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J. J. ROUSSEAU

A

CHRISTOPHE DE BEAUMONT.

Pourquoi faut-il, monseigneur, que j'aie quelque chose à vous dire? Quelle langue commune pouvons-nous parler? comment pouvons-nous nous entendre? et qu'y a-t-il entre vous et moi?

Cependant il faut vous répondre; c'est vousmême qui m'y forcez. Si vous n'eussiez attaqué que mon livre, je vous aurais laissé dire: mais vous attaquez aussi ma personne; et plus vous avez d'autorité parmi les hommes, moins il m'est permis de me taire quand vous voulez me déshonorer.

Je ne puis m'empêcher, en commençant cette lettre, de réfléchir sur les bizarreries de ma destinée : elle en a qui n'ont été que pour moi.

J'étais né avec quelque talent; le public l'a jugé ainsi: cependant j'ai passé ma jeunesse dans une heureuse obscurité, dont je ne cherchais point à sortir. Si je l'avais cherché, cela même eût été une bizarrerie, que durant tout le feu du premier âge je n'eusse pu réussir, et que j'eusse trop réussi dans la suite quand ce feu commençait à passer. J'approchais de ma quarantième année, et j'avais, au lieu d'une fortune que j'ai toujours méprisée,

et d'un nom qu'on m'a fait payer si cher, le repos et des amis, les deux seuls biens dont mon cœur soit avide. Une misérable question d'académie, m'agitant l'esprit malgré moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'étais point fait; un succès inattendu m'y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d'adversaires m'attaquèrent sans m'entendre, avec une étourderie qui me donna de l'humeur, et avec un. orgueil qui m'en inspira peut-être. Je me défendis, et, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carrière, presque sans y.avoir pensé. Je me trouvai devenu pour ainsi dire auteur à l'âge où l'on cesse de l'être, et homme de lettres par mon mépris même pour cet état. Dès-là je fus dans le public quelque chose; mais aussi le repos et les amis disparurent. Quels maux ne souffris-je point avant de prendre une assiette plus fixe et des attachements plus heureux! Il fallut dévorer mes peines; il fallut qu'un peu de réputation me tînt lieu de tout. Si c'est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d'euxmêmes, ce n'en fut jamais un pour moi.

Si j'eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j'aurais été promptement désabusé? Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans les jugements du public sur mon compte! J'étais trop loin de lui; ne me jugeant que sur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent, à peine deux jours de suite avait-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j'étais un homme noir, et tantôt un ange de lumière. Je me suis vu dans la même année

vanté, fêté, recherché, même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit: les soirs on m'attendait pour m'assassiner dans les rues; les matins on m'annonçait une lettre de cachet. Le bien et le mal coulaient à peu près de la même source; le tout me venait pour des chansons.

J'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes; toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes, et, si l'on veut, les mêmes opinions. Cependant on a porté des jugements opposés de mes livres, ou plutôt de l'auteur de mes livres, parce qu'on m'a jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus que sur mes sentiments. Après mon premier Discours, j'étais un homme à paradoxes, qui se faisait un jeu de prouver ce qu'il ne pensait pas : après ma Lettre sur la Musique française, j'étais l'ennemi déclaré de la nation; il s'en fallait peu qu'on ne m'y traitât en conspirateur; on eût dit que le sort de la monarchie était attaché à la gloire de l'Opéra : après mon Discours sur l'inégalité, j'étais athée et misanthrope: après la Lettre à M. d'Alembert, j'étais le défenseur de la morale chrétienne : après l'Héloïse, j'étais tendre et doucereux : maintenant je suis un impie; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre que pourquoi il m'aimait auparavant. Pour moi, je suis toujours demeuré le même; plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en tout, même contre moi; simple et bon, mais sensible et faible;

faisant souvent le mal, et toujours aimant le bien, lié par l'amitié, jamais par les choses, et tenant plus à mes sentiments qu'à mes intérêts; n'exigeant rien des hommes, et n'en voulant point dépendre; ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés, et gardant la mienne aussi libre que ma raison; craignant Dieu sans peur de l'enfer, raisonnant sur la religion sans libertinage, n'aimant ni l'impiété ni le fanatisme, mais haïssant les intolérants encore plus que les esprits forts, ne voulant cacher mes façons de penser à personne; sans fard, sans artifice en toutes choses; disant mes fautes à mes amis, mes sentiments à tout le monde, au public ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me souciant tout aussi peu de le fàâcher que de lui plaire. Voilà mes crimes, et voilà mes vertus.

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Enfin, lassé d'une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs surchargés de leur temps et prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon cœur et si nécessaire à mes maux, j'avais posé la plume avec joie content de ne l'avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandais pour prix de mon zèle que de me laisser mourir en paix dans ma retraite, et de ne m'y point faire de mal. J'avais tort des huissiers sont venus me l'apprendre ; et c'est à cette époque, où j'espérais qu'allaient finir les ennuis de ma vie, qu'ont commencé mes plus grands malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques singularités: ce n'est rien encore. Je vous demande pardon, monseigneur, d'abuser de votre patience;

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mais, avant d'entrer dans les discussions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma situation présente, et des causes qui m'y ont réduit.

Un Génevois fait imprimer un livre en Hollande, et, par arrêt du parlement de Paris, ce livre est brûlé sans respect pour le souverain dont il porte le privilége. Un protestant propose en pays protestant des objections contre l'Eglise romaine, et il est décrété par le parlement de Paris. Un républicain fait, dans une république, des objections contre l'état monarchique, et il est décrété par le parlement de Paris. Il faut que le parlement de Paris ait d'étranges idées de son empire, et qu'il se croie le légitime juge du genre humain.

Ce même parlement, toujours si soigneux pour les Français de l'ordre des procédures, les néglige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre étranger. Sans savoir si cet étranger est bien l'auteur du livre qui porte son nom, s'il le reconnaît pour sien, si c'est lui qui l'a fait imprimer, sans égard pour son triste état, sans pitié pour les maux qu'il souffre, on commence par le décréter de prise de corps : on l'eût arraché de son lit pour le traîner dans les mêmes prisons où pourrissent les scélérats: on l'eût brûlé peut-être même sans l'entendre; car qui sait si l'on eût poursuivi plus régulièrement des procédures si violemment commencées, et dont on trouverait à peine un autre exemple, même en pays d'inquisition? Ainsi, c'est pour moi seul qu'un tribunál si sage oublie sa sagesse; c'est contre moi seul, qui croyais y être aimé, que ce peuple, qui

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