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l'exécution de la loi sur le séquestre des biens des émigrés, et qui nécessitent une interprétation de cette loi.

(L'Assemblée renvoie cette lettre au comité de législation.)

9° Lettre des forts des ports et halles de la ville de Pontoise, qui demandent leur admission à la barre; elle est ainsi conçue: (1)

« Ce mercredi, 13 juin 1792.

« Les forts des ports et halles de la ville de Pontoise supplient monsieur le Président de leur procurer la faveur d'être admis à la barre de l'Assemblée pour l'entretenir de l'objet de leurs subsistances et de la tranquillité de cette ville. Ils arrivent à pied de Pontoise, où ils voudraient pouvoir retourner aujourd'hui.

(Suivent les signatures.)

(L'Assemblée décrète que la députation sera admise sur-le-champ.)

La députation des forts des ports et halles de la ville de Pontoise est admise à la barre. Ils exposent à l'Assemblée, que depuis que Paris ne s'approvisionne plus de grains dans cette ville, ils sont depuis plusieurs mois sans travail, sans ressources et sans moyens de s'en procurer. Ils demandent que l'Assemblée prenne des mesures pour rendre à Pontoise son commerce ou qu'elle leur accorde des secours.

M. le Président leur promet que l'Assemblée prendra leur demande en considération et les invite à la séance.

(L'Assemblée renvoie la pétition aux comités de commerce et des secours publics réunis.)

M. PIERRE PIET est admis à la barre. Il fait un don patriotique d'une somme de 320 livres qu'il a à réclamer du gouvernement et propose un projet d'introduction et d'emploi des chameaux dans nos colonies.

M. le Président accorde à M. Piet les honneurs de la séance.

(L'Assemblée renvoie le projet de M. Piet au comité colonial; elle accepte, en outre, l'offrande et en décrète la mention honorable au procèsverbal dont un extrait sera remis au donateur.)

Un membre: J'ai donné lecture à l'Assemblée, le 6 du mois dernier, d'une lettre des juges et commissaire du roi du tribunal du district de Bellac, département de la Haute-Vienne, par laquelle ils offraient, pour les frais de la guerre, le tiers de leur traitement des mois d'avril, mai et juin, et le procès-verbal n'a pas fait mention de cette offrande patriotique.

(L'Assemblée décrète que cette omission sera réparée.)

Un jeune garde nationale, ci-devant commis dans les bureaux de l'administration du district de Joigny, département de l'Yonne, est admis à la barre et offre à la patrie un écu de 6 livres et un assignat de 5 livres. Il annonce à l'Assemblée qu'il va se rendre sur les frontières pour combattre les ennemis de la liberté. (Applaudissements.)

M. le Président accorde à ce citoyen les honneurs de la séance.

(1) Archives nationales. Carton 152, dossier n° 270.

M. Dochier. Je suis chargé par les administrateurs, procureur-syndic et secrétaire du directoire du district de Romans, département de la Drôme, d'offrir à l'Assemblée, pour les frais de la guerre, 1,400 livres en assignats que je dépose sur le bureau avec la lettre d'envoi adressée à M. le Président. (Applaudissements.)

(L'Assemblée décrète la mention honorable de ces offrandes au procès-verbal dont un extrait sera remis aux donateurs.)

M. Couturier, au nom des comités des pétitions et des secours publics, réunis, fait un rapport (1) et présente un projet de décret (1) au sujet de la réclamation (2) des sieurs Vincent Gentil et Chevalot-Beaugeois, gardes nationaux de la commune de Varennes; il s'exprime ainsi :

Messieurs, le 18 août 1792, l'Assemblée nationale constituante a rendu un décret par lequel elle déclare être satisfaite du zèle et de la prudence des directoires, villes et particuliers qui ont concouru à l'arrestation du roi, et leur a accordé des récompenses très généreuses, savoir depuis 20,000 livres à un seul individu, et graduellement depuis 10, 6 et 3,000 livres, jusqu'à 600 livres aux autres.

Dans ce décret, Vincent Gentil et ChevalotBeaugeois, gardes nationaux à Varennes, furent omis, sans doute par erreur.

Lesdits Vincent Gentil et Chevalot-Beaugeois se présentèrent à la barre le 5 février dernier; ils y lurent chacun une pétition contenant le narré des services qu'ils ont rendus à la chose publique depuis la Révolution, et ils exposèrent en même temps que c'était eux qui, le 22 juin 1791, servirent le plus utilement la patrie à Varennes et coururent les plus grands dangers; et quoique les services civiques qu'ils ont rendus à la patrie leur aient valù des persécutions sans les sauver du besoin, ils ont par surcroît été oubliés dans le décret du 18 août, qui a si généreusement gratifié des individus qui n'avaient pas autant de droit qu'eux à la reconnaissance nationale.

Leur pétition a paru à l'Assemblée nationale mériter d'être prise en considération; mais en même temps il a paru à l'Assemblée qu'avant de statuer sur la réclamation du pétitionnaire, il était un préalable de vérifier la sincérité de leur exposé.

Elle a, en conséquence, renvoyé l'examen aux comités des pétitions et des secours, réunis, pour en faire le rapport, par décret du 5 février dernier.

Cette vérification a été faite conformément au décret et il a été reconnu, par les pièces justificatives produites, que ce n'a pu être que par erreur que les sieurs Chevalot l'aîné et Vincent Gentil ont été oubliés dans le décret du 18 août. Ils justifient de cette vérité par différents certificats, tant de la municipalité que de la garde nationale; et ce qui donne d'autant plus de poids aux réclamations desdits Chevalot et Gentil, est qu'arrivés à Paris, où ils ont accompagné le roi, vérification ayant été faite du procès-verbal devant la municipalité, il a été reconnu qu'ils avaient été, par erreur, omis au procès-verbal; l'attestation de ce fait se trouve inscrite à la fin

(1) Bibliothèque nationale: Assemblée législative. Secours publics, no 11.

(2) Voy. Archives parlementaires, 1 série, t. XXXVIII, séance du 5 février 1792, page 188, la pétition des sieurs Vincent Gentil et Chevalot-Beaugeois,

dudit procès-verbal à la date du 27 juin, et il paraît clair que, lors de la rédaction du décret du 18 août, il n'a pas été fait attention à cet ajouté au procès-verbal; de sorte qu'il paraît n'y avoir aucun doute qu'ils aient concouru à celte arrestation, pour le moins autant que ceux qui ont textuellement été compris dans le décret.

Une lettre du maire de Paris, en date du 9 mars dernier, accrédite d'autant plus les certificats produits par les pétitionnaires et la légitimité de leur demande, qu'il était lui-même membre de l'Assemblée nationale constituante, et que ce fait s'est passé sous ses yeux.

Le sieur Chevalot produit en outre différentes lettres des administrateurs et maîtres des postes qui le poursuivent en répétition d'une somme d'environ 1,800 livres pour frais de postes commandés par lui dans cette occasion.

Si donc l'Assemblée constituante a jugé que l'obligation que la nation avait à ceux qui sont déclinés dans son décret du 18 août, devait leur mériter les récompenses considérables qu'ils ont reçues, il résulte par la même raison que lesdits sieurs Gentil et Chevalot sont dans le cas d'être gratifiés de récompenses mesurées sur celles accordées à leurs collègues.

Cependant vos comités ont pris en considération l'état des finances et les circonstances où nous nous trouvons, ils ont aussi pris en considération que l'Assemblée nationale législative ne peut être autant pénétrée des demandes dont il s'agit que l'Assemblée constituante sous les yeux de laquelle cet événement a eu lieu; et comme le sieur Chevalot-Beaugeois a réduit luimême, par sa pétition, sa réclamation au remboursement des frais de postes et dépenses qui lui ont été répétés, et a demandé que l'Assemblée nationale veuille bien ordonner que le procès-verbal de ses séances lui soit régulièrement et gratuitement envoyé, pour par lui en donner lecture à ses concitoyens et les instruire;

Vos comités des pétitions et des secours, réunis par les membres qui ont jugé à propos de s'y trouver d'après nombre de convocations, ont estimé qu'il y avait lieu de proposer à l'Assemblée nationale le projet de décret d'urgence qui suit :

Projet de décret.

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités des pétitions et des

secours;

« Considérant que les sieurs Chevalot-Beaugeois, l'aîné, et Vincent Gentil, ont été omis par erreur dans le décret du 18 août dernier; que le sieur Chevalot-Beaugeois est pressé pour le remboursement des frais de postes mentionnés aux lettres par lui produites, et que les frais de voyages et de dépenses exposés par Vincent Gentil, le constituent dans un cas de besoin très instant, décrète qu'il y a urgence, et, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui suit:

Art. 1er. La mention honorable insérée au décret du 18 août dernier, sera et demeurera commune aux sieurs Chevalot-Beaugeois l'aîné et Vincent Gentil.

Art. 2. Il sera payé par le Trésor public, à chacun desdits sieurs Chevalot-Beaugeois et Vincent Gentil, une somme de 1,000 écus, pour leur tenir lieu de gratification et d'indemnité des frais de postes et autres dépenses.

« Art. 3. Il n'y a pas lieu à délibérer sur le surplus de leur demande. »

(L'Assemblée ordonne l'impression du rapport et du projet de décret et ajourne la discussion à huitaine.)

M. Marant. Je demande la parole pour une motion d'ordre. Il a été décrété depuis longtemps, que le commis distributeur ne pourrait distribuer que des écrits signés, ou portant le nom de leurs auteurs. Cependant il a distribué aujourd'hui un mémoire non signé, qui provoque le veto sur le décret que vous allez porter sur les droits féodaux (1). Il a pour titre: Lettre de M. Ch... au roi, contre le projet de décret proposé à l'Assemblée nationale le 12 avril 1792, relativement à la suppression des droits casuels de féodalité et finit par ces mots : « Je suis, etc..., Sire, le très humble et très fidèle serviteur et sujet. » Jé demande qu'il soit enjoint au commis de suivre à l'avenir le règlement.

M. Goupilleau. Je pense qu'il faut mander le commis à la barre, et s'occuper, lorsque l'Assemblée sera plus nombreuse, de la punition qu'il convient d'infliger pour avoir distribué un libelle affreux.

Plusieurs membres parlent et font diverses propositions à ce sujet.

M. Delacroix propose d'ordonner que les commissaires inspecteurs de la salle rendront compte de ce fait, et déclareront par qui cet écrit leur a été remis.

(L'Assemblée décrète que les commissairesinspecteurs de la salle donneront des éclaircissements sur cette distribution.)

M. Bernard (Yonne), au nom du comité des secours publics. Messieurs, il y a déjà plusieurs mois que l'Assemblée nationale a décrété que son comité des secours publics lui présenterait, dans un bref délai, le résultat du travail qu'elle lui a confié, relativement à l'organisation nouvelle des secours publics, et à la destruction de la mendicité, deux des objets les plus importants dont elle aura à s'occuper dans le cours de sa session. Le comité, dès ce moment, a redoublé de zèle et d'activité, tellement qu'il y a trois semaines que son travail général a été conduit à la fin. Mais quoique placés, dès le mois dernier, sur le tableau hebdomadaire de vos travaux, l'ordre du jour n'a pas pu encore arriver pour nous: cependant il n'y a pas de jour où l'on ne nous entretienne des besoins des pauvres de tout l'Empire: pas de jour où nous ne recevions des départements les détails les plus affligeants sur la pénurie de leurs hôpitaux, et où on ne sollicite pour eux les plus prompts secours; pas de jour enfin, où plusieurs même d'entre vous ne nous prient de supplier l'Assemblée nationale de ne pas différer de prendre ces objets en considération.

Dans le mois de janvier dernier, vous avez décrété des fonds de secours pour tous les départements, ces fonds sont tout à l'heure épuisés ; les 6 mois auxquels ils appartiennent, sont près d'expirer, et, sous peu de jours, peut-être, on va vous proposer d'en décréter de nouveaux.

Il est temps pourtant de cesser d'avoir recours à tous ces palliatifs; il est temps de traiter le mal en grand, de l'attaquer à la racine et jusque dans le vif; rien n'est aussi essentiel, rien n'est aussi urgent, et vous-mêmes, Messieurs, en avez été convaincus, lorsque votre sollicitude à cet égard a provoqué, par un décret, le zèle de

(1) Voyez ci-après, aux annexes de la séanco, page 172.

votre comité. Nous avons satisfait à ce décret, autant qu'il a été en nous; et c'est pour son entière exécution que je demande à être entendu sur cet objet, il est à l'ordre du jour.

Plusieurs membres Appuyé! appuyé!

D'autres membres demandent que, conformément au nouveau règlement, l'impression du rapport en précède la lecture, et que l'Assemblée entende seulement le projet de décret.

M. le Président met aux voix cette dernière motion, et prononce que le projet de décret seulement sera lu. (Il s'élève de nombreuses réclamations contre cette épreuve.)

M. Bernard (Yonne). Je dois faire observer à l'Assemblée nationale que l'objet dont il s'agit, n'a rien de commun avec ceux auxquels le règlement dont on parle s'applique; je dois vous faire observer qu'il ne s'agit de rien moins ici que de l'un des deux établissements que la Constitution vous a laissés à créer, et dont la création et l'organisation doivent faire époque dans cette législature; je dois vous faire observer qu'il serait impossible de saisir les avantages et la liaison intime d'un projet de décret qui contient, en 17 articles, tout le système d'organisation des secours publics, si ce projet vous était présenté isolément; qu'enfin, la lecture nue qu'on en demande, n'aurait pas d'objet, et ne vous offrirait que le squelette de notre travail. D'ailleurs, vous jugerez, certainement, Messieurs, qu'après avoir traité en présence du peuple, témoin nécessaire de vos délibérations, tant d'affaires auxquelles le patriotisme seul dont il est animé a pu lui faire prendre part, il est temps de lui en offrir une qui le touche pour lui-même, et qu'il ne doit pas être privé d'entendre la cause de l'humanité et de tous les cœurs sensibles; vous jugerez qu'il n'importe pas moins que la France entière apprenne très promptement quelle espèce d'intérêt vous attachez à une institution d'où doivent résulter le soulagement des infortunés qui couvrent sa surface, et l'affermissement de la Constitution. C'est pourquoi je demande, en m'appuyant du vœu du comité qui m'a chargé expressément de vous l'exprimer, je demande que le rapport précède la lecture du projet de décret.

(L'Assemblée décide que le travail de M. Bernard sera lu en entier.)

M. Bernard (de l'Yonne), au nom du comité des secours publics, fait un rapport (1) et présente un projet de décret (1) sur l'organisation générale des secours publics et sur la destruction de la mendicité; il s'exprime ainsi :

Messieurs, votre comité des secours publics doit aujourd'hui vous entretenir de grands intérêts. Il vient vous exprimer le vœu de l'humanité; il vient vous parler des besoins de la portion du peuple la plus respectable, parce qu'elle en est la portion infortunée; il vient vous proposer de consacrer ses droits trop longtemps négligés, ses droits qui sont pourtant ceux de la justice, de l'éternelle justice; et lorsqu'il traite un semblable sujet, il est sûr d'avoir déjà fixé toute votre attention, et il ne doit pas même se permettre de la réclamer.

Assurer la subsistance du pauvre, et pourvoir à tous ses besoins dans toutes les circonstances

(1) Bibliothèque nationale: Assemblée législative, Secours publics, no 12.

et à toutes les époques de la vie; faire que, malade et infirme, il reçoive une assistance et des soins complets; que sain, et valide, il puisse, à chaque moment, échanger son labeur contre le pain qui doit le nourrir; qu'enfin les secours aillent même au devant de lui, pour avoir le droit d'empêcher qu'il ne les sollicite; conquérir au travail une multitude d'hommes inoccupés, et jusqu'ici voués par état à une coupable et dangereuse oisiveté, tandis que l'agriculture, le commerce et les arts réclament des bras; trouver enfin dans la répression de la mendicité, le remède à une des maladies les plus graves et les plus invétérées qui minent le corps social: telle est, Messieurs, une des obligations essentielles que la Constitution vous a imposées, et que vous allez remplir. Heureux législateurs! à qui il est donné d'acquitter la dette sacrée de l'humanité au nom de la nation souveraine que vous représentez, et d'offrir en ce jour le spectacle touchant des dépositaires de sa volonté suprême, occupés à satisfaire à un devoir si consolant, au moment même ou la grande crise politique qui va terminer la plus étonnante révolution dont les annales du monde conserveront la mémoire, semblerait devoir absorber toutes leurs pensées! heureux d'avoir à recueillir, dans le cours de vos fonctions pénibles, en consommant la régénération de ce vaste Empire, la récompense la plus douce que des hommes probes et sensibles puissent désirer d'obtenir : les bénédictions du pauvre!

Chargés de vous présenter un système général d'organisation des secours publics, nous n'avons pas dû entreprendre un pareil ouvrage, sans en avoir mesuré l'importance et l'étendue. Sans doute, avec quelque persévérance de zèle que nous nous y soyons portés, nous ne serions pas encore parvenus à le terminer, si nous n'eussions trouvé des matériaux précieux dans les travaux du comité à qui la même tâche avait été confiée par l'Assemblée constituante. Nous nous sommes livrés à leur examen avec la plus scrupuleuse attention; et si, en méditant nous-mêmes sur tant de grandes questions d'ordre social que cette matière présente, nous nous sommes souvent cru obligés de nous écarter des vues de ce comité, et d'admettre d'autres résultats, nous avons cru aussi devoir partir du même point que lui, et nous nous sommes laissé guider plus d'une fois au fil des mêmes principes.

Pour procéder avec quelque méthode dans un sujet aussi vaste, nous commencerons par vous exposer les principes élémentaires et fondamentaux d'où dérivent les devoirs de la société envers le pauvre, et ceux du pauvre envers elle. Cette exposition faite, nous vous proposerons les bases de répartition des secours entre tous les départements de l'Empire, et nos vues sur le meilleur mode de distribution; d'où passant au système général de leur organisation, nous parcourrons les deux grandes divisions connues de pauvres valides, et de pauvres non valides; et les réflexions précisées que nous offrira la série des établissements qui composeront l'ensemble de tout le système, prépareront les divers projets de décrets qui vous seront présentés de suite sur l'organisation particulière de ces mêmes établissements. Persuadés enfin que la destruction de la mendicité est un des plus grands avantages politiques et moraux qui puissent résulter du nouvel ordre de choses, nous vous exposerons les principes qui nous ont dirigés dans la recherche des moyens propres à l'éteindre l'examen que

nous ferons de ces moyens terminera le rapport.

C'est pour l'homme qui sent et qui pense, un sujet continuel de peines et de réflexions, que le spectacle des diverses conditions de la vie humaine. Quand il voit l'énorme disproportion des fortunes, le tissu brillant qui pare plus encore qu'il ne couvre la richesse, près des haillons de l'indigence; à vingt pas d'un palais superbe, une cabane qui défend à peine l'individu qui l'habite des injures de l'air et des saisons; lorsqu'il aperçoit à côté de l'heureux du monde, entouré de toutes les superfluités de la vie, l'infortuné qui manque du nécessaire, il éprouve un sentiment pénible; il se reporte en imagination vers cet age d'or, où l'or était inconnu, où le tien et le mien n'existant pas encore, les mots pauvreté et richesse n'étaient pas inventés; il retrace à sa pensée le souvenir de cette égalité primitive, à laquelle il fut porté atteinte le lendemain du jour où le contrat social fut formé, et où la terre partagée entre tous, cessant d'appartenir tout entière à chacun des individus disséminés sur sa surface, les lois assurèrent à chacun sa nouvelle propriété. On suppose ici que le principe de l'égalité fut la base de ce partage, qu'il fut fait d'un commun accord, et que la fraude et la violence n'y eurent aucune part; mais déjà l'on aperçoit que, même dans cette hypothèse, l'égalité ne put pas se maintenir; que l'homme oisif par calcul, et paresseux par penchant, mit sa postérité dans la dépendance de l'individu laborieux, qui parvint bientôt à joindre à sa part du partage celle de son voisin inactif et imprévoyant. Bientôt encore de nouvelles combinaisons venant à s'établir, le faible se mit sous la protection de l'homme puissant, ou plutót tendit la main aux fers qui lui furent présentés par le fort. Enfin mille causes secondaires, qu'il est inutile d'énumérer, se joignirent aux premières, pour en augmenter l'effet; et le genre humain, par succession de temps, offrit tous les degrés de la misère et de l'opulence.

C'est donc une conséquence immédiate du principe de la civilisation, que l'inégalité des fortunes et des moyens de subsistance; et quand il serait possible de dissoudre et de recréer au même instant le corps social; quand pour ramener tout à l'égalité, il se pourrait qu'on en vint à rapporter à une masse commune l'universalité des propriétés, pour en attribuer une portion semblable à chacun des membres de la réassociation, il est évident qu'un tel état de choses ne pourrait subsister, et que les mêmes causes tendant sans cesse à reproduire les mêmes effets, on se retrouverait bientôt au point d'où l'on serait parti.

Mais s'il demeure démontré que cette inégalité tient au principe même de la civilisation; si l'existence de la richesse et de la pauvreté extrêmes, et de tous les intermédiaires possibles entre ces deux états, en est la suite déplorable et nécessaire; il n'est pas moins rigoureusement prouvé qu'en exécution et en vertu de la convention primitive, par laquelle chaque membre de la grande famille est lié à l'Etat, et l'Etat à chacun de ses membres, le premier doit à tous sûreté et protection, et que la propriété du riche et l'existence du pauvre, qui est sa propriété, doivent être également placées sous la sauvegarde de la foi publique.

De là, Messieurs, cet axiome qui manque à la déclaration des droits de l'homme, cet axiome digne d'être placé en tête du code de l'humanité, que vous allez décréter: TOUT HOMME A DROIT ▲ SA SUBSISTANCE, PAR LE TRAVAIL, S'IL EST VA

LIDE; PAR DES SECOURS GRATUITS, S'IL EST HORS D'ÉTAT DE TRAVAILLER.

Ainsi, et par cette nécessité du travail imposée au valide, s'établit entre la société et les individus qui la composent, une réciprocité de devoirs; ainsi la société qui donne, ne fait que remplir l'obligation de la justice envers celui qui reçoit; ainsi celui-ci, alors même qu'il est se.. couru, n'a point à rougir du bienfait, et conserve encore toute la dignité de son être. C'est faute de cette distinction nécessaire, faute d'avoir médité sur cette grande vérité politique, faute d'avoir combiné les rapports qui lient la société et ses membres, qu'on a de tout temps si fort dévié dans cette matière. On s'est toujours figuré que l'assistance du pauvre n'est pas de devoir, tandis qu'elle est le premier peut-être des devoirs imposés par le pacte social; on l'a regardée, au contraire, comme une grâce; et, travestissant cette cruelle erreur en principe, on a abandonné le pauvre à la bienfaisance particulière; comme si un gouvernement qui a quelque idée de justice et d'humanité, pouvait se reposer sur d'autres que sur lui-même du soin d'acquitter cette dette, et faire dépendre, pour ainsi dire, le sort des citoyens indigents, d'un sentiment éventuel ! comme s'il pouvait être assuré que partout où il existe un être qui manque du nécessaire, il doit se trouver un autre être humain et compatissant qui regarde son superflu comme la propriété du premier! comme si, surtout, ce n'était pas avilir l'espèce humaine, que d'en livrer une partie aux refus et aux mépris de l'autre partie ! Un préjugé semblable ne servira pas de base aux grandes déterminations que vous prendrez bientôt sur cette importante matière; et les représentants de la nation le repousseront de toute la force de l'opinion, qu'il leur appartient principalement de diriger, et qui devient même dans leurs mains un levier si puissant.

Nous avons posé en principe que l'assistance du pauvre ne doit point être gratuite, et qu'il doit donner à la société son travail, en échange des secours qu'il en reçoit mais ce principe que nous n'avons appliqué qu'au pauvre en santé, nous en pouvions faire également l'application au pauvre en maladie, à l'enfant, au vieillard; et si vous daignez, Messieurs, y réfléchir, vous ne tarderez pas à vous convaincre que véritablement, loin que les secours accordés au pauvre qui n'est pas susceptible de travail, soient une exception à la règle, ils en sont la confirmation. Vous reconnaîtrez, par exemple, que l'enfait reçoit pour le travail qu'il ne peut pas encore fournir, mais qu'un jour il fournira; le vieillard, pour celui qu'il n'est plus dans le cas de donner, mais qu'il a longtemps donné; qu'enfin celui qui est dans un état passager d'infirmité et de souffrance, a droit aux secours pour le travail qu'il a déjà produit, et que, rendu à la société, il pourra encore produire. Nous n'en excepterons pas même l'être disgrâcié de la nature, voué dès sa naissance par un état d'infirmité habituel, ou par l'absence d'un ou de plusieurs de ses sens, au supplice toujours renaissant, d'un besoin perpétuel et d'une perpétuelle inaction. L'assistance à son égard est encore de justice étroite, et seul il ne peut pas avoir été excepté de la convention sociale. La mère d'un pareil être, en le mettant au monde, a pu dire à la société : « Je vous ai donné ou je vous donnerai d'autres citoyens qui vous serviront, comme le père lui-même s'est déjà mis en devoir de le faire. Recevez donc ce nouveau citoyen; l'assis

[Assemblée nationale législative.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 juin 1792.]

que tance, que je vous demande pour lui, n'est le retour des services que son père, que ses frères vous ont rendus, ou qu'ils pourront un jour vous rendre. » Au reste, Messieurs, quand on prouverait que l'obligation du travail doit être personnelle, la société, bien qu'elle ne pût rien attendre de celui-ci, ne se ferait pas moins un devoir de l'assister, parce qu'elle ne se résoudra jamais à laisser périr sous ses yeux un individu de l'espèce humaine; qu'elle est alors tenue de réparer les torts ou les erreurs de la nature; qu'enfin, il est un sentiment inné supérieur à tous les principes... que sais-je ? un retour sur soi-même, qui porte à s'attendrir sur le sort de tout être souffrant, et à le soulager.

Mais la maxime subsiste dans son intégrité, et
elle tient essentiellement au caractère de la
bienfaisance publique, fort différent en toutes
choses de celui de la bienfaisance particulière;
car au lieu que celle-ci peut choisir ceux qu'elle
assiste; au lieu qu'elle est touchée plus particu-
lièrement des maux qu'elle voit, que ce n'est
guère que ceux-là qu'elle s'attache à soulager;
au lieu que, par cette raison même, elle peut
mettre dans ses dons une sorte de prodigalité ;
l'autre, au contraire, embrasse d'un seul regard
l'ensemble des besoins et l'universalité des mal-
heureux. Ce n'est pas parce qu'elle les voit qu'elle
les assiste, c'est uniquement parce qu'ils ont
besoin d'assistance, que l'intérêt de la société
exige qu'ils soient assistés, que cette assistance
est pour elle un devoir. De plus, elle est inac-
cessible aux mouvements irréfléchis d'une com-
misération d'acception; et, calculant l'influence
que peuvent avoir ses actions sur la prospérité
publique, elle se préserve également d'une dis-
tribution de secours incomplets ou superflus:
incomplets, parce que ce serait porter atteinte
aux droits de l'humanité et de la justice sociale;
surperflus, parce que ces secours doivent se com-
poser d'une portion du revenu des citoyens, et
que la société ne pourrait, sans se rendre cou-
pable de la violation même des propriétés qu'elle
doit protéger, en appliquer la moindre parcelle
à des besoins dont la nécessité ne serait pas ri-
goureusement démontrée.

Et cette sévérité, si nécessaire dans la dispen-
sation des revenus publics, est plus impérative-
ment commandée dans l'application de la por-
tion de ces revenus qui a pour objet l'assistance
du pauvre. Il faut que le secours soit complet;
mais il faut aussi que celui qui le reçoit ne
puisse rien obtenir au delà du nécessaire. S'agit-
il, par exemple, de travail? l'Etat ne lui en of-
frira qu'à des époques seulement où l'impossibi-
lité de se le procurer est au moins présumée; et
encore alors il le lui offrira à un taux plus faible
que le prix moyen, afin de stimuler en lui le
sentiment de la prévoyance. Est-il question du
pauvre en état de maladie ou d'infirmité? nul
des secours propres à accélérer son rétablisse-
ment ne sera négligé; mais il ne pourra pré-
tendre à rien de plus: autrement, et si l'homme
secouru se trouvait dans un état d'aisance égal
à celui de l'individu laborieux, qui a su se mé-
nager les moyens de se passer de secours étran-
gers, cette générosité inconsidérée étoufferait en
lui l'amour du travail auquel il se serait accou-
tumé, ou le fortifierait dans le goût de l'oisiveté
dont il aurait contracté l'habitude. Elle serait
très propre à créer des besoins, là même où il
n'aurait jamais existé de besoins. Et en effet,
sain et valide, pourquoi le pauvre irait-il cher-
cher ailleurs le travail? l'Etat ne lui en fourni-

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rait-il pas en tout temps et au prix le plus avan-
tageux? Avancé en âge et valétudinaire, que lui
reviendrait-il d'avoir économisé à l'avance pour
le temps de la vieillesse et des infirmites, lors-
que, sans aucune peine, sans aucune inquiétude,
il aurait pu se reposer sur la bienfaisance pu-
blique du soin de tout prévoir, de tout préparer
pour lui, et être assuré d'une latitude de secours
au moins équivalente à celle que le fruit de ses
épargnes lui eût procurée? Dans un tel ordre de
choses, il faudrait s'attendre à voir les indigents
se multiplier à proportion qu'on aurait plus fait
pour eux, et leur nombre s'accroître à un tel
point, que la fortune publique tout entière ne
suffirait plus pour alimenter, et que la source
en serait tarie avant qu'ils y eussent puisé tous.

Et qu'on ne nous objecte pas que payer au
pauvre un moindre prix de son travail que le
prix ordinaire, c'est être injuste envers lui; que
c'est toucher à sa propriété cette objection se-
rait trop facile à résoudre; car sans compter
qu'il ne saurait y avoir pour le pauvre un état
de choses plus avantageux que celui qui lui ga-
rantit sa subsistance, et lui laisse la liberté d'ac-
cepter ou de refuser le travail qui lui est offert
par l'assistance publique, lorsqu'il lui est refusé
partout ailleurs, n'avons-nous pas posé en prin-
cipe que le pauvre non valide était secouru
parce qu'il avait donné ou qu'il promettait le
travail? et dès lors, quand la société fournit le
travail au valide, la différence du salaire qu'elle
lui offre est moins une retenue, qu'une épargne
qu'elle lui ménage pour un temps plus utile, ou
même le remboursement d'une partie de l'avance
qu'elle a déjà eu occasion de lui faire, lorsqu'il
n'était pas encore susceptible de travail.

Ainsi, c'est encore un axiome, et d'une telle
importance, qu'il n'est pas possible de concevoir
un bon système d'organisation de secours qui ne
repose sur lui; c'est un axiome, que TOUT HOMME
N'A DROIT QU'A SA SUBSISTANCE.

Il en est un autre enfin qui n'est que la conséquence des premiers, et que, par cette raison, nous n'aurons besoin que d'énoncer ici : L'ASSISTANCE DU PAUVRE EST UNE CHARGE NATIONALE.

Tels sont, Messieurs, les principes généraux sur lesquels doit reposer la législation des secours, les uns puisés dans les grandes considérations d'intérêt général et d'ordre public, les autres antérieurs à l'établissement des sociétés, que l'éducation seule ne nous a point inculqués, mais qui sont innés et profondément gravés dans le cœur de l'homme, des mains de la nature elle-même. Ces principes posés, et la nécessité de l'assistance du pauvre démontrée et reconnue, nous allons avoir à examiner de quelle manière cette assistance peut être effectuée, par quels fonds il y sera pourvu, de quels éléments seront formées les bases de répartition, à quelles mains enfin l'application en sera confiée.

Et d'abord, la première question qui se présente à résoudre est celle de savoir si les secours publics seront une charge locale et municipale, ou une charge nationale; question qui peut se traduire par celle-ci : Les pauvres appartiennentils à la nation tout entière, ou seulement à quelques individus de la nation?

Dès lors qu'il est établi en principe qu'à la nation seule appartient le droit de pourvoir intégralement aux nécessités du pauvre, il faut qu'il le soit de même qu'elle seule doit fournir en masse le fonds que cette charge consomme. Toute théorie d'ailleurs qui ne reposerait pas sur cette base, serait impossible à mettre en

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