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ces loix leurs volontés abfolues. Les Crétois réfifterent aux innovations. Delà nâquirent les difcordes, & les guerres civiles. Dans ces tumultes les Rois furent détrônés, exilés, ou affaffinés; des ufurpateurs fe mirent à leur place. Ces ufurpateurs affoiblirent l'autorité des nobles. Les députés du peu ple s'emparerent de la puiffance Souveraine; la Monarchie fut éteinte, & le gouvernement devint populaire.

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Tel eft le trifte état des choses humaines. Le défir de l'autorité fans bornes dans les Princes, l'amour de l'indépendance dans les peuples, expofent tous les Etats à des révolutions inévitables. Rien n'eft fixe, rien n'eft ftable parmi les hommes. Leurs paffions, tôt ou tard l'emportent fur les meilleures loix.

Cyrus comprit par ce difcours que ce n'eft pas feulement dans la fageffe des loix, mais plus encore dans celle des Souverains qu'on trouve le falut & le bonheur d'un Etat. Dans tous les pays cinq ou fix hommes hardis, artificieux, éloquens, entraînent prefque toujours le Monarque ou le Sénat. Tous les gouvernemens font bons, lorfque ceux qui régnent ne cherchent que le bien public; mais ils feront toujours défectueux, parce que les hommes qui y préfident font imparfaits.

Après plufieurs entretiens femblables avec le fage Samien, Cyrus fe prépara enfin à continuer fes voyages. Il embraffa le philofophe avec une tendre vénération & s'embarqua fur un vaiffeau Phénicien pour aller à Tyr. Defcription de cette ville. Cyrus y trouve Aménophis qui lui raconte comment Arobal, ci-devant fon compagnon de prison, étoit devenu Roi de Tyr & l'y avoit attiré.

Le Roi de Tyr fit plufieurs queftions à Cyrus, fur fon pays, fur fes voyages, & fur les mœurs des différens peuples qu'il avoit vus. Il fut touché des fentimens nobles & du goût délicat qui régnoient dans les difcours du jeune Prince : Cyrus admira à fon tour l'efprit & la vertu d'Ecnibal. Car c'est le nom qu'Arobal avoit pris en montant fur le trône. II paffa plufieurs jours à fa cour pour s'inftruire des regles du commerce, & pria enfin le Roi de lui expliquer comment il avoit rendu fon Etat floriffant en fi peu de temps.

La Phénicie, dit Ecnibal, a toujours été renommée pour le commerce; la fituation de Tyr eft heureuse; fes habitans entendent la navigation mieux que les autres peuples. Une liberté parfaite régnoit d'abord dans le négoce, & les étrangers étoient regardés comme citoyens de notre ville; mais fous le regne d'Itobal tout tomba en ruine. Au lieu d'ouvrir nos ports felon l'ancienne coutume, le tyran les fit fermer par des vues politiques; il voulut changer la conftitution fondamentale de la Phénicie, & rendre guer riere une nation qui avoit toujours évité de prendre part aux difcordes de ses voifins. Par-là le commerce languit, & nos forces s'affoiblirent; Itobal nous attira la colere du Roi de Babylone, qui rafa notre ancienne ville, & nous rendit tributaires.

Auffitôt

Auffi-tôt que Bahal fut élevé fur le trône, il tâcha de remédier à ces maux. Je n'ai fait que fuivre le plan que ce fage Prince m'a laiffé.

Je commençai d'abord par ouvrir mes ports aux étrangers, & par rétablir la liberté du commerce. Je déclarai que mon nom n'y feroit jamais employé que pour en foutenir les privileges, & en faire obferver les loix. L'autorité des Princes eft trop formidable pour que les autres hommes puiffent entrer en fociété avec eux.

Les trésors de l'Etat avoient été épuifés par les guerres. Il n'y avoit point de fonds pour les travaux publics. Les arts étoient fans honneur, & l'agriculture étoit négligée. J'engageai les principaux marchands à faire de grandes avances au peuple, tandis qu'ils traitoient entr'eux par un crédit affuré; mais ce crédit n'a jamais eu place parmi les laboureurs & les artifans. La monnoie eft non-feulement une mefure commune qui regle le prix des marchandises, elle eft encore un gage affuré qui a une valeur réelle, & à-peu-près égale dans toutes les nations. Je voulus que ce gage ne fût jamais ôté d'entre les mains des citoyens, qui en ont befoin pour se garantir contre les abus que je puis faire de mon autorité contre la corruption des Miniftres, & contre l'oppreffion des riches.

Pour encourager les Tyriens au travail, je laiffai non-feulement chacun libre poffeffeur des gains qu'il faifoit, mais j'établis encore de grandes récompenfes pour ceux qui excelleroient par leur génie, & fe diftingueroient par quelque découverte utile.

Je fis bâtir de grands édifices pour les manufactures. J'y logeai tous ceux qui furpaffoient les autres dans leur art. Pour ne pas diffiper l'attention de leur efprit, par des foins inquiets, je fournis à tous leurs befoins, & je flattai leur ambition, en leur accordant dans la ville capitale, des honneurs & diftinctions proportionnées à leur état.

J'abolis enfin les impôts exorbitans, & les privileges exclufifs pour toutes les denrées utiles & néceffaires. Il n'y a point ici de vexation pour ceux qui vendent, il n'y a point de contrainte pour ceux qui achetent. Tous mes fujets ayant également la permiffion de commercer, rapportent en abondance à Tyr ce que l'univers produit de plus excellent, & le donnent à un prix raifonnable. Chaque efpece de denrée me paie en entrant un tribut peu confidérable. Moins je gêne le commerce, & plus mes tréfors augmentent. Les impôts diminués diminuent le prix des marchandises. Moins elles font cheres, plus on en confomme; & par cette confommation abondante, mes revenus furpaffent de beaucoup ce que je pourrois tirer par les tributs exceffifs. Les Rois qui croient s'enrichir par leurs exactions, font ennemis de leurs peuples; ils ignorent même leurs propres intérêts.

Je vois, dit Cyrus, que le commerce eft d'une grande reffource dans un Etat. Je crois que c'eft le feul fecret pour répandre l'abondance dans les grandes Monarchies, & pour réparer les maux que les guerres y proTome XV.

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duifent. Les armées nombreuses épuisent bientôt un Royaume, fi l'on ne tire point des étrangers de quoi les foutenir par un commerce floriffant.. Prenez garde, Aménophis, de ne pas confondre les idées. On ne doit point négliger le commerce dans les grandes Monarchies; mais il y faut fuivre d'autres regles que dans les petits Etats.

La Phénicie fait le commerce non-feulement pour fuppléer à fes propres besoins mais encore pour fervir à toutes les autres nations. Comme le pays eft petit, la force de fes habitans confifte à fe rendre utilés, & même néceffaires à leurs voifins. Les Tyriens vont chercher jufques dans les ifles inconnues, toutes les richeffes de la nature, pour les répandre parmi les autres peuples. Ce n'eft pas leur fuperflu, mais celui des autres nations, qui fait le fondement de leur commerce.

Dans une ville comme Tyr, où le commerce fait l'unique foutien de l'Etat, tous les citoyens font négocians, les marchands font les Princes de la République. Mais dans les grands Empires, où les vertus militaires & la fubordination des rangs font abfolument néceffaires, le commerce doit être encouragé fans être univerfel.

Dans un Royaume fertile, étendu, & bordé de côtes maritimes on. peut, en rendant les peuples laborieux, tirer du fein fécond de la terre des richeffes immenfes, qui feroient perdues par la négligence & par la pareffe de fes habitans. En faisant perfectionner par l'art les productions de la nature, on peut augmenter de nouveau fes richeffes; & c'est en. vendant aux autres peuples les fruits de l'induftrie, qu'on établit un commerce folide dans les grands Empires. Il ne faut porter hors de chez foi que fon fuperflu, ni rapporter dans fon pays, que ce qu'on achete avec ce fuperflu.

Par-là l'Etat ne contractera jamais de dettes étrangeres; la balance du commerce penchera toujours de fon côté ; on tirera des autres nations de quoi foutenir les frais de la guerre. On trouvera de grandes reffources fans. diftraire les sujets de leurs emplois, & fans affoiblir les vertus militaires.. C'eft une grande fcience dans un Prince, de connoître le génie de fon peuple, les productions de la nature dans fon Royaume, & le vrai moyen de les mettre en valeur.

Les entretiens d'Ecnibal & d'Amenophis donnerent à Cyrus des idées nouvelles, & qui lui infpirerent des maximes fur le gouvernement qu'il n'avoit point apprifes dans les autres pays.

Tandis que Cyrus étoit à Tyr, des couriers arriverent de la Perfide pour lui apprendre que Mandane fe mouroit. Le Prince part auffi-tôt avec Arafpe; ils traversent l'Arabie déferte, & une partie de la Chaldée; ils paffent. le Tigre près de l'endroit où il s'unit avec l'Euphrate; ils entrent dans la Sufiane, & arrivent en peu de jours à la capitale de Perse.

Cyrus fe hâte d'aller voir Mandane, il la trouve mourante, il s'abandonne à fa douleur, & s'exprime par les plaintes les plus ameres. La Reine

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touchée & attendrie à la vue de fon fils, tâche de modérer fon affliction par ces paroles :

>> Confolez-vous, mon fils; les ames ne meurent jamais; elles ne font condamnées que pour un temps à animer les corps mortels, afin d'ex» pier les fautes qu'elles ont commifes dans un état précédent. Le temps. » de mon expiation eft fini; je vais remonter vers la fphere du feu. Là » je verrai Persée, Arbace, Dejocès, Pharaorte, & tous les Héros dont » vous defcendez. Je leur dirai que vous vous préparez à les imiter. Là je » verrai Caffandane; elle vous aime encore; la mort ne change point les >> fentimens des ames vertueufes. Nous vous ferons toujours préfentes,

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quoiqu'invifibles; nous defcendrons fouvent dans un nuage, pour vous » fervir de génies protecteurs. Nous vous accompagnerons au milieu des » dangers. Nous vous amenerons les vertus. Nous écarterons d'autour de » vous, tous les vices & les errcurs qui corrompent le cœur des Princes. » Un jour votre Empire s'étendra, les oracles s'accompliront. O mon fils! » mon cher fils! fouvenez-vous qu'il ne faut conquérir les nations, que » pour les rendre dociles à la raison. "

En prononçant ces paroles, Mandane expira.

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Cambyfe voulut en Prince fage & judicieux, que Cyrus entrât dans l'administration des affaires; il le fit appeller un jour, & lui dit :

»

Jufques-ici vous n'avez fait qu'apprendre : il eft temps que vous com» menciez à agir. Vos voyages, mon fils, ont augmenté vos connoissan»ces, vous devez les employer pour le bien de la patrie. Vous êtes deftiné » non-feulement à gouverner ce Royaume, mais encore à commander à » toute l'Afie. Il faut apprendre de bonne heure l'art de régner. C'est ce » qui manque ordinairement aux Princes. Ils montent fouvent fur le trône » avant que de connoître les devoirs de la Royauté. Je vous confie mon » autorité, je veux que vous l'exerciez fous mes yeux. Les lumieres de So>> rane ne vous feront pas inutiles. C'eft le fils d'un habile Miniftre qui » m'a fervi pendant plufieurs années avec fidélité. Il eft jeune, mais il eft » laborieux, & propre à toutes fortes d'emplois. "

Sous le gouvernement de Cambyfe, ce Miniftre avoit fenti la néceffité de paroître vertueux; il croyoit même l'être en effet; mais fa vertu n'avoit jamais été mife à l'épreuve. Sorane ne favoit pas lui-même les excès auxquels fon ambition démefurée pouvoit le porter.

Lorfque Cyrus voulut s'inftruire de l'état de la Perfe, de la force de fes troupes, de fes intérêts au-dedans & au-dehors, Sorane vit bientôt avec regret, qu'il alloit perdre beaucoup de fon autorité fous un Prince qui avoit tous les talens néceffaires pour gouverner par lui-même. Il tâcha de captiver l'efprit de Cyrus, & l'étudia long-temps pour découvrir fes

foibleffes.

Le jeune Prince étoit fenfible aux louanges, mais il aimoit à les mériter; il avoit du goût pour le plaifir,, fans en être l'esclave; il ne haïffoit

point la magnificence, mais il favoit fe refufer tout plutôt que d'accabler le peuple. Par-là il étoit inacceffible à la flatterie, à la volupté, & au luxe.

Sorane fentit qu'il n'y avoit d'autre moyen de conferver fon crédit auprès de Cyrus, qu'en fe rendant néceffaire par fa capacité. Il déploya tous fes talens dans les confeils publics & particuliers. Il montra qu'il poffédoit une connoiffance exacte des fecrets de la plus fage politique, & qu'il étoit capable en même temps de ce détail, qui fait une des plus grandes qualités d'un Miniftre. Il préparoit & dirigeoit les matieres avec tant d'ordre & de clarté, que le Prince n'avoit pas befoin de travailler. Tout autre que Cyrus eut été charmé de fe voir ainfi difpenfé, de s'appliquer aux affaires; mais ce Prince vouloit tout voir par fes propres yeux. Il avoit de la confiance pour les Miniftres de fon pere, fans s'y livrer aveuglément.

Quand Sorane s'apperçut que le Prince vouloit tout approfondir, il s'étudia à répandre de l'obscurité dans les affaires importantes, afin de fe rendre encore plus néceffaire. Cyrus remarqua la conduite artificieuse de Sorane, & ménagea avec une telle délicateffe l'efprit de ce Miniftre habile & ombrageux, qu'il tiroit de lui peu à peu ce que le Satrape cherchoit à lui cacher avec tant d'art. Quand Cyrus fe crut affez inftruit, il fit fentir à Sorane qu'il vouloit être lui-même le premier Miniftre de fon pere. Il modéra ainfi l'autorité de ce favori, fans lui donner aucun jufte sujet de fe plaindre.

L'ambition de Sorane fut cependant bleffée de la conduite de Cyrus. Ce Miniftre orgueilleux ne put fupporter fans chagrin la diminution de fon crédit; il fentit avec douleur qu'on pouvoit fe paffer de lui. Voilà la premiere fource de fon mécontentement, qui auroit été dans la fuite fatal à Cyrus, s'il ne s'en étoit pas garanti par sa vertu & par sa prudence:

La Perfe avoit été pendant plufieurs fiecles foumise à la Médie; mais par le mariage de Cambyfe avec Mandane, il avoit été réglé que le Roi des Perfes ne payeroit à l'avenir qu'un petit tribut annuel pour marquer fon hommage.

Depuis ce temps, les Perfes & les Medes vécurent dans une alliance étroite, jufqu'à ce que la jaloufie de Cyaxare alluma le feu de la difcorde. Ce Prince rappelloit fans ceffe avec dépit les oracles qu'on répandoit fur les conquêtes futures du jeune Cyrus. Il le regardoit comme le deftructeur de fa puiffance; il croyoit déjà le voir entrer dans Ecbatane pour le détrôner. Il follicitoit Aftyage à tout moment de prévenir ces préfages funeftes, d'affoiblir les forces de la Perfe, & de la remettre dans fon ancienne dépendance.

Mandane, pendant fa vie, avoit ménagé l'esprit de fon pere avec une telle adreffe, qu'elle avoit empêché une rupture ouverte entre Cambyfe & Af

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