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et celui qui sera juste étant le maître n'épargne aucune injustice pour le devenir.

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Le vrai chemin de la tyrannie n'est point d'attaquer directement le bien public; ce serait réveiller tout le monde pour le défendre mais c'est d'attaquer successivement tous ses défenseurs, et d'effrayer quiconque oserait encore aspirer à l'être. Persuadez à tous que l'intérêt public n'est celui de personne, et par cela seul la servitude est établie; car quand chacun sera sous le joug, où sera la liberté commune? Si quiconque ose parler est écrasé dans l'instant même, où seront ceux qui voudront l'imiter? et quel sera l'organe de la généralité quand chaque individu gardera le silence? Le gouvernement sévira donc contre les zélés, et sera juste avec les autres, jusqu'à ce qu'il puisse être injuste avec tous impunément. Alors sa justice ne sera plus qu'une économie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.

Il y a donc un sens dans lequel le Conseil est juste, et doit l'être par intérêt; mais il y en a un dans lequel il est du système qu'il s'est fait d'être souverainement injuste; et mille exemples ont dû vous apprendre combien la protection des lois est insuffisante contre la haine du magistrat. Que sera-ce lorsque, devenu seul maître absolu par son droit négatif, il ne sera plus gêné par rien dans sa conduite, et ne trouvera plus d'obstacles à ses passions? Dans un si petit état, où nul ne peut se cacher dans la foule, qui ne vivra pas alors dans d'éternelles frayeurs, et ne sentira pas à chaque

instant de sa vie le malheur d'avoir ses égaux pour maîtres? Dans les grands états, les particuliers sont trop loin du prince et des chefs pour en être vus;

leur petitesse les sauve; et pourvu que le peuple paie, on le laisse en paix. Mais vous ne pourrez faire un pas sans sentir le poids de vos fers. Les parents, les amis, les protégés, les espions de vos maîtres, seront plus vos maîtres qu'eux; vous n'oserez ni défendre vos droits, ni réclamer votre bien, crainte de vous faire des ennemis; les recoins les plus obscurs ne pourront vous dérober à la tyrannie, il faudra nécessairement en être satellite ou victime. Vous sentirez à la fois l'esclavage politique et le civil; à peine oserez-vous respirer en liberté. Voilà, monsieur, où doit naturellement vous mener l'usage du droit négatif tel que le Conseil se l'arroge. Je crois qu'il n'en voudra pas faire un usage aussi funeste, mais il le pourra certainement; et la seule certitude qu'il peut impunément être injuste vous fera sentir les mêmes maux que s'il l'était en effet.

Je vous ai montré, monsieur, l'état de votre constitution tel qu'il se présente à mes yeux. Il résulte de cet exposé que cette constitution, prise dans son ensemble, est bonne et saine, et qu'en donnant à la liberté ses véritables bornes, elle lui donne en même temps toute la solidité qu'elle doit avoir. Cai, le gouvernement ayant un droit négatif contre les innovations du législateur, et le peuple un droit négatif contre les usurpations du Conseil, les lois seules règnent, et règnent sur tous; le premier de

l'état ne leur est pas moins soumis que le dernier, aucun ne peut les enfreindre, nul intérêt particulier ne peut les changer, et la constitution demeure inébranlable.

Mais si au contraire les ministres des lois en deviennent les seuls arbitres, et qu'ils puissent les faire parler ou taire à leur gré; si le droit de représentation, seul garant des lois et de la liberté, n'est qu'un droit illusoire et vain, qui n'ait en aucun cas aucun effet nécessaire; je ne vois point de servitude pareille à la vôtre; et l'image de la liberté n'est plus chez vous qu'un leurre méprisant et puéril, qu'il est même indécent d'offrir à des hommes sensés. Que sert alors d'assembler le législateur, puisque la volonté du Conseil est l'unique loi? que sert d'élire solennellement des magistrats qui d'avance étaient déjà vos juges, et qui ne tiennent de cette élection qu'un pouvoir qu'ils exerçaient auparavant? Soumettez-vous de bonne grace, et renoncez à ces jeux d'enfants, qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu'un avilissement de plus.

Cet état, étant le pire où l'on puisse tomber, n'a qu'un avantage; c'est qu'il ne saurait changer qu'en mieux. C'est l'unique ressource des maux extrêmes; mais cette ressource est toujours grande, quand des hommes de sens et de cœur la sentent et savent s'en prévaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n'êtes doit vous rendre fermes dans vos démarches! mais soyez sûrs que vous ne sortirez point de l'abîme tant que vous

serez divisés, tant que les uns voudront agir et les autres rester tranquilles.

Me voici, monsieur, à la conclusion de ces lettres. Après vous avoir montré l'état où vous êtes, je n'entreprendrai point de vous tracer la route que vous devez suivre pour en sortir. S'il en est une, étant sur les lieux mêmes, vous et vos concitoyens la devez voir mieux que moi : quand on sait où l'on est et où l'on doit aller, on peut se diriger sans peine.

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L'auteur des Lettres dit que, «< si on remarquait « dans un gouvernement une pente à la violence, <«< il ne faudrait pas attendre à la redresser que la tyrannie s'y fût fortifiée (page 172). » Il dit encore, en supposant un cas qu'il traite à la vérité de chimère, «qu'il resterait un remède triste, mais légal, et qui, dans ce cas extrême, pourrait être employé comme on emploie la main d'un chi<< rurgien quand la gangrène se déclare (page 101).» Si vous êtes ou non dans ce cas supposé chimérique, c'est ce que je viens d'examiner. Mon conseil n'est donc plus ici nécessaire; l'auteur des Lettres vous l'a donné pour moi. Tous les moyens de réclamer contre l'injustice sont permis, quand ils sont paisibles; à plus forte raison sont permis ceux qu'autorisent les lois.

Quand elles sont transgressées dans des cas particuliers, vous avez le droit de représentation pour y pourvoir; mais quand ce droit même est contesté, c'est le cas de la garantie. Je ne l'ai point mise au nombre des moyens qui peuvent rendre

efficace une représentation; les médiateurs euxmêmes n'ont point entendu l'y mettre, puisqu'ils ont déclaré ne vouloir porter nulle atteinte à l'indépendance de l'état, et qu'alors, cependant ils auraient mis, pour ainsi dire, la clef du gouvernement dans leur poche. Ainsi, dans le cas particulier, l'effet des représentations rejetées est de produire un Conseil général; mais l'effet du droit même de représentation rejeté paraît être le recours à la garantie. Il faut que la machine ait en elle - même tous les ressorts qui doivent la faire jouer quand elle s'arrête, il faut appeler l'ouvrier pour la remonter.

Je vois trop où va cette ressource, et je sens encore mon cœur patriote en gémir. Aussi, je le répète, je ne vous propose rien : qu'oserais-je dire? Délibérez avec vos concitoyens, et ne comptez les voix qu'après les avoir pesées. Défiez-vous de la turbulente jeunesse, de l'opulence insolente, et de l'indigence vénale; nul salutaire conseil ne peut venir de ces côtés-là. Consultez ceux qu'une honnête médiocrité garantit des séductions de l'ambition et de la misère; ceux dont une honorable vieillesse couronne une vie, sans reproche; ceux qu'une longue expérience a versés dans les affaires

a La conséquence d'un tel système eût été d'établir un tribunal de la médiation résidant à Genève, pour connaître des transgressions des lois. Par ce tribunal la souveraineté de la république eût bientôt été détruite mais la liberté des citoyens eût été beaucoup plus assurée qu'elle ne peut l'être si l'on òte le droit de représentation. Or de n'être souverain que de nom ne signifie pas grand'chose; mais d'être libre en effet signifie beaucoup.

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