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par cela seul qu'il peut convenir à d'autres qu'aux gens d'église?

Si l'homme est bon par sa nature, comme je crois l'avoir démontré, il s'ensuit qu'il demeure tel tant que rien d'étranger à lui ne l'altère; et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l'apprendre, il s'ensuit que leur méchanceté leur vient d'ailleurs fermez donc l'entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. Sur ce principe j'établis l'éducation négative comme la meilleure, ou plutôt la seule bonne; je fais voir comment toute éducation positive suit, comme qu'on s'y prenne, une route opposée à son but; et je montre comment on tend au même but, et comment on y arrive par le chemin que j'ai tracé.

J'appelle éducation positive celle qui tend à former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme. J'appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances, et qui prépare à la raison par l'exercice des sens. L'éducation négative n'est pas oisive, tant s'en faut : elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur; elle dispose l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l'entendre, et au bien quand il est en état de l'aimer.

Cette marche vous déplaît et vous choque; il est aisé de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions de celui qui la propose. Se

lon vous, cette oisiveté de l'ame m'a paru nécessaire pour la disposer aux erreurs que je lui voulais inculquer. On ne sait pourtant pas trop quelle erreur veut donner à son élève celui qui ne lui apprend rien avec plus de soin qu'à sentir son ignorance et à savoir qu'il ne sait rien. Vous convenez que le jugement a ses progrès et ne se forme que par degrés ; «< mais s'ensuit-il, ajoutez-vous, qu'à

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l'âge de dix ans un enfant ne connaisse pas la dif«férence du bien et du mal, qu'il confonde la sa«gesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la <«< vertu avec le vice? » Tout cela s'ensuit, sans doute, si à cet âge le jugement n'est pas développé. « Quoi! «< poursuivez-vous, il ne sentira pas qu'obéir à son « père est un bien, que lui désobéir est un mal? » Bien loin de là, je soutiens qu'il sentira, au contraire, en quittant le jeu pour aller étudier sa leçon, qu'obéir à son père est un mal; et que lui désobéir est un bien, en volant quelque fruit défendu. Il sentira aussi, j'en conviens, que c'est un mal d'être puni et un bien d'être récompensé; et c'est dans la balance de ces biens et de ces maux contradictoires que se règle sa prudence enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers volumes, et surtout dans le dialogue du maître et de l'enfant sur ce qui est mal *. Pour vous, monseigneur, vous réfutez mes deux volumes en deux lignes, et les voici : « Le prétendre,

a Mandement, S VI.

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Émile, livre II, tome I, page 119 de cette édition.
Mandement, § VI.

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« M. T. C. F., c'est calomnier la nature humaine, « en lui attribuant une stupidité qu'elle n'a point. On ne saurait employer une réfutation plus tranchante, ni conçue en moins de mots. Mais cette ignorance, qu'il vous plaît d'appeler stupidité, se trouve constamment dans tout esprit gêné dans des organes imparfaits, ou qui n'a pas été cultivé; c'est une observation facile à faire et sensible à tout le monde. Attribuer cette ignorance à la nature humaine n'est donc pas la calomnier; et c'est vous qui l'avez calomniée en lui imputant une malignité qu'elle n'a point.

Vous dites encore : « Ne vouloir enseigner la << sagesse à l'homme que dans le temps qu'il sera << dominé par la fougue des passions naissantes, «< n'est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu'il « la rejette? >> Voilà derechef une intention que vous avez la bonté de me prêter, et qu'assurément nul autre que vous ne trouvera dans mon livre. J'ai montré, premièrement, que celui qui sera élevé comme je veux ne sera pas dominé par les passions dans le temps que vous dites; j'ai montré encore comment les leçons de la sagesse pouvaient retarder le développement de ces mêmes passions. Ce sont les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la mienne, et vous m'objectez les défauts que je vous apprends à prévenir. Jusqu'à l'adolescence j'ai garanti des passions le cœur de mon élève; et, quand elles sont prêtes à naître, j'en recule encore le progrès par des soins propres à les a Mandement, § IX.

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réprimer. Plus tôt, les leçons de la sagesse ne signifient rien pour l'enfant hors d'état d'y prendre intérêt et de les entendre; plus tard, elles ne prennent plus sur un cœur déjà livré aux passions. C'est au seul moment que j'ai choisi qu'elles sont utiles: soit pour l'armer ou pour le distraire, il importe également qu'alors le jeune homme en soit occupé.

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Vous dites: "« Pour trouver la jeunesse plus do<«< cile aux leçons qu'il lui prépare, cet auteur veut qu'elle soit dénuée de tout principe de religion. La raisor en est simple, c'est que je veux qu'elle ait une religion, et que je ne lui veux rien apprendre dont son jugement ne soit en état de sentir la vérité. Mais moi, monseigneur, si je disais : « Pour << trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'on << lui prépare, on a grand soin de la prendre avant <«< l'âge de raison; » ferais-je un raisonnement plus mauvais que le vôtre? et serait-ce un préjugé bien favorable à ce que vous faites apprendre aux enfants? Selon vous, je choisis l'âge de raison pour inculquer l'erreur; et vous, vous prévenez cet âge pour enseigner la vérité. Vous vous pressez d'instruire l'enfant avant qu'il puisse discerner le vrai du faux; et moi, j'attends, pour le tromper, qu'il soit en état de le connaître. Ce jugement est-il naturel? et lequel paraît chercher à séduire, de celui qui ne veut parler qu'à des hommes, ou de celui qui s'adresse aux enfants?

Vous me censurez d'avoir dit et montré que tout
a Mandement,
S V.

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enfant qui croit en Dieu est idolâtre ou anthropomorphite, et vous combattez cela en disant« «qu'on << ne peut supposer ni l'un ni l'autre d'un enfant qui <«< a reçu une éducation chrétienne. » Voilà ce qui est en question; reste à voir la preuve. La mienne est que l'éducation la plus chrétienne ne saurait donner à l'enfant l'entendement qu'il n'a pas, ni détacher ses idées des êtres matériels, au-dessus desquels tant d'hommes ne sauraient élever les leurs. J'en appelle de plus à l'expérience; j'exhorte chacun des lecteurs à consulter sa mémoire, et à se rappeler si, lorsqu'il a cru en Dieu étant enfant, il ne s'en est pas toujours fait quelque image. Quand vous lui dites que « la Divinité n'est rien de ce qui << peut tomber sous les sens, » ou son esprit troublé n'entend rien, ou il entend qu'elle n'est rien. Quand vous lui parlez d'une intelligence infinie, il ne sait ce que c'est qu'intelligence, et il sait encore moins ce que c'est qu'infini. Mais vous lui ferez répéter après vous les mots qu'il vous plaira de lui dire; vous lui ferez même ajouter, s'il le faut, qu'il les entend; car cela ne coûte guère; et il aime encore mieux dire qu'il les entend, que d'être grondé ou puni. Tous les anciens, sans excepter les Juifs, se sont représenté Dieu corporel; et combien de chrétiens, surtout de catholiques, sont encore aujourd'hui dans ce cas-là! Si vos enfants parlent comme des hommes, c'est parce que les hommes sont encore enfants. Voilà pourquoi les mystères entassés ne coûtent plus rien à personne; les termes " Mandement, § VII.

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