de ses larmes, ou périr avec eux, que de leur ôter les droits qui leur donnent sur elle la tendresse et la nature.

Sans doute, Messieurs, vous serez touchés par

ces considérations; vous respecterez les derniers vœux de Théobald et les généreuses dispositions de ses parents, vous les confirmerez par un décret qui honore, et votre législature, et le siècle de la raison. Les préjuges sont abolis par la loi; il est temps qu'ils le soient par le fait, et c'est à vous, Messieurs, à les écraser sous l'expression forte d'une volonté qui certainement sera la volonté du peuple français tout entier. Vos comités ont donc pensé, Messieurs, que la famille de Théobald Dillon, reconnue par son testament olographe et par l'acte authentique de ses parents, avait les mêmes droits aux indemnités nationales que celle du colonel Berthois. Ils vous proposent, en conséquence, d'accorder également à la mère une somme annuelle de 1,500 livres durant sa vie, et à chacun des enfants, une somme annuelle de 800 livres pour leur éducation jusqu'à l'âge de 21 ans.

Comme la générosité a sur la justice l'avantage de la promptitude, nous n'avons pu enlever au lieutenant général d'Aumont la gloire de prévenir votre bienveillance envers cette famille affligée. Cet officier général dont l'intrépidité et le dévouement à la Constitution sont si counus, commandait à Lille la première division de l'armée du Nord: c'est à sa fermeté et à sa présence d'esprit que cette ville a dù son salut après la mort de Dillon, c'est à sa grandeur d'âme que la famille éplorée de son ami a dù les premiers accroissements de sa douleur. Il lui a offert un asile paisible à la campagne; et cet excellent citoyen, forcé de suspendre son service par ses peines morales et ses infirmités, sollicite de nouveau le bienfait d'aller mourir au champ d'honneur. (Applaudissements.)

Enfin, Messieurs, deux frères, Antoine et Pierre Dupont Chaumont, l'un adjudant général de l'armée du Nord, l'autre aide-de-camp du général Dillon, ont été grièvement blessés par leurs propres soldats, en obéissant aux ordres de leur chef et à la loi. Vos comités vous proposent de déclarer qu'ils sont susceptibles l'un et l'autre d'obtenir, dès à présent, la décoration militaire, que leur ancienneté de service ne leur donne pas encore le droit de réclamer.

Mais c'est en vain, Messieurs, que vous aurez décerné des récompenses individuelles aux bons citoyens; inutilement le glaive de la loi aurait frappé les têtes coupables, si le souvenir de ces événements n'était transmis à la postérité. Vos comités réunis, Messieurs, pensent qu'un monument simple élevé sur la porte de Lille, vers le chemin qui conduit à Tournai, serait la plus utile leçon que vous puissiez laisser aux générations futures; ils ont pensé que ce droit serait le plus puissant moyen d'attacher chacun à son devoir et de rappeler, dans les circonstances orageuses, le Français près de s'égarer, aux sentiments qu'il trouve si naturellement en luimême. Quant à moi, Messieurs, je me persuade que ce monument serait une sorte de palladium qui rendrait le côté de la place où il serait élevé, inattaquable aux ennemis.

Combien les lois deviendront simples, combien le Code sera dans peu réduit, si nous savons mettre en jeu les ressorts de la sensibilité, de l'annulation, de la morale universelle. La fête du maire d'Etampes a créé des milliers de héros. Multipliez les exemples, et nous n'aurons plus besoin de préceptes. Sachons honorer les vertus, et nous n'aurons bientôt plus de crimes à punir. (Applaudissements.)

Que nos ennemis ne s'énorgueillissent pas de

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L'Assemblée nationale, considérant que la plus précieuse fonction des législateurs est de réparer les outrages faits à l'humanité, d'honorer la mémoire des citoyens qui se sont dévoués pour le salut de leur pays, de porter des consolations dans le sein de leur famille, d'offrir enfin aux guerriers des modèles à suivre, et à tous les citoyens le tableau des malheurs qu'entraîne la désobéissance aux lois et le mépris des autorités légitimes.

« Considérant que Théobald Dillon, maréchal de camp, employé à Lille, et Pierre-François Berthois, colonel, directeur des fortifications dans la même ville, ont bien mérité de la patrie et sont morts le 29 avril de cette année, victimes des complots tramés contre la chose publique et le succès de nos armes, décrète qu'il y a urgence.

Décret définitif.

« L'Assemblée nationale, ouï le rapport de ses comités d'instruction publique et de l'extraordinaire des finances réunis, après avoir déclaré l'urgence, décrète ce qui suit

« Article premier. Il sera élevé aux frais du Trésor public, sur le glacis de la porte de Lille, vers le bord du chemin qui conduit à Tournai, un monument à la mémoire de Théobald Dillon, maréchal de camp et de Pierre-François Berthois, colonel, directeur des fortifications, morts le 29 avril 1792, l'an IVe de la liberté, après s'être dévoués pour la défense de la patrie et de la loi.

« Art. 2. Le premier article du présent décret sera inscrit sur la face la plus apparente de ce monument.

"

« Art. 3. Le pouvoir exécutif est tenu de prendre les mesures nécessaires pour que ce monument soit achevé dans le plus bref délai possible, et de remettre à l'Assemblée nationale les mémoires, plans et devis qu'exigent son exécution. Art. 4. Il sera payé, par forme d'indemnité, à chacun des 4 enfants de Pierre-François Berthois, une somme de 800 livres pour leur éducation, jusqu'à l'âge de 21 ans ou jusqu'à ce qu'ils soient pourvus d'un emploi produisant 800 livres et à leur mère une somme de 1,500 livres durant sa vie.

« Art. 5. Il sera également payé à Auguste, Edouard et Théobald, enfants de Théobald Dillon et de Joséphine de Viefville, une somme annuelle de 800 livres chacun, pour leur éducation, jusqu'à l'âge de 21 ans ou jusqu'à ce qu'ils soient pourvus d'un emploi produisant 800 livres, et à leur mère une somme annuelle de 1,500 livres durant sa vie.

Art. 6. Antoine Dupont-Chaumont, adjudant général et Pierre Dupont-Chaumont, aide de camp, blessés l'un et l'autre dans la journée du 29 avril, sont déclarés susceptibles, dès à présent, de la décoration militaire.

Art. 7. Extrait en forme du procès-verbal

de la séance sera envoyé, avec une lettre du Président de l'Assemblée nationale, aux familles de Théobald Dillon et de Pierre-François Berthois, et aux deux frères Antoine et Pierre DupontChaumont. (Applaudissements réitérés.)

M. Lasource et quelques membres : L'impression et l'ajournement.

Plusieurs membres: Aux voix! aux voix le projet de décret!

M. Charlier. En rendant hommage à la sensibilité de M. le rapporteur...

Un grand nombre de membres: Dites de l'Assemblée !

M. Charlier. Sensibilité qui a été partagée par chacun des membres de l'Assemblée, je la prie de se défier de cette sensibilité... (Murmures.) J'observe que dans ce moment il y a une procédure commencée relativement à l'assassinat... Je ne crains pas de me servir de cette expression.... relativement à l'assassinat commis sur la personne de M. Théobald Dillon. En même temps que vous voulez venger la société de ce crime, que vous voulez donner de justes éloges à la mémoire du citoyen qui en a été la victime, je crois que vous ne devez pas écouter un mouvement de précipitation. La sensibilité à laquelle... (Murmures.)

Un grand nombre de membres : Aux voix! aux voix!

M. Charlier. Je demande l'impression du rapport et l'ajournement.

Un grand nombre de membres: La question préalable sur l'ajournement!

(L'Assemblée décrète à la presque unanimité qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur l'ajournement.)

M. Lasource. Je demande la parole sur le projet de décret.

Plusieurs membres : Aux voix l'urgence! (L'Assemblée décrète l'urgence.)

M. le Président. La parole est à M. Lasource. M. Lasource. J'adopte les mesures présentées à l'égard des familles des infortunés Dillon et Ber hois; mais j'attaque les 3 premiers articles du projet des comités qui ont rapport à l'élévation d'un monument. Qu'est-ce que l'action dont ces officiers ont été les victimes? C'est une infamie, c'est une abomination qui souille le nom français, car ce sont malheureusement des citoyens français qui sont les coupables. Eh bien, il ne faut pas éterniser une pareille action... (Murmures.) Gardez-vous, Messieurs, d'élever à une action dont le nom français aurait à rougir... (Murmures.) N'élevez que des monuments qui retracent à vos yeux, non pas des actions criminelles, mais des actions dignes de l'estime et des éloges de la postérité. S'il est un vice dans l'histoire, c'est celui par lequel on nous transmet souvent le souvenir des crimes à la place des traités qui devraient seuls la décorer... (Murmures.) Je parle sans passion. (Murmures.) Nous ne devons pas transmettre à la postérité une action aussi honteuse. Je demande donc qu'en rendant tel hommage que l'Assemblée nationale jugera convenable à la mémoire de MM. Theobald Dillon et Berthois, elle ne fasse point ériger un monument qui éternise l'assassinat de 2 citoyens; et c'est pourquoi je propose la question préalable sur les 3 premiers articles du projet. (Mouvements divers.)

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