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vante sa douceur, s'arme de la plus étrange barbarie : c'est ainsi qu'il justifie la préférence que je lui ai donnée sur tant d'asiles que je pouvais choisir au même prix! Je ne sais comment cela s'accorde avec le droit des gens, mais je sais bien qu'avec de pareilles procédures la liberté de tout homme, et peut-être sa vie, est à la merci du premier impri

meur.

*

Le citoyen de Genève ne doit rien à des magistrats injustes et incompétents, qui, sur un réquisitoire calomnieux, ne le citent pas, mais le décrètent. N'étant point sommé de comparaître, il n'y est point obligé. L'on n'emploie contre lui que la force, et il s'y soustrait. Il secoue la poudre de ses souliers, et sort de cette terre hospitalière où l'on s'empresse d'opprimer le faible, et où l'on donne des fers à l'étranger avant de l'entendre, avant de savoir si l'acte dont on l'accuse est punissable, avant de savoir s'il l'a commis.

Il abandonne en soupirant sa chère solitude. Il n'a qu'un seul bien, mais précieux, des amis; il les fuit. Dans sa faiblesse il supporte un long voyage: il arrive, et croit respirer dans une terre de liberté ; il s'approche de sa patrie, de cette patrie dont il s'est tant vanté, qu'il a chérie et honorée; l'espoir d'y être accueilli le console de ses disgraces.... Que vais-je dire ? mon cœur se serre; ma main tremble, la plume en tombe; il faut se taire, et ne pas imiter le crime de Cham. Que ne puis-je dévorer en secret la plus amère de mes douleurs.

Et pourquoi tout cela? Je ne dis pas sur quelle

raison, mais sur quel prétexte? On ose m'accuser d'impiété, sans songer que le livre où l'on la cherche est entre les mains de tout le monde. Que ne donnerait-on point pour pouvoir supprimer cette pièce justificative, et dire qu'elle contient tout ce qu'on a feint d'y trouver! Mais elle restera, quoi qu'on fasse; et, en y cherchant les crimes reprochés à l'auteur, la postérité n'y verra, dans ses erreurs mêmes, que les torts d'un ami de la vertu.

J'éviterai de parler de mes contemporains; je ne veux nuire à personne. Mais l'athée Spinosa enseignait paisiblement sa doctrine; il faisait sans obstacle imprimer ses livres, on les débitait publiquement : il vint en France, et il y fut bien reçu ; tous les états lui étaient ouverts, partout il trouvait protection ou du moins sûreté; les princes lui rendaient des honneurs, lui offraient des chaires : il vécut et mourut tranquille, et même considéré. Aujourd'hui, dans le siècle tant célébré de la philosophie, de la raison, de l'humanité, pour avoir proposé avec circonspection, même avec respect et pour l'amour du genre humain, quelques doutes fondés sur la gloire même de l'Être suprême, le défenseur de la cause de Dieu, flétri, proscrit, poursuivi d'état en état, d'asile en asile, sans égard pour son indigence, sans pitié pour ses infirmités, avec un acharnement que n'éprouva jamais aucun malfateur, et qui serait barbare même contre un homme en santé, se voit interdire le feu et l'eau dans l'Europe presque entière; on le chasse du milieu des bois il faut toute la fermeté d'un protecteur il

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lustre et toute la bonté d'un prince éclairé pour le laisser en paix au sein des montagnes. Il eût passé le reste de ses malheureux jours dans les fers, il eût péri peut-être dans les supplices, si, durant le premier vertige qui gagnait les gouvernements, il se fût trouvé à la merci de ceux qui l'ont persécuté.

Échappé aux bourreaux, il tombe dans les mains des prêtres. Ce n'est pas là ce que je donne pour étonnant; mais un homme vertueux qui a l'ame aussi noble que la naissance, un illustre archevêque, qui devrait réprimer leur lâcheté, l'autorise: il n'a pas honte, lui qui devrait plaindre les opprimés, d'en accabler un dans le fort de ses disgraces'; il lance, lui prélat catholique, un mandement contre un auteur protestant; il monte sur son tribunal po ur examiner comme juge la doctrine particulière d'un hérétique, et quoiqu'il damne indistinctement quiconque n'est pas de son Église, sans permettre à l'accusé d'errer à sa mode, il lui prescrit en quelque sorte la route par laquelle il doit aller en enfer. Aussitôt le reste de son clergé s'empresse, s'évertue, s'acharne autour d'un ennemi qu'il croit terrassé. Petits et grands, tout s'en mêle; le dernier cuistre vient trancher du capable; il n'y a pas un sot en petit collet, pas un chétif habitué de paroisse, qui, bravant à plaisir celui contre qui sont réunis leur sénat et leur évêque, ne veuille avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied.

Tout cela, monseigneur, forme un concours dont je suis le seul exemple : et ce n'est pas tout.... Voici

peut-être une des situations les plus difficiles de ma vie, une de celles où la vengeance et l'amourpropre sont le plus aisés à satisfaire, et permettent le moins à l'homme juste d'être modéré. Dix lignes seulement, et je couvre mes persécuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que le public ne peut-il savoir deux anecdotes sans que je les dise! Que ne connaît-il ceux qui ont médité ma ruine, et ce qu'ils ont fait pour l'exécuter! Par quels méprisables insectes, par quels ténébreux moyens il verrait s'émouvoir les puissances! Quels levains il verrait s'échauffer par leur pourriture et mettre le parlement en fermentation! Par quelle risible cause il verrait les états de l'Europe se liguer contre le fils d'un horloger! Que je jouirais avec plaisir de sa surprise si je pouvais n'en être pas l'instrument*!

Jusqu'ici ma plume, hardie à dire la vérité mais pure de toute satire, n'a jamais compromis personne; elle a toujours respecté l'honneur des autres, même en défendant le mien. Irai-je, en la quittant, la souiller de médisance, et la teindre des noirceurs de mes ennemis? Non; laissons-leur l'a

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En s'exprimant ainsi, Rousseau n'a pu avoir en vue que les suites de sa rupture avec Grimm et Diderot, secondés, dans les manœuvres qu'il leur attribue, par ceux qu'il appelait les Holbachiens. Il n'a pu manquer de faire entrer aussi dans cette ligue madame d'Épinay, et ce sont là sans doute les insectes dont il parle. Quant aux deux anecdotes qu'il laisse à deviner, sa réticence à cet égard ne peut avoir trait qu'aux circonstances principales de sa rupture avec ces trois personnes; et le lecteur, que nous supposons instruit de tous ces petits faits par la lecture des Livres X et XI des Confessions, sait bien à quoi s'en tenir sur les suites qu'ici Rousseau leur suppose. Il en est de même de ce qu'il imagine ci-après être la conséquence d'une note de l'Héloïse relative aux jansénistes.

R. VI.

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vantage de porter leurs coups dans les ténèbres. Pour moi, je ne veux me défendre qu'ouvertement, et même je ne veux que me défendre. Il suffit pour cela de ce qui est su du public, ou de ce qui peut l'être sans que personne en soit offensé.

Une chose étonnante de cette espèce, et que je puis dire, est de voir l'intrépide Christophe de Beaumont, qui ne sait plier sous aucune puissance ni faire aucune paix avec les jansénistes, devenir, sans le savoir, leur satellite et l'instrument de leur animosité; de voir leur ennemi le plus irréconciliable sévir contre moi pour avoir refusé d'embrasser leur parti, pour n'avoir point voulu prendre la plume contre les jésuites que je n'aime pas, mais dont je n'ai point à me plaindre, et que je vois opprimés. Daignez, monseigneur, jeter les yeux sur le sixième tome de la nouvelle Héloïse, première édition; vous trouverez, dans la note de la page 138*, la véritable source de tous mes malheurs. J'ai prédit dans cette note (car je me mêle aussi quelquefois de prédire) qu'aussitôt que les jansénistes seraient les maîtres, ils seraient plus intolérants et plus durs que leurs ennemis. Je ne savais pas alors que ma propre histoire vérifierait si bien ma prédiction. Le fil de cette trame ne serait pas difficile à suivre à qui saurait comment mon livre a été déféré. Je n'en puis dire davantage sans en trop dire; mais je pouvais au moins vous apprendre par quelles gens vous avez été conduit sans vous en douter.

'Lettre VII,

e

6 partie, note 7: sur les Piétistes.

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