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LETTRES

ÉCRITES

DE LA MONTAGNE.

Vitam impendere

vero.

A défaut de lois précises, on avait observé les formes et suivi l'usage en France, en condamnant Émile, et le parlement s'était renfermé dans son droit et dans l'exercice de ses fonctions. Mais à Genève, gouvernée par des lois en vigueur, exemptes jusqu'alors du caprice des interprétations arbitraires et de l'influence de l'autorité qui leur était soumise, on les avait heurtées, violées même. Elles prescrivaient de citer l'auteur d'Émile, pour être ouï; de lui faire reconnaître l'ouvrage qu'on voulait censurer; d'entendre ses explications, et de recevoir une dernière déclaration dans laquelle il aurait persisté, ou se serait rétracté. Aucune de ces formalités ne fut remplie, et l'on proscrivit le livre sans l'avoir lu, et l'auteur sans l'avoir entendu.

Le magnifique Conseil donna pour motif de son arrêt, qu'Émile était téméraire, impie, tendant à détruire la religion chrétienne, et tous les gouvernements: il condamna ce livre à être brûlé avec infamie, et lança contre le sieur J. J. Rousseau (qui cependant était citoyen de Genève) un décret de prise de corps. Et c'était dans sa patrie qu'on le traitait ainsi ! dans ce pays qu'il eût choisi (s'il n'eût pas été le sien) comme le seul où régnât la justice, le seul« où chacun fût tellement soumis aux lois, que personne n'en pût secouer l'honorable joug, ce joug

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I

C'est-à-dire neuf jours après l'arrêt du parlement de Paris, et seulement sur le réquisitoire en vertu duquel cet arrêt venait d'être rendu.

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salutaire et doux, que les têtes les plus fières portent d'autant plus docilement qu'elles sont faites pour n'en porter aucun autre 1 ! »

Cette conduite le força de se réfugier à Motiers, dans les états du roi de Prusse. Il y crut que ses concitoyens réclameraient contre l'infraction des lois violées par le - décret qui le condamnait. Trompé dans son attente, il laissa écouler une année, au bout de laquelle il abdiqua solennellement son droit de bourgeoisie. Quand cette démarche fut connue, les citoyens de Genève sentirent qu'ils avaient eu tort, pour leur propre intérêt, d'abandonner sa défense, et la prirent quand il n'était plus temps 2. Comme ils avaient d'autres griefs, ils en firent, ainsi que de la cause de Jean-Jacques, la matière de représentations raisonnées qu'ils adressèrent au Conseil.

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Que le magnifique Conseil, disaient les citoyens dans ces représentations, défende l'introduction d'Émile, qu'il le brûle; mais qu'il ne décrète pas l'auteur de prise de corps, car il n'a point commis de délit à Genève, où le livre n'a été ni imprimé, ni publié. Il n'y a point commis d'acte criminel dont Genève puisse connaître; et quant à la religion, nos lois veulent que celui qui dogmatise contre la doctrine reçue soit appelé pour conférer avec le consistoire des anciens et ministres. «< S'il se range, « dit la loi, qu'on le supporte sans scandale ni diffame: s'il s'opiniâtre, qu'on l'admoneste pour essayer de le ré

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duire; si l'on voit enfin qu'il soit besoin de plus grande

sévérité, qu'on lui interdise la sainte cène, et qu'on en

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« avertisse le magistrat, afin d'y pourvoir, Bien loin

1 Dédicace du Discours sur l'Inégalité des conditions.

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d'observer cette gradation, on avait commencé la procédure par un décret de prise de corps: mesure qui n'était ni prescrite, ni même autorisée par induction, puisque cette mesure n'entre pas dans le droit conféré au magistrat, de pourvoir à ce que le condamné n'approche pas de la sainte cène.

Nous avons oublié de dire que les parents de Rousseau, ayant demandé communication de la sentence prononcée contre lui, elle leur fut refusée.

Les magistrats ne voulurent point faire droit aux représentations des citoyens. De là bientôt deux partis dans la république de Genève. Celui des magistrats et de leurs partisans qu'on appela négatifs, et celui des citoyens qu'on nomma représentants. Le premier motiva son refus sur une prétention nouvelle : il s'attribua le droit négatif absolu.

On publia des deux côtés quelques pamphlets plus propres à envenimer la querelle qu'à la faire cesser.

Ce fut dans ces circonstances que parurent les Lettres de la Campagne, écrites en faveur du Conseil avec un art infini. « Cet ouvrage, monument durable des rares talents de son auteur (le procureur-général Tronchin) réduisit « au silence le parti des représentants, qui fut pour un

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Mais bientôt il se releva, fit une réponse passable, et pria Rousseau d'en faire une de son côté. Celui-ci, déjà sollicité par ses amis, l'avait préparée sous le titre de Lettres écrites de la Montagne; titre qu'il prit pour parodier celui du livre de Tronchin. Il composa cet ouvrage si secrètement, que dans un voyage qu'il fit au mois

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