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Prince ne vient que du confentement de fon peuple; que le pouvoir confié pour le bonheur d'une fociété ne peut être fans crime employé à fa deftruction; qu'en se foumettant à des Rois, elle n'eft point devenue captive. Que chaque homme, en renonçant à une indépendance nuifible, n'a pu renoncer à la liberté néceflaire à fa félicité, que les nations n'ont pu devenir les jouets des ouvrages de leurs mains.

S. XXXI I I.

Les dangers pour ceux qui l'exercent.

SI I la raison parle avec cette énergie aux peuples, elle ne parle pas avec moins de force à leurs maîtres.,, O vous, dit-elle, qui commandez à des » hommes, fongez à les rendre heureux; s'ils confentent à vous élever fur » leurs têtes, c'eft pour eux-mêmes, & non pour repaître votre orgueil, » Soyez les organes de l'équité, fi vous voulez être obéis; que l'utilité de » tous dicte ces loix qui font, & la fureté des peuples, & votre propre » fureté. N'écoutez pas ces indignes flatteurs qui vous perfuadent que vous » êtes des dieux. Vous êtes des hommes comme le dernier des citoyens; » vous êtes fujets aux infirmités humaines; fi vous avez befoin de fecours » comme les autres, vous êtes obligés comme eux de mériter l'affection » de vos femblables. Si vous êtes les images des dieux, repréfentez-nous » des divinités bienfaifantes, & non des démons acharnés à la désolation » du genre-humain. Détrompez-vous de l'efpoir infenfé d'être grands, puiffans, heureux, lorfque vos fujets gémiront dans l'infortune. Défabu» fez-vous de la préfomption abfurde qui vous fait imaginer que tous les » peuples de la terre n'ont été deftinés par une providence partiale que » pour être les artifans de votre luxe, les inftrumens de votre grandeur, » les victimes de votre ambition, les jouets de vos paffions. Adminiftra>>teurs des biens des nations; protecteurs de leur fureté; défenfeurs de » leurs droits; fongez que vous êtes à elles & qu'elles ne font point à » vous. Si vos ames affoupies au fein de la grandeur, égarées par la flat» terie, énervées par la molleffe, font encore fenfibles aux cris de la vertu; » fi, étrangeres à la mifere, elles peuvent s'ouvrir à la pitié, renoncez à » cette force barbare qui appefantit les fers d'une multitude opprimée; pré»férez l'honneur folide de commander à des hommes, à la vanité futile » de pouvoir écraser des ferfs abrutis. Jouiffez du plaifir de régner fur des >> Provinces fertiles, fur des peuples contens, fur des villes fortunées; » laiffez à des tyrans endurcis le barbare avantage de régner fur des folitu» des, des fquelettes & fur des ruines. "

Si le langage de l'humanité ne peut rien fur des cœurs inacceffibles au fentiment, que l'hiftoire les étonne par l'effrayant tableau des dangers auxquels le Defpotifme, la tyrannie expofent les Souverains; elle leur mon

trera le fpectacle redoutable de ces révoltes que l'oppreffion a rendu tant de fois néceffaires; de ces conjurations fouvent tramées par la vertu réduite au désespoir; de ces glaives fufpendus fur la tête des ennemis de l'humanité en un mot, elle leur fera voir des trônes renverfés, des defpotes réduits à la mifere, des tyrans égorgés, & confondant leur fang avec celui des victimes de leur fureur. Ils apprendront, en frémiffant, que la force se détruit par la force, & que la vie d'un tyran eft dans les mains de tout efclave affez ambitieux pour méprifer la mort. Ils verront que les animaux ftupides à qui le Defpotifme commande, excédés de leurs maux, brifent à la fin leurs chaînes & déchirent l'auteur de leur captivité : ils verront que des Etats affoiblis par une administration infenfée finiffent par n'avoir aucune force réelle, & deviennent tôt ou tard la proie de la conquête.

Tel eft le terme fatal de ce Defpotisme deftructeur, & pour les nations & pour leurs maîtres, auquel une politique fauffe fait néanmoins tendre fans ceffe les Souverains du monde. Parvenu une fois au comble de fes vœux eft-ce pour lui que le defpote dévafte fes Etats? Recueille-t-il au moins le fruit des violences que fes injuftices font éprouver à fon peuple? Retiré dans le fond d'un férail impénétrable, livré aux ennuis d'une oifiveté faftidieuse; dégoûté des plaifirs & des voluptés qui ont énervé ses organes, importun à lui-même, fon incapacité permet rarement à fes débiles mains de prendre les rênes du gouvernement. Le Sultan divinifé n'est que l'efclave de fes Vifirs, le jouet de fes courtifans, l'inftrument de fes favoris. C'est par leurs yeux qu'il eft forcé de voir; c'eft pour eux qu'il épuise fon Empire; c'eft pour les amufer que les peuples font menés à la

boucherie!

S. X X XI V.

Le Defpote craint la vertu.

LE nom même du bien public eft banni des contrées où regne le pou

voir arbitraire. Une nation n'eft plus rien, dès que le Prince est tout. Comment se formeroit-il de grands hommes fous des maîtres qui donnent tout à la faveur, & n'ont aucune idée du mérite? Comment infpirer l'amour de la patrie à des courtifans qui ne cherchent qu'à la dévorer, & dont les intérêts ne fe trouvent que dans fa deftruction! Quels motifs les Grands auroient-ils pour se rendre eftimables aux yeux d'une nation qu'ils dédaignent, ou pour plaire à des efclaves qu'ils peuvent écrafer? Quel intérêt peut engager des miniftres à faire le bien, tandis qu'ils font affurés qu'après eux, le bien qu'ils pourroient faire ne pourra fubfifter? D'ailleurs la tyrannie ombrageufe ne permet à aucun fujet de plaire à fes concitoyens ; fe rendre populaire feroit un très-grand crime; parler pour la patrie feroit un attentat puniffable. Le defpote veut être envisagé tout feul; il est jaloux de tout; rien de plus odieux pour lui, que l'homme qui veut mériter

de fon peuple; le grand homme en tout genre doit craindre d'être puni de fes fuccès; ils effraient le maître; ils excitent fa jaloufie ou celle de fes indignes favoris; fans vertus eux-mêmes, ou ils redoutent la vertu, ou ils la méconnoiffent. La baffeffe, la flatterie, la délation, la complaifance la plus lâche, voilà les qualités faites pour plaire à la Puissance vicieufe, inquiete & jaloufe; ce n'eft qu'en lui fourniffant les moyens d'augmenter les miferes publiques qu'on lui prouve fon dévouement, sa fidélité, fes talens.

Pour plaire à des tyrans, il faut être tyran. Sous des Princes injustes, l'amour de la patrie eft une chofe impoffible, la compaffion pour fes concitoyens eft un fentiment inutile; la paffion pour le bien public eft une difpofition nuifible; l'attachement pour fes devoirs eft une duperie; il n'y a que des menteurs qui puiffent dire qu'ils aiment un tel pays: il n'y a que des fripons & des méchans, qui fe trouvent intéreffés à maintenir fa conftitution.

Ainfi qu'on ne cherche point de vertus dans les pays où le Defpotisme a fixé fon Empire. Un Souverain dépourvu d'équité & de fenfibilité, que fon ennui livre au vice, entouré d'hommes pervers familiarifés avec les crimes, donne aux peuples des exemples que l'admiration de la grandeur fait bientôt imiter. Le citoyen croit être grand, eftimable, important, en adoptant les vices & les folies de fes fupérieurs. Le fujet du Defpotifme ne peut avoir aucune idée de nobleffe & de grandeur; il n'a que de la vanité. Une cour faftueufe & vaine répand l'amour du fafte. Pour affermir fon pouvoir, tout tyran fe trouve intéreffé à corrompre les mœurs de fes fujets; il eft bien plus fûr de régner fur des hommes livrés au vice, à la molleffe, aux défordres, que fur des hommes qui n'ont que des défirs modérés. La vertu éleve l'ame; le vice la déprime & l'avilit. La vertu réunit les fujets, le vice les fépare. L'homme de mérite a de la grandeur, il eft jaloux de l'eftime publique; l'homme fans mérite eft craintif, bas, & fe trouve forcé de fe méprifer lui-même.

Des courtisans intéreffés ne peuvent avoir que les difpofitions abje&es des efclaves & des parafites qui ne s'attachent que par un vil intérêt. Leurs ames fe rétréciffent; elles ignorent la vraie grandeur; elles deviennent pufillanimes; elles ne s'occupent que de frivolités. Une lâche indifférence s'empare de tous les Etats; rien n'eft capable de réchauffer. des cœurs glacés par l'apathie; les revers de la Nation ne les touchent plus; les révolutions ne font ni redoutées ni prévues; fi quelque changement fubit fait difparoître le Defpote, le Defpotifme fubfifte toujours: il peut changer de formes; mais il eft néceffaire à des hommes corrompus, qu'une Tongue habitude a privés de fentimens honnêtes & généreux.

§. XXXV.

S. X X X V.

Le Defpotifme n'exige aucuns talens.

ON demandera peut-être pourquoi la plupart des nations gémiffent fous

le Defpotifme? Pourquoi tant de Monarques s'efforcent toujours d'exercer un pouvoir abfolu? Je réponds que le Defpotifme eft de toutes les manieres de gouverner la plus facile. Sans génie, fans talens, fans vertu il est aifé de régner par la terreur. On foumet bien mieux des aveugles, que des hommes clairvoyans. Il ne faut, dit la Bruyere, ni art ni fcience pour exercer la tyrannie. On vient plus facilement à bout d'une foule de fujets divifés par le vice, ifolés par la défiance, écrafés par la crainte, que d'une

nation vertueufe & raifonnable.

Malgré l'affreux tableau qui vient d'être fait du Defpotifme, il peut quelquefois procurer un bien-être paffager à un peuple. Donnez des Trajan, des Antonin, des Marc-Aurele au monde, & alors il ne fera pas néceffaire de limiter leur pouvoir; plus leur autorité fera grande, plus leurs fujets feront fortunés; plus ils auront de force, & plus ils feront en état de combattre les abus & les maux invétérés dont les nations font fouvent affligées; plus ils auront de puiffance, & plus les changemens qu'ils feront, procureront de biens à leurs fujets. Mais l'hiftoire nous montre à chaque page que les bons Defpotes font rares & que les tyrans font trèscommuns; que les Princes les plus fages font très-fouvent remplacés par des monftres, enfin que la puiffance illimitée corrompt l'efprit & le cœur, & vient à bout de pervertir les hommes les mieux difpofés. Néron fut un prodige au commencement de fon regne.

On ne manquera pas de nous dire que l'on a vu très-fouvent des nations foumises au Defpotifme faire de très-grandes chofes, ou jouer un rôle diftingué fur le théâtre du monde. Mais nous répondrons en répétant que la puiffance momentanée, que les victoires fanglantes, que les conquêtes injuftes ne prouvent rien en faveur du bonheur réel des peuples, qui doit être l'objet unique de tout gouvernement; ces chofes prouvent, au contraire, que des peuples ftupides ont été les victimes de leurs maîtres ambitieux. Les Mufulmans ont conquis jadis & l'Afie, & l'Afrique, & une partie de l'Europe fans ceffer un inftant d'être très-malheureux.

Sous quelque point de vue qu'on envisage le Defpotifme, tout nous prouve qu'il eft le plus grand des fléaux du genre-humain, & la fource la plus féconde des calamités durables dont les peuples font accablés. Tout nous montre qu'il n'eft utile à perfonne, & qu'au-lieu de procurer des avantages à celui qui l'exerce, il lui ôte l'affection de fes fujets, la puiffance réelle, la grandeur véritable, toute fureté perfonnelle, & finit par l'envelopper tôt ou tard dans la ruine de fa nation.

Tome XV.

Xxx

DESPOTISME DE LA CHINE.

§. I.

ON comprend le gouvernement de la Chine, fous le nom de Defpotifme, parce que le Souverain de cet Empire réunit en lui feul toute l'autorité luprême. Defpote fignifie Maître, ou Seigneur ce titre peut donc s'étendre aux Souverains qui exercent un pouvoir absolu, réglé par les loix, & aux Souverains qui ont ufurpé un pouvoir arbitraire, qu'ils exercent en bien ou en mal fur des nations, dont le gouvernement n'eft pas affuré par les loix fondamentales. Il y a donc des Defpotes légitimes, & des Defpotes arbitraires & illégitimes. Nous venons de le voir. Dans le premier cas, le titre de Defpote ne paroît pas différer de celui de Monarque; mais ce dernier titre fe donne à tous les Rois, c'eft-à-dire, à ceux dont l'autorité eft unique & abfolue, & à ceux dont l'autorité eft partagée ou modifiée par la conftitution des gouvernemens, dont ils font les chefs. On peut faire la même observation fur le titre d'Empereur : il y a donc des Monarques, des Empereurs, des Rois, qui font Defpotes, & d'autres qui ne le font pas. Dans le Defpotifme arbitraire, le nom de Despote eft prefque toujours regardé comme un titre odieux, injurieux qu'on donne à un Souverain arbitraire & tyrannique.

L'Empereur de la Chine eft un Defpote; mais en quel fens lui donnet-on cette dénomination? il me paroît qu'affez généralement en Europe on a des idées peu favorables fur le gouvernement de cet Empire; je me fuis apperçu, au contraire, par les relations de la Chine, que fa conftitution eft fondée fur des loix fages & irrévocables, que l'Empereur fait obferver, & qu'il obferve lui même exactement on en pourra juger par la fimple compilation de ces relations même, qu'on va donner ici fous ce point

de vue.

C'eft au fameux Marc-Paul, Vénitien, qu'on dut, dans le 13me, fiecle, les premieres connoiffances de la Chine: mais tout ce qu'il rapportoit de l'ancienneté de cette Monarchie, de la fageffe de ses loix & de fon Gouvernement, de la fertilité, de l'opulence, du commerce floriffant, de la multitude prodigieufe d'habitans, qu'il attribuoit à cet Empire, de la fageffe de ce peuple, de fa politeffe, de fon goût pour les arts & les fciences, parut incroyable. Tous ces récits pafferent pour autant de fables. Une relation fi extraordinaire fembloit plutôt le fruit d'une imagination enjouée, que le rapport d'un obfervateur fidele.

On trouvoit de l'abfurdité à croire qu'il pût exifter à 3000 lieues de nous, un Empire fi puiffant, qui l'emportoit fur les Etats les mieux policés de l'Europe. Quoi? au-delà de tant de nations barbares, à l'extré

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