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à la doctrine purement spéculative, rapportait tout à la morale et aux devoirs de l'homme et du citoyen. Je pensais que, sans faire directement son apologie, justifier les maximes que je lui supposais et prévenir les censures qu'on en pourrait faire, était un service à rendre à l'état. En montrant que ce qu'il négligeait n'était ni certain ni utile, j'espérais contenir ceux qui voudraient lui en faire un crime sans le nommer, sans le désigner, sans compromettre son orthodoxie, c'était le donner en exemple aux autres théologiens.

L'entreprise était hardie, mais elle n'était pas téméraire; et, sans des circonstances qu'il était difficile de prévoir, elle devait naturellement réussir. Je n'étais pas seul de ce sentiment; des gens trèséclairés, d'illustres magistrats même, pensaient comme moi. Considérez l'état religieux de l'Europe au moment où je publiai mon livre, et vous verrez qu'il était plus que probable qu'il serait partout accueilli. La religion, décréditée en tout lieu par la philosophie, avait perdu son ascendant jusque sur le peuple. Les gens d'Église, obstinés à l'étayer par son côté faible, avaient laissé miner tout le reste; et l'édifice entier, portant à faux, était prêt à s'écrouler. Les controverses avaient cessé parce qu'elles n'intéressaient plus personne; et la paix régnait entre les différents partis, parce que nul ne se souciait plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches on avait abattu l'arbre ; pour le replanter, il fallait n'y laisser que le tronc.

Quel moment plus heureux pour établir solide

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ment la paix universelle, que celui où l'animosité des parties suspendue laissait tout le monde en état d'écouter la raison? A qui pouvait déplaire un ouvrage où, sans blâmer, du moins sans exclure personne, on faisait voir qu'au fond tous étaient d'accord; que tant de dissensions ne s'étaient élevées, que tant de sang n'avait été versé que pour des malentendus; que chacun devait rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres; que partout on devait servir Dieu, aimer son prochain, obéir aux lois, et qu'en cela seul consistait l'essence de toute bonne religion? C'était établir à la fois la liberté philosophique et la piété religieuse; c'était concilier l'amour de l'ordre et les égards pour les préjugés d'autrui, c'était, sans détruire les divers partis, les ramener tous au terme commun de l'humanité et de la raison : loin d'exciter des querelles, c'était couper la racine à celles qui germent encore, et qui renaîtront infailliblement d'un jour à l'autre, lorsque le zèle du fanatisme, qui n'est qu'assoupi, se réveillera : c'était, en un mot, dans ce siècle pacifique par indifference, donner à chacun des raisons très - fortes d'être toujours ce qu'il est maintenant sans savoir pourquoi.

Que de maux tout prêts à renaître n'étaient point prévenus si l'on m'eût écouté! Quels inconvénients étaient attachés à cet avantage! Pas un, non, pas un. Je défie qu'on m'en montre un seul probable et même possible, si ce n'est l'impunité des erreurs innocentes, et l'impuissance des per

sécuteurs. Et! comment se peut-il qu'après tant de tristes expériences, et dans un siècle si éclairé, les gouvernements n'aient pas encore appris à jeter et briser cette arme terrible, qu'on ne peut manier avec tant d'adresse qu'elle ne coupe la main qui s'en veut servir? L'abbé de Saint-Pierre voulait qu'on ôtât les écoles de théologie, et qu'on soutînt la religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bruit à ce double objet qui, bien vu, se confond 'en un? Le parti que j'avais pris.

Une circonstance malheureuse, en arrêtant l'effet de mes bons desseins, a rassemblé sur ma tête tous les maux dont je voulais délivrer le genre humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami de la vérité que mon sort n'effraie pas ? Je l'ignore. Qu'il soit plus sage, s'il a le même zèle, en sera-t-il plus heureux? J'en doute. Le moment que j'avais saisi, puisqu'il est manqué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon cœur que le parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-même d'avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j'en faisais tomber.

Mais laissons les lieux et les temps éloignés, et retournons à Genève. C'est là que je veux vous ramener par une dernière observation, que vous êtes bien à portée de faire, et qui doit certainement vous frapper. Jetez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qui me poursuivent? quels sont ceux qui me défendent? Voyez parmi les représentants l'élite de vos citoyens : Genève en a-t-elle de plus estimables? Je ne veux

point parler de mes persécuteurs; à Dieu ne plaise que je souille jamais ma plume et ma cause des traits de la satire! je laisse sans regret cette arme à mes ennemis. Mais comparez et jugez vous-même. De quel côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété, le plus vrai patriotisme? Quoi! j'offense les lois, et leurs plus zélés défenseurs sont les miens! j'attaque le gouvernement, et les meilleurs citoyens m'approuvent! j'attaque la religion, et j'ai pour moi ceux qui ont le plus de religion! Cette seule observation dit tout; elle seule montre mon vrai crime et le vrai sujet de mes disgraces. Ceux qui me haïssent et m'outragent font món éloge en dépit d'eux. Leur haine s'explique d'elle-même. Un Génevois peut-il s'y tromper?

LETTRE VI.

S'il est vrai que l'auteur attaque les gouvernements. Courte analyse de son livre. La procédure faite à Genève est sans exemple, et n'a été suivie en aucun pays.

Encore une lettre, monsieur, et vous êtes délivré de moi. Mais je me trouve, en la commençant, dans une situation bien bizarre, obligé de l'écrire, et ne sachant de quoi la remplir. Concevez-vous qu'on ait à se justifier d'un crime qu'on ignore, et qu'il faille se défendre sans savoir de quoi l'on est accusé? C'est pourtant ce que j'ai à faire au sujet des gouvernements. Je suis, non pas accusé, mais jugé, mais flétri, pour avoir publié deux ouvrages

« téméraires, scandaleux, impies, tendants à dé<<< truire la religion chrétienne et tous les gouver<«<nements. >> Quant à la religion, nous avons eu du moins quelque prise pour trouver ce qu'on a voulu dire, et nous l'avons examiné. Mais, quant aux gouvernements, rien ne peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité toute espèce d'explication sur ce point: on n'a jamais voulu dire en quel lieu j'entreprenais ainsi de les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut constater que le délit n'est pas imaginaire. C'est comme si l'on jugeait quelqu'un pour avoir tué un homme, sans dire ni où, ni qui, ni quand, pour un meurtre abstrait. A l'inquisition, l'on force bien l'accusé de deviner de quoi on l'accuse; mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.

L'auteur des Lettres écrites de la campagne évite avec le même soin de s'expliquer sur ce prétendu délit; il joint également la religion et les gouvernements dans la même accusation générale; puis, entrant en matière sur la religion, il déclare vouloir s'y borner, et il tient parole. Comment parviendrons-nous à vérifier l'accusation qui regarde les gouvernements, si ceux qui l'intentent refusent de dire sur quoi elle porte?

Remarquez même comment, d'un trait de plume, cet auteur change l'état de la question. Le Conseil prononce que mes livres tendent à détruire tous les gouvernements; l'auteur des Lettres dit seulement que les gouvernements y sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est fort différent.

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