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M. Lasource. S'agit-il d'une affaire entre M. Calvet et M. Saint-Huruge? (Bruit.)

Plusieurs membres: A l'ordre!

M. Cazes. Il ne s'agit pas d'une querelle entre M. Calvet et M. Saint-Huruge, mais il s'agit des faits qui doivent infirmer la déposition de M. Saint-Huruge.

Plusieurs membres à gauche: Ah! ah!

M. Couturier. Je demande qu'il soit inscrit que la déposition du déclarant est pour infirmer la déposition de M. Saint-Huruge.

M. Cazes. J'ai dit à M. Saint-Huruge: « Monsieur, ce démêlé vous est étranger. C'est une querelle entre deux collègues, ne vous mêlez point à cette discussion. C'est une affaire entre mes collègues et nous saurons la démêler. » M. Saint-Huruge provoquait tous les assistants, qui étaient en grand nombre, et les excitait par des propos à une espèce d'insurrection, en criant: on assassine les patriotes! (Murmures à gauche.)

M. Lemontey. M. le Président, je fais la motion que vous demandiez à ces messieurs (montrant la gauche), s'ils entendent se récuser dans l'affaire.

M. Duhem. Comme on est récusable pour trop protéger, comme pour trop attaquer, je demande que ces messieurs se récusent.

M. Quatremère-Quincy. Je demande que l'Assemblée se récuse.

M. Cazes. J'ai prié M. Saint-Huruge de se retirer et il se démenait toujours. Il jouait un rôle très actif dans cette scène, au point que j'ai requis la gendarmerie qui était présente avec l'un des huissiers, et je lui ai dit: « Messieurs, faites retirer M. Saint-Huruge et tous ceux qui ne sont pas députés à l'Assemblée nationale. » M. Saint-Huruge m'a dit : « Je connais ces messieurs pour députés et je me retire et il est rentré dans le café. Là, je l'ai suivi et M. Thuriot y est entré avec nous. M. Saint-Huruge n'a cessé de se démener et d'exciter le trouble par des propos très violents. (Murmures à gauche.)

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M. Coubé. Imposez donc le silence, Monsieur le Président, à ceux qui ne veulent pas entendre la vérité; moi-même j'ai entendu tenir des propos incendiaires à M. Saint-Huruge. Il est entré dans le café, il a pris une plume et du papier et a écrit Saint-Huruge déposera dans cette affaire. Après la déposition que je viens de faire tendant à infirmer celle de M. Saint-Huruge, je dois à la vérité et à la justice, d'indiquer à M. Grangeneuve un témoin oculaire qui a déposé. Ce témoin est un jeune enfant de 10 ans.

Un membre: Il ne peut point servir.

M. Coubé, 11 a déposé qu'il a vu M. Grangeneuve frappé par M. Jouneau, et que les choses avaient été au point qu'il avait été forcé de se retirer dans le café. C'est un témoin que M. Grangeneuve est forcé de faire entendre.

M. LAFONTAINE, huissier de l'Assemblée, est introduit à la barre.

Il s'exprime ainsi : J'étais dans un café aux environs de cette salle, lorsque j'entendis dire que deux de MM. les députés avaient une crise ensemble. Je me transportai sur-le-champ et j'arrivai, mais tout était fini. Je me transportai dans divers endroits pour savoir ce qu'on disait, j'entrai dans le café où j'eus l'honneur de voir M. Jouneau, j'entendis díre entre autres paroles qu'il était désespéré que cette affaire eût fini

comme cela, que s'il avait su qu'elle se fût terminée ainsi, il n'aurait pas commencé. J'invitai l'officier à faire retirer tout le monde afin que cette affaire fût anéantie.

M. l'officier de garde est introduit à la barre. Il s'exprime ainsi Attiré par les cris de MM. de la gendarmerie, je sortis à la tête de 5 hommes qui composaient le corps de garde, sans leur donner le temps de prendre les armes; je me portai sur-le-champ vers l'endroit; j'ai trouvé un particulier entre les bras de plusieurs autres; je reconnus que c'était M. Grangeneuve qui avait l'air très fatigué, très défait, et faisait encore des efforts pour répondre à un autre particulier que je ne connaissais pas encore. J'interpellai ces Messieurs de me déclarer les plaignants. Je fis deux fois, trois fois, quatre fois la même demande, personne ne se présenta; je conduisis ce Monsieur, que je ne connaissais pas, jusqu'à la porte du café.

M. Grangeneuve se retira dans le café; la personne que j'appris être M. Jouneau me dit en présence de 7 ou 8 personnes, dans le café, qu'il était vrai que, se croyant gravement insulté par un membre, il avait cru devoir lui donner un soufflet, et que même il lui avait donné un coup de canne. Je n'ai rien pu exécuter quand j'ai su que c'étaient des députés; tout le monde autour de moi cria, arrêtez donc ces Messieurs. M. Jouneau me dit: Monsieur c'est une querelle de députés, vous n'y avez que faire. Je crus devoir me retirer, mais je crus avant devoir faire une patrouille pour balayer tout l'intérieur. Je fis retirer tout le monde et, M. Grangeneuve retiré, M. Jouneau resta au café. C'est tout ce que je sais.

M. le Président. Tous les témoins présentés par M. Grangeneuve et M. Jouneau ont été entendus. Je donne la parole à M. Lasource.

M. Lasource. Messieurs, l'Assemblée nationale a rendu un décret qui renvoyait au comité toutes les pièces de cette affaire pour les examiner. Je demande que vous chargiez vos comités réunis d'examiner la question de savoir si le délit qui vous a été dénoncé est susceptible d'un décret d'accusation. (Murmures prolongés.) Ou c'est un délit grave qui mérite l'attention de l'Assemblée, ou ce n'en est pas un, mais l'Assemblée ne peut pas le déterminer en ce moment. (Murmures.) Je déclare, d'ailleurs, que je n'ai pas la mémoire aussi bonne que certains de mes collègues et que je ne puis voter d'après 20 dépositions sans entendre un rapport. (Nouveaux murmures.) J'ajoute que cette question présente un très grand intérêt. (Les tribunes applaudissent et une grande partie de l'Assemblée recommence ses murmures.) Je respecte la majesté de mes commettants et il n'est pas indifférent qu'elle soit insultée dans la personne d'un représentant de la nation. (Murmures.) Je demande que l'Assemblée ordonne l'impression des pièces et le renvoi de toutes les déclararations aux comités de législation et des Douze réunis, pour en faire le rapport dans deux fois 24 heures.

M. Guadet. Je demande la parole pour m'opposer au renvoi et pour motiver le décret d'accusation. (Nouveaux murmures de l'Assemblée. Les tribunes applaudissent à plusieurs reprises et crient bravo!)

M. Dumas. Je demande que M. Guadet soit entendu tout à l'heure.

M. Beugnot. Je demande la parole contre M. Guadet.

M. Guadet veut parler. (Applaudissements réitérés dans les tribunes.)

(Une partie de l'Assemblée se lève et demande le comité général. Beaucoup de membres à droite se précipitent au bureau et signent la demande d'un comité général.)

M. le Président se couvre.

Le calme se rétablit peu à peu. On continue de signer au bureau.

M. le Président se découvre.

Un membre: M. le Président est découvert, on peut parler.

Plusieurs membres: Levez la séance!

M. le Président. Je rappelle les membres de l'Assemblée au calme qui doit régner dans ses délibérations et j'espère que ce ne sera pas inutilement que les tribunes auront été rappelées au respect et au silence. J'ordonne à M. l'officier de garde de prendre les moyens qui sont en son pouvoir pour les contenir.

Un grand nombre de membres : Le comité général!

Un membre: Je demande la parole pour un fait.

Plusieurs membres : Il n'y a pas de fait. Monsieur le Président, annoncez le comité général.

M. Basire. Je demande avant tout que l'on prononce que l'on a le droit d'assommer les membres de l'Assemblée.

M. Gohier. Sans doute 50 membres ont le droit de demander le comité général, mais il faut pour cela que cette demande soit légalement faite. Lorsque M. le Président est couvert, tous les membres doivent se tenir à leurs places, et j'observe que c'est pendant que M. le Président a été couvert, que l'on a sigué la demande du comité général. Je demande que les signatures soient déclarées nulles. (Grande agitation dans l'Assemblée.)

Un grand nombre de membres courent au bureau signer de nouveau la demande du comité général.

M. Henry-Larivière. J'insiste pour avoir la parole. (Bruit prolongé.) Messieurs, ce n'est pas sans étonnement.....

Plusieurs membres : Le comité général!

D'autres membres : Vous aurez la parole quand le comité sera formé.

M. Merlet. Je demande que M. Henry-Larivière soit entendu avant que l'on statue sur le comité général.

M. Charlier. J'observe à l'Assemblée qu'elle fait les fonctions de juré et que les fonctions de juré sont nécessairement publiques.

Plusieurs membres : Nous demandons la lecture de la liste de ceux qui demandaient le comité général.

Un autre membre: Je demande que cette liste soit imprimée.

M. Basire. Il faut connaître ceux qui veulent s'envelopper de l'obscurité. J'insiste pour que la liste soit lue.

M. Henry-Larivière. Messieurs, ce n'est pas sans un grand étonnement, ce n'est pas sans une douleur profonde, que j'ai entendu demander le renvoi à deux de vos comités réunis, d'une

affaire qui, j'ose le dire, n'a que beaucoup trop sans doute occupé l'Assemblée nationale. Mais puisqu'enfin, Messieurs, vous avez cru devoir agiter cette question malheureuse, il est de votre dignité et de votre patriotisme de ne pas désemparer sans la traiter à fond, afin que le temps que vous y emploierez, soit pris seulement sur notre repos et non pas sur le travail que nous devons au peuple et dont il a tant besoin dans les circonstances actuelles. (Applaudissements unanimes.)

Si l'Assemblée nationale prend mes observations en quelque considération, je demanderai qu'elle veuille bien me conserver la parole sur l'objet principal et j'espère lui démontrer alors en moins de 6 minutes que l'affaire dont il s'agit est tout au plus susceptible de sa police correctionnelle. (Murmures à gauche. - Applaudissements à droite.)

M. Charlier. Je demande qu'avant la discussion l'Assemblée rapporte son décret de ce matin par lequel elle renvoie au comité cette affaire.

(L'Assemblée, consultée, rapporte le décret portant renvoi et décrète, suivant la motion de M. Larivière, qu'elle terminera cette affaire sans désemparer.)

M. Henry-Larivière. Avant que d'énoncer mon opinion je crois devoir exposer quelques réflexions préliminaires qui concilieront peutêtre tous les esprits.

J'observe d'abord que cette affaire peut être considérée sous 3 points de vue généraux : ou comme un délit contre la sûreté générale de l'Etat, ou comme une atteinte portée à l'inviolabilité des représentants du peuple, ou comme une simple rixe susceptible de la police que l'Assemblée a droit d'exercer sur ses membres, ou même enfin, si l'on veut, comme un délit qui puisse retourner aux tribunaux.

Quant à la sûreté générale de l'Etat, je ne vois rien qui l'intéresse dans les faits qui se sont passés entre MM. Grangeneuve et Jouneau. Le récit qui en a été fait par l'intéressé lui-même, la réponse de M. Jouneau, les déclarations de plusieurs députés et les dépositions uniformes de tous les témoins qui ont été entendus sur ce point, tout s'accorde à démontrer que la rixe élevée entre nos 2 collègues, ne doit naissance qu'à une diversité d'opinions individuelles sur un objet tout à fait particulier, ainsi que je l'établirai tout de suite.

J'ajoute, Messieurs, que notre inviolabilité n'a rien de commun dans l'affaire. Il ne s'agit pas, en effet, d'une insulte faite par un étranger å un représentant du peuple, il ne s'agit pas d'un député poursuivi et attaqué par un citoyen hors du Corps législatif, mais bien d'une querelle entre 2 députés, qui, revêtus de la même qualité, se confondent envers nous sous ce rapport. (Murmures à gauche.)

Je dis enfin que cette affaire ne peut être considérée comme un crime, encore moins comme un assassinat, ainsi qu'on n'a pas craint de le publier hautement par une dénonciation qui, répétée par les papiers publics, a déjà infesté tout Paris de cette horrible idée. (Applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée.) A quels signes, en effet, pourrait-on regarder M. Jouneau comme un criminel, comme un assassin? Son intention et l'événement peuvent-ils annoncer un dessein prémédité d'en vouloir aux jours de M. Grangeneuve? Pour se convaincre du con

traire il suffit de jeter un seul coup d'œil sur la scène scandaleuse qui nous occupe et d'examiner ce qui l'a fait naître. (Murmures à gauche et dans les tribunes.)

Plusieurs membres : Silence aux tribunes!

M. Jaucourt. Ce ne sont pas des tribunes que nous avons à nous plaindre, mais des membres qui les provoquent. (Les murmures continuent.)

M. Henry-Larivière. J'observe à l'Assemblée que m'étant impossible de tout dire dans une phrase, je serai forcé de terminer là mon opinion, si l'on m'arrête à chaque mot.

Je continue. Il paraît certain, d'après la réponse de M. Jouneau, qu'il n'était pas intimement lié à M. Grangeneuve; que souvent ils n'ont pas été d'accord dans leur manière de voir; que cette espèce de rivalité d'opinions s'est renouvelée plusieurs fois et surtout, au comité des pétitions, relativement à l'affaire d'Arles. Qu'à cet égard, M. Jouneau ayant demandé à M. Grangeneuve ce qu'il en pensait, ce dernier lui avait tenu des propos dont ils sont respectivement convenus et sur lesquels tous les témoins sont d'accord, et qu'en résultat de cette conversation, M. Jouneau se croyant offensé par M. Grangeneuve, lui a proposé un rendez-vous au Bois de Boulogne. (Murmures à gauche.)

Ici, Messieurs, et au premier coup d'œil, j'avoue que M. Jouneau doit paraître coupable d'avoir conservé dans son cœur une haine contre M. Grangeneuve et le désir de la satisfaire; mais si l'on considère que M. Grangeneuve n'a pas cessé un seul instant, après la rixe, d'être en présence de M. Jouneau au comité; que le ressentiment du moment était encore dans toute sa force; alors on ne pourra pas qualifier de dessein prémédité, d'assassinat réfléchi, le coup de poing porté par M. Jouneau à M. Grangeneuve, surtout forsque celui-ci continuait d'injurier son adversaire après avoir refusé de se battre avec lui.

Si l'on réfléchit encore sur le lieu, le temps et les circonstances, on sentira facilement combien est calomnieuse la scélératesse supposée à M. Jouneau. C'était, en effet, sur les 8 heures du soir, c'est-à-dire lorsqu'il fait jour encore; c'était en descendant du comité et dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, au milieu de plusieurs députés, et non loin d'un café, où plusieurs personnes étaient réunies, que M. Jouneau s'est promis de provoquer en duel M. Grangeneuve, et de le frapper, n'ayant pour seule arme qu'une légère badine. D'après tous ces faits qui sont avérés, peut-on bien avoir la persuasion intime que M. Jouneau ait réellement voulu assassiner M. Grangeneuve, et que pour exécuter cet horrible dessein, il eût choisi l'enceinte de l'Assemblée nationale? Loin de nous, Messieurs, une idée aussi affreuse qu'injuste.

Mais si M. Jouneau ne peut être considéré comme assassin, sa conduite n'en est pas moins répréhensible. Il a commis une grande faute, il a fait un grand mal, en autorisant, pour ainsi dire, comme législateur, un préjugé barbare qu'il est dans tous nos cœurs de proscrire et d'anéantir. Il a fait revivre, en provoquant M. Grangeneuve en duel, cette exécrable folie de l'ancien régime, ce préjugé farouche qui, comme le dit Rousseau, met toutes les vertus à la pointe d'une épée. Il a dans cette circonstance violé tous les principes du véritable honneur et porté un coup mortel à la saine morale.

Et que l'on ne dise pas que ces principes su

:

blimes en théorie soient impossibles à pratiquer. Tout le monde connaît la réponse d'un des plus braves généraux dont ait à se glorifier l'armée française, du fameux Turenne, qui provoqué en duel la veille d'un combat répondit à son adversaire Demain nous combattrons pour la patrie, tout notre sang doit être pour elle, nous verrons qui de vous ou de moi le répandra le plus volontiers. L'histoire ajoute que l'agresseur prit la fuite à l'aspect de l'ennemi et que Turenne remporta la victoire. (Murmures à droite, applaudissements à gauche.)

J'ai cru, Messieurs, qu'il n'était pas indifférent de citer ces exemples à la tribune de l'Assemblée nationale et que c'était rendre service à l'humanité que d'opposer ainsi à la conduite d'un représentant du peuple, celle d'un général qui a mérité si bien de la patrie.

Je reproche donc à M. Jouneau une véritable lâcheté et je me plais à lui dire ici, que si son amour-propre a cru triompher un instant, M. Grangeneuve mérite seul les noms d'homme brave et de vrai citoyen pour avoir préféré se tenir au poste où le peuple l'a placé, plutôt que d'aller en champ clos s'escrimer comme un vil spadassin.

Et ne sommes-nous pas tous soldats de la patrie, ne combattons-nous pas à chaque instant pour ses plus chers intérêts? Mourons tous ici, s'il le faut, voilà le seul trépas qui nous convienne et qui puisse la servir.

J'ajoute que M. Jouneau a commis une autre lâcheté plus basse encore que la première, même en admettant le préjugé dont il paraît l'esclave; c'est d'avoir osé frapper M. Grangeneuve, après le refus du défi. Heureusement que cette voie de fait n'a produit aucune suite fâcheuse, et que nous sommes rassurés sur l'état de M. Grangeneuve. A cet égard mon cœur est satisfait. (Murmures à gauche.)

Je me résume et je dis en terminant mon opinion, que si la conduite de M. Jouneau est indigne d'un législateur, d'un représentant du peuple, la peine qu'il mérite doit cependant avoir des bornes.

Je vous ai prouvé, Messieurs, que cette conduite, quelque odieuse qu'elle soit d'ailleurs, repousse toute idée d'assassinat et de crime proprement dit. J'ai démontré pareillement que cette affaire ne blesse en rien l'inviolabilité des membres du Corps législatif. Ce ne peut donc être qu'un objet purement susceptible de votre police correctionnelle.

Je demande donc qu'en vous occupant uniquement de cette mesure et mettant fin à une discussion qui nous a ravi un temps si précieux à la chose publique, et que nous trahirions en la négligeant plus longtemps, M. Jouneau soit envoyé à l'Abbaye pour y garder prison pendant 3 jours et que l'on passe sur tout le reste à l'ordre du jour. (Murmures à gauche et applaudissements à droite).

M. Gamon. Je viens, Messieurs, menacé d'une grande défaveur; mais cédant à l'impulsion irrésistible d'une conscience supérieure à toutes les considérations personnelles, vous parler let langage de la froide raison. Etonné de ce que plusieurs membres de cette Assemblée ont voulu vous faire regarder le fait dénoncé par M. Guadel ce matin, comme un délit ordinaire et non comme un attentat national, afin d'éluder un décret d'accusation que sollicite votre justice et le sentiment de votre dignité, je me suis dit : un

embaucheur qui ne ravit souvent qu'un mauvais citoyen à sa patrie, commet un attentat à la Constitution; un émigré, imperceptible dans la foule de nos ennemis, qui va se ranger sous les enseignes des tyrans, commet un attentat contre la Constitution, un juge de paix qui lance un décret arbitraire contre un représentant du peuple, commet un attentat contre la Constitution; celui qui porte atteinte à l'inviolabilité des législateurs, par un simple mandat d'amener, commet un attentat contre la Constitution, et, Messieurs, l'assassin d'un représentant du peuple ne commettra pas un attentat contre la Constitution et quelqu'un osera prétendre que l'on n'a pas porté atteinte à l'inviolabilité d'un représensentant du peuple, quand on le verra assassiné et à moitié mort?

Certes, Messieurs, il est plus qu'évident, pour tous les hommes de bonne foi, que le plus grand attentat à l'inviolabilité des législateurs, le plus grand attentat contre la Constitution, est l'assassinat des représentants du peuple.

Cette vérité démontrée et sentie, il est question d'examiner si M. Jouneau est prévenu ou non de cet attentat, et s'il y a lieu où non à accusation contre lui. C'est en suivant l'ordre des faits qui vous ont été présentés, que vous avez acquis la conviction la plus entière de l'assassinat commis par M. Jouneau sur la personne d'un des représentants du peuple. Et d'abord, Messieurs, vous vous rappelez qu'une simple division d'opinion sur l'affaire d'Arles a donné naissance à cette malheureuse affaire. M. Grangeneuve, d'accord avec la loi, ne voyait dans ceux qui avaient hérissé la ville d'Arles de canons et de forteresses que des traîtres à la patrie.

Plusieurs membres : Venez à la question.

M. Gamon. A cet égard M. Grangeneuve, d'accord avec les patriotes, avec la loi, avait la douleur de voir M. Jouneau, par erreur sans doute, soutenir une opinion contraire à la sienne. Cette opposition avait occasionné entre ces 2 députés quelques débats dans le comité qui était chargé de l'examen de tout ce qui est relatif à l'affaire d'Arles. M. Grangeneuve écoutant cette conviction intime qui s'indigne de la résistance de l'erreur comme de la mauvaise foi, s'est permis, peut-être, car cela n'est pas prouvé (Murmures prolongés.) quelques termes injurieux contre M. Jouneau. Ces épithètes, injurieuses, effet ordinaire de l'emportement, ont poussé M. Jouneau à l'acte de cruauté dont il vous a froidement rendu compte. (Murmures.) D'après la déclaration des témoins, d'après les déclarations des députés, M. Jouneau, les injures de son collègue sur le cœur, a suivi les pas de M. Grangeneuve, qui les papiers sous le bras, avec la sécurité de l'innocence, se retirait du comité, M. Jouneau a suivi ses pas avec la même tranquillité qu'il avait entendu les injures dont il avait été blessé; (je dis avec la même tranquillité, car je ne partage pas le sentiment que la modération et le flegme apparent de M. Jouneau ont inspiré à un de nos collègues, comme il nous l'a dit ce matin; ce sang-froid, Messieurs, dans les circonstances où se trouvait M. Jouneau, a rempli mon âme d'horreur). M. Jouneau a suivi les pas de M. Grangeneuve, et l'abordant avec l'air de la fraternité, il lui a dit d'un ton paisible: « Grangeneuve, j'ai quelque chose à vous dire, tirons-nous à l'écart. » (Alors M. Grangeneuve était accompagné de 2 personnes). M. Grangeneuve ainsi invité, se retire à l'écart sans crainte comme sans défiance. M. Jouneau mettant au jour, et dévelop

pant en peu de mots une détestable morale, au nom d'un honneur, qui, pour me servir des expressions de M. Lamarque, est l'honneur des héros de Coblentz, lui propose le duel, qui n'est jamais qu'un assassinat, et les législateurs de la France doivent proclamer hautement ce principe (Applaudissements des tribunes), et sur l'honorable refus qu'a fait un représentant du peuple, un citoyen honnête, un père de famille, M. Jouneau taxe son collègue de lâche. Là, votre indignation, Messieurs, a interrompu la narration de M. Jouneau, qui inspire les plus tristes réflexions. Avant d'arriver aux faits subséquents prouvés par les dépositions des témoins, il est donc vrai, Messieurs, que les Français nourrissent encore cet affreux préjugé, cet orgueil sanguinaire, ce sentiment si féroce, qu'ils brûlent de laver dans le sang de leurs frères, de leurs concitoyens, de légères injures. Il est donc vrai qu'un représentant du peuple, oubliant son devoir, oubliant les devoirs de son caractère, a voulu sacrifier le véritable honneur, qui consiste à mourir pour son pays, l'humanité qui à horreur du sang, le peuple qui a besoin de ses intègres représentants. (Applaudissements des tribunes.)

Plusieurs membres: M. le Président, faites exécuter le décret.

M. Jaucourt. Je déclare que les tribunes n'applaudissent jamais de leur propre mouvement, qu'elles n'ont point de tort, et qu'on leur donne sans cesse le signal d'applaudir. (Applaudissements à gauche.)

M. Marant. Je demande formellement que le règlement que vous avez fait soit déchiré, puisque l'on voit les députés eux-mêmes l'enfreindre. (Applaudissements à droite.)

M. le Président. Je rappelle encore les tribunes au respect qu'elles doivent à l'Assemblée. M. Gamon. Je déclare à l'Assemblée que je porte dans mon cœur les applaudissements des tribunes, mais applaudi ou hué, je dirai toujours la vérité. Il est donc vrai que le sang-froid affecté de cet homme tranquille et modéré lorsqu'il abordait M. Grangeneuve, était la dissimulation profonde et la concentration d'une haine et d'une vengeance implacable. Il est donc vrai que les lois qui défendent le duel et détruisent les affreuses provocations au meurtre, ont été foulées aux pieds par M. Jouneau. Il est donc vrai qu'un légistateur en proie aux passions les plus vives, aux préjugés les plus odieux de l'ancien régime, a dégradé son caractère, a porté une longue affliction dans le sein de l'Assemblée nationale, par un acte aussi destructif de l'ordre social, qu'odieux à la nature et à l'humanité. Je ne vous rappellerai pas, Messieurs, avec quelle sérénité barbare M. Jouneau est venu vous faire part de ce projet.

Plusieurs membres: Allons donc! (Bruit.)

M. Gamon. Ce que j'ai dù vous dire, Messieurs, c'est que M. Jouneau n'a pu alléguer contre M. Grangeneuve que le reproche de quelques termes injurieux; c'est que M. Jouneau les a écoutés tranquillement au comité; c'est qu'il a suivi les pas de M. Grangeneuve au sortir du comité; c'est qu'avant de partir du comité, ainsi qu'il résulte de la déclaration de deux députés, il avait annoncé l'intention de provoquer au duel M. Grangeneuve; 'c'est qu'il a abordé et tiré M. Grangeneuve à l'écart avec l'air de la fraternité; c'est qu'il l'a traité de lâche, parce que

être faite devant les tribunaux; mais bien si ce n'est pas elle seule qui est compétente pour se rendre accusatrice. Or, je dis que la question n'a point été traitée sous ce point de vue. Je demande donc que la discussion soit continuée, et si, dans le nombre des orateurs inscrits avant moi, il n'y en a aucun qui se soit proposé de préprendrai là parole.

M. Boullanger. M Henry- Larivière a répondu à cela.

M. Grangeneuve se refusait à une infâme lâcheté : c'est qu'il a marqué par la perfidie, par un crime plus grand encore, sa disposition à l'assassiner. L'assassinat est prouvé par les deux dépositions uniformes de M. Barbaroux et d'un autre député extraordinaire d'Arles. Ces deux témoins vous ont déposé que M. Jouneau, après avoir tiré à l'écart M. Grangeneuve une demi-senter la question sous ce point de vue, alors je minute, lui avait donné des soufflets, des coups de canne et l'avait terrassé et précipité sur un tas de pierres. Ainsi l'assassinat est prémédité, cet assassinat est un attentat contre la Constitution, puisqu'il a été commis sur un représentant du peuple déclaré inviolable par la Constitution. Et pour quelle cause, grand Dieu! a-t-on voulu ravir un honnête homme à la société, un représentant fidèle au peuple français, un père à ses enfants? Pour quelle cause a-t-on voulu couvrir de deuil la nation, l'Assemblée nationale, une famille respectable, tous les patriotes, pour se venger de quelques légères injures?

Ou je m'abuse étrangement, Messieurs, ou le crime est atroce, ou l'impunité de ce crime serait un outrage sanglant à la philosophie, au peuple, à la Constitution. Ce n'est pas au nom de M. Grangeneuve que je demande vengeance et justice. M. Grangeneuve a déjà pardonné, son âme grande et belle, comme celle de tous ceux qui aiment ardemment la liberté, son âme toute remplie de l'amour de son pays est inaccessible au sentiment de la haine; mais c'est au nom des lois, c'est au nom de la Constitution, c'est au nom du peuple, c'est en votre nom, Messieurs, que je demande vengeance et justice. Il m'en coûte de frapper ainsi un de mes collègues que je voudrais chérir et estimer; il m'en coûte d'accuser un représentant de la nation; il m'en coûte, Messieurs, d'étouffer ce sentiment impérieux de la nature et de l'humanité qui crie dans mon cœur : pardonnez! (Rires à gauche.) Mais impassible comme la loi, je ne suis, je ne puis et ne dois être, ainsi que vous, que législateur.

Un membre: Je demande que la discussion soit fermée après cette belle horreur.

M. Guadet. Je demande la parole contre la clôture de la discussion. Je soutiens que la question n'a pas encore été envisagée sous son véritable rapport.

Pusieurs membres : Nous connaissons l'affaire. M. Guadet. Il n'est nullement ici question de suivre l'affaire dans ses divers détails; dans toutes les circonstances qui ont accompagné et suivi le délit dont M. Jouneau est prévenu; il s'agit uniquement de savoir si ce délit est un délit national, et si l'Assemblée nationale n'est pas compétente seule pour se rendre accusatrice. Remarquez bien, Messieurs, qu'il ne s'agit point ici de savoir si M. Grangeneuve doit ou non obtenir réparation devant les tribunaux; sans contredit, je crois qu'il ne reste pas là-dessus le moindre doute dans aucun esprit. Si la procédure avait été instruite par un juge, et qu'elle vous fût apportée pour délibérer s'il y a lieu à accusation contre M. Jouneau, vous ne vous dispenseriez certainement pas de déclarer qu'il y a lieu à poursuivre l'accusation. On ne sent pas assez, ce me semble, la diffférence qu'il y a entre l'hypothèse dont je parle, et celle dont l'Assemblée nationale a à s'occuper dans ce moment. L'Assemblée nationale n'a pas à s'occuper de la question de savoir s'il y a lieu ou non à accusation contre M. Jouneau, pour la poursuite en

Plusieurs membres : Nous demandons la clôture de la discussion.

(L'Assemblée, consultée, décrète la clôture de la discussion.)

Un membre: Je demande la priorité pour la motion de M. Henry-Larivière.

M. Saladin. Je demande, au contraire, qu'il soit voté des remerciements... (Bruit.)

M. Merlin. Je demande que l'Assemblée décrète qu'il est permis à M. Grangeneuve... (Bruit.) (L'Assemblée, consultée, accorde la priorité à la motion de M. Henry-Larivière.)

Plusieurs membres : L'appel nominal!

Un grand nombre de membres réclament. (Bruit.) M. Merlin. Je demande au nom de la patrie, et nous demandons tous l'appel nominal, ou bien je déclare que pour 3 jours d'Abbaye je donnerai des coups de bâton.

M. Ramond. Monsieur le Président, maintenez le décret contre une minorité turbulente.

M. Duhem. Nous voulons nous décharger de ce décret-là, et nous demandons l'appel nominal.

Un membre: J'observe à l'Assemblée, d'après son règlement, qu'on ne fait l'appel nominal que lorsqu'il y a du doute; or, il n'y a pas de doute.

Un membre: Il faut que M. le Président mette aux voix le décret.

M. Gohier. L'intention de l'Assemblée n'est pas sans doute d'interdire à M. Grangeneuve le droit de poursuivre M. Jouneau?

Plusieurs membres : Non! non!

D'autres membres : Cela ne nous regarde pas. M. Boullanger. Vous ne l'avez pas voulu ce matin.

M. Gohier. Je propose un amendement à la proposition faite d'envoyer M. Jouneau à l'Abbaye, c'est d'ajouter sans rien préjudicier au droit que peut avoir M. Grangeneuve de poursuivre M. Jouneau par-devant les tribunaux. (Murmures à droite.)

Plusieurs membres s'avancent au bureau et parlent confusément à M. le Président.

D'autres membres : Couvrez-vous, Monsieur le Président, pour mettre le calme dans l'Assemblée. Un membre: Il faut consacrer cette horreur par appel nominal.

M. Ramond. Je demande comment la majorité de l'Assemblée ne fait pas la loi lorsque la minorité est là. (Montrant la gauche.)

M. Mayerne. On demande l'appel nominal: je représenterai à l'Assemblée que, dans la pareille circonstance, d'après un décret rendu à une très grande majorité, M. Guadet lui-même, à cette tribune, vous observa que si on introduisait dans l'Assemblée un pareil abus, ce serait admettre, d'une manière indirecte, les pro

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