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Puiffance affermie eft fujette à s'engourdir; fa ftupeur fe communique à tous ceux que le maître a chargés de gouverner l'Etat pour lui. Dès que l'attention du Monarque ceffe de les réveiller, ils fe livrent à la pareffe, à la diffipation, aux plaifirs, & prennent pour le bien public une indifférence fouvent auffi dangereufe que l'oppreffion même. Les valets fe négligent, les maux s'accumulent, tout tombe dans le défordre, dès que l'œil du maître perd fes Etats de vue. Lorfqu'un Souverain ne fait point gré des fervices qu'on rend à fon pays, perfonne ne s'embarraffe du foin de le fervir fes ferviteurs, uniquement occupés du préfent, ne fongent nullement à l'avenir. Des miniftres négligens, frivoles & diffipés font fouvent auffi nuifibles à l'Etat, que les hommes les plus méchans. Des maux invétérés par la négligence, donnent la mort auffi furement que le fer. Des Princes dépourvus de lumieres choififfent pour coopérateurs les hommes que la faveur ou l'intrigue leur font préférer les mauvais Princes ne trouvent du mérite qu'à des hommes bas & fans vertus; ils n'appellent à leurs confeils que ceux qu'ils croient capables de leur faciliter les moyens d'écrafer leurs fujets pour contenter leur propre avidité. Rien de plus déplacé qu'un Vifir honnête homme ou bien intentionné auprès d'un Souverain corrompu.

§. XXIV.

Influence du Defpotifme fur le caradere des Peuples.

LE Defpotifme a des effets très-marqués fur le caractere de ses sujets;

est-il exceffif, il les plonge dans une langueur, dans une inaction, dans une apathie, en un mot, dans un état qui reffemble à la mort. Pour se convaincre de cette vérité, que l'on confidere ces Afiatiques malheureux, perpétuellement plongés dans une oifiveté mélancolique, qui les empêche de jouir d'aucuns des avantages que la nature répand fi libéralement fur leur climat. Ils recourent à l'opium pour s'étourdir fur les ennuis d'une existence incommode. Le Defpotifme eft-il plus doux? il fait des sujets vains, étourdis, diffipés qui, peu fürs de ce qu'ils poffedent, ne fongent point au lendemain, ou qui, comme des enfans, font contens de fatiffaire leurs fantaifies du moment, fans jamais étendre leurs vues fur l'avenir qu'ils ne pourroient envisager fans chagrin ils s'enivrent de plaisirs, d'amufemens futiles, & tâchent de fe diftraire des idées importunes. Les fujets d'un defpote font ou dans la léthargie, ou dans un délire habituel, qui les rendent également incapables de penfer à leurs vrais intérêts.

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§. X X V.

Il travaille à fa propre ruine.

AINSI le defpote eft un infenfé qui chaque jour arrache quelques pier

res de l'édifice qui le couvre. Sa façon de régner n'eft qu'un brigandage affreux, guidé par la folie qui finit par tout facrifier à fes chimeres. Comment la démence prendroit-elle la raifon pour confeil? C'eft pourtant vers ce Defpotisme fatal, que tendent fans ceffe les vœux de tous ceux qui gouvernent les hommes ! Les Princes de la terre fe croient très-malheureux, très-foibles, très-méprifables, dès qu'ils voient que tout ne leur est pas permis. Lorfqu'à force de forfaits & de rufes, ils font enfin parvenus à dompter leurs fujets, ils trouvent que par leurs indignes triomphes, ils n'ont acquis qu'une puiffance précaire & chancelante; ils fe font mis fous la tutelle de la force qui les maintient; ils vivent dans la crainte & les foupçons; ils n'ont que des efclaves fans talens, fans courage, fans attachement, fans vertus; ils éprouvent eux-mêmes les effets de l'épuisement des fujets qu'ils ont long-temps opprimés. Le defpote finit toujours par régner fur des ruines, fur des déferts & fur des hommes foibles, ftupides indigens, fans induftrie; il reffemble à un lion affamé dont la voracité a fait une vafte folitude de toute la contrée dont fa caverne eft entourée; près de cet antre redoutable, on ne voit que des offemens fecs & des fque

lettes décharnés.

Refte-t-il quelque vigueur aux fujets? Alors ce font des bêtes féroces toujours prêtes à rompre leurs liens & à s'élancer fur leur gardien détesté. La tyrannie a-t-elle depuis long-temps fixé fon trône dans un pays? La dépopulation, les guerres, la ftérilité, la famine, la contagion & les maladies font les ouvrages de fes mains par elle la fertilité de la terre est rendue inutile; fa négligence ou fon avarice banniffent la falubrité des Etats; ses extorfions multipliées mettent en fuite le commerce & l'industrie; ils ne peuvent habiter des pays voués à la mifere.

Que font donc devenues ces plaines fertiles de l'Afie, jadis fi floriffantes, & placées fous le ciel le plus favorable? Ce que l'hiftoire nous apprend de l'abondance merveilleufe de l'ancienne Egypte ne feroit-il donc qu'une fable? La nature la plus généreufe travaille aujourd'hui vainement pour elle, & n'a pu réfifter à la tyrannie du Mufulman farouche. C'eft en vain que le Nil fertilife fes bords pour des habitans découragés par le pouvoir, arbitraire: fes eaux, en féjournant fur des terres abandonnées, ne fervent plus qu'à faire naître des peftes & le trépas préférable à la vie pour des êtres que la tyrannie rend continuellement miférables. Quel afpect nous préfentent les environs de Rome, cette ancienne capitale du monde? Soumife aujourd'hui à des Prêtres avides & peu faits pour fonger à la postérité; ils y foulent infolemment les cendres des Emile & des

Scipion, & ne fongent point que les campagnes, dont ils font entourés, infectent l'air & répandent la mort.

Ainfi le Defpotifme vient à bout de vaincre la nature & de la rendre cruelle. Des guerres inutiles, des révolutions fanglantes, des oppreffions continuées font parvenues à faire éclore des fléaux inconnus autrefois fous des Gouvernemens plus fages. Des peuples, qui jadis vivoient dans l'abondance, font aujourd'hui plongés dans la mifere & dans d'épaiffes ténebres; privés des douceurs de la vie & même du néceffaire, ils traînent des jours malheureux dans une indifférence ftupide; les arts, les fciences, l'induftrie, les mœurs honnêtes ont fui depuis long-temps, à l'afpect effrayant des maîtres barbares qui les méprisent, & à qui la fuperftition fait un mérite de l'ignorance.

C'EST

§. X X V I.

Du Defpotifme occidental.

EST fur-tout en Afie, que le Defpotifme a depuis un grand nombre de fiecles érigé fon trône de fer au milieu des flots de fang. Là, fecondé par la fuperftition, il exerce fes fureurs à front découvert. En Europe plus fyftématique, plus circonfpect & plus retenu dans fa marche, il fe montre communément fous des traits moins prononcés. On n'y voit point des Rois fe baigner dans le fang de leurs freres; ils n'envoient point le cordon fatal aux favoris qui leur déplaifent; ils ne fe fouillent pas fi fouvent de meurtres & d'affaffinats; mais n'y trouve-t-on pas des Monarques qui, fous les prétextes les plus futiles, immolent fans remords des millions de fujets à leurs cruelles fantaifies, des Souverains qui proscrivent, tourmentent, & perfécutent pour des opinions; des Rois qui livrent aux fupplices les plus affreux, des citoyens condamnés par des tribunaux, juges dans leur propre caufe? On n'y voit point des Souverains comme quelques conquérans Afiatiques, pouffer le mépris de l'humanité jufqu'à faire égorger des hommes pour leur fervir de paffage; mais n'y voit-on pas des palais & des monumens fondés fur les malheurs publics, & cimentés par le fang, la fueur & la fubftance des peuples affez aveugles pour applaudir la vanité de leurs fuperbes Monarques: des politiques infenfés qui, par la rigueur de leurs impôts, accablent & découragent la population, la culture, l'induftrie. Malgré tant d'excès, ces Princes fe croiroient outragés, fi on les traitoit de tyrans, & leurs fujets feroient euxmêmes indignés d'être appellés des efclaves. Les noms bien plus que les chofes ont droit d'alarmer l'efprit des hommes.

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S. XXVII.

Du Defpotifme mitigé.

)

LE pouvoir abfolu ne produit point toujours des effets fi cruels. Souvent il modere fes excès; quelquefois le Souverain le plus illimité permet aux fujets de refpiter; cela n'arrive que quand le fort les foumet à un Prince vertueux & fenfible, qui lie fes propres mains & fe foumet à des devoirs; mais il ceffe d'être un defpote, dès qu'il fuit les loix de la nature & de l'équité. Le fujet eft libre, dès qu'il jouit de fes droits. Cependant, quelle que foit la félicité des peuples, elle n'eft jamais que précaire & paffagere, à moins que des loix invariables ne lient les mains de leurs maîtres. Sans cela un fucceffeur imprudent ou injufte ou fon miniftre incapable détruifent, en un inftant, tous les avantages qu'avoit produit l'administration la plus fage. Il faut contraindre les Rois à ne point abufer de leurs forces; la crainte les réveille & les rend vigilans; la fécurité les endort. Il feroit, dit Gordon, auffi avantageux pour les peuples d'étre gouvernés par un barometre, que par des Souverains abfolus.

Il eft des pays où la douceur des mœurs empêche le pouvoir fuprême de déployer toute fa vigueur; fes effets font alors plus lents, l'idée de la décence, la crainte du cri public contiennent les Princes & leurs Miniftres, & les empêchent de donner un libre cours à leurs paffions; les peuples endormis par des promeffes pompeufes, ou amufés par des formes, oublient la puiffance illimitée de leurs maîtres; ils les croient foumis à des loix, parce qu'ils n'ofent pas toujours les violer fans pudeur. Retenus par les liens des mœurs & de l'opinion, ceux-ci ne fe permettent point d'ufer de tout leur pouvoir. Delà cette diftinction entre la Monarchie & le Defpotifme, qui dans le fait fe confondent ou font la même chofe, toutes les fois que la nation n'eft point suffisamment garantie contre les entreprises d'un pouvoir trop actif & trop grand. La Monarchie dégénere en Defpotifme, & celui-ci en tyrannie, toutes les fois que le Prince eft le maître des foldats, difpofe à fon gré des revenus de l'Etat, a feul le droit de mettre des impôts, n'eft pas comptable à son peuple de l'emploi des deniers publics.

Sous des gouvernemens ainfi conftitués, envain les fujets fe flattent de n'être pas des efclaves, parce qu'ils ne voient point leurs fers; leurs defpotes débonnaires commencent par les endormir; & peu à peu, par une pente douce, les conduifent à la ruine. Dans ce calme perfide, on n'éprouve point, il eft vrai, les fecouffes & les orages du Defpotifme effréné, mais les ames des fujets peu à peu s'habituent à leurs maux; ils ne s'en apperçoivent que fort tard; & lorfqu'ils les reffentent, s'ils en prennent de la colere, elle reffemble aux impatiences paffageres de ces enfans que l'on appaise auffi-tôt qu'on leur préfente quelques jouets, Quel

ques victoires infructueufes, un honneur chimérique qu'ils s'imaginent partager avec leurs maîtres, des fpectacles fuffifent pour les confoler de leurs malheurs les plus fenfibles. Ce Defpotifme radouci n'en eft pas moins fatal aux nations. Les maladies de langueur, ainsi que les maladies aiguës, conduifent à la mort.

SI

J. XX VI I I.

Des vrais fignes du Despotisme.

I parmi les Souverains, perfonne ne confent à prendre le nom de tyran, à l'exception des Afiatiques avilis de longue main, il eft peu de fujets qui confentent à paffer pour des efclaves. D'ailleurs il n'eft point de Defpotifme qui faffe également éprouver fes coups à tous fes fujets. L'habitude rend le joug moins fenfible, peu à peu les hommes fe familiarisent avec l'injuftice, ils s'apprivoifent avec l'oppreffion; les crimes qu'ils ont continuellement fous les yeux, ceffent à la fin de les choquer & leur paroiffent des chofes très-naturelles. Cette difpofition, jointe au défaut de réflexions, fait fouvent que des ames fort honnêtes ne fentent pas toute l'horreur des actions les plus injuftes dont ils voient que le Monarque & les Grands fe rendent à tout moment coupables. Sous un tel Gouvernement, la force fe change imperceptiblement en droit, l'ufage empêche que l'iniquité n'effarouche, & l'inégalité des rangs perfuade à la fin que tout eft permis aux Grands, tandis que la plainte même eft interdite aux petits. Peu des gens en Europe font effrayés des vexations auxquelles la chaffe donne lieu à chaque inftant. On trouve légitime que le laboureur foit privé d'une portion de la récolte, pour contribuer aux plaifirs de quelques oififs puiffans. Les corvées deviennent des droits légitimes; cependant le cultivateur eft détourné de fa moiffon, pour frayer des chemins plus faciles à quelques voyageurs délicats.

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Le Defpotifme n'en eft pas moins dangereux, lorfqu'il peut fe masquer fous l'apparence du bien public. Il fait alors des dupes; il a fes apologiftes. » Qu'importe, dira l'habitant défœuvré d'une ville opulente, que »je vive fous un pouvoir abfolu? Que manque-t-il à nos plaifirs? Quelle » converfation plus libre, plus enjouée que la nôtre? Vient-on dans nos >> maisons nous ravir nos poffeffions? Quels chemins plus beaux que les » nôtres ? Quelle police plus vigilante? Quelle tranquillité plus douce? » Qu'on nous laiffe nos fers, ils ne nous rendent pas fi malheureux, que > ceux qui fe vantent de leur prétendue liberté. Le bonheur eft dans l'o» pinion; dès qu'on fe croit heureux, l'on n'a plus rien à prétendre. « Je répondrai à cet efclave content & peu fenfible aux maux de fa patrie qu'une fociété n'eft bien gouvernée que lorfque le plus grand nombre de fes membres eft heureux. Que faut-il pour les rendre heureux? Il faut que, fans un travail exceffif, leurs befoins naturels foient fatisfaits. Eft

ce

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