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Cette compagnie ainfi difpofée dans toute l'étendue du Royaume, peur, fous un point de vue politique, être confidérée comme quelque chofe d'analogue à toutes les troupes qui compofent nos armées, ou à la régie des droits royaux. Ces deux branches du Gouvernement font une partie des forces de la Monarchie, & font fi bien contenues entr'elles, & fi bien combinées, qu'elles ne font formidables que dans les mains du Souverain, l'ame & le principal mobile de ces deux puiffances, qui donnent l'action à tout le refte de l'Etat.

Expliquons-nous : il n'y auroit rien de fi terrible & de fi difficile contenir, que les troupes militaires, fi elles étoient toutes foumifes immé diatement à un même chef, & qu'il n'y eut à leur tête qu'un feul Colonel-Général, fur-tout encore, fi en même-temps ces troupes fe trouvoient toutes à portée les unes des autres. Comment le Roi pourroit-il en difpofer, fi les chefs qui les commanderoient, n'avoient à répondre & à obéir qu'à un feul homme qui feroit à leur tête, comme étoient autrefois les Généraux Romains qui fe rendoient maîtres du Sénat & de la République. Dans les Gouvernemens Monarchiques on a très-bien reconnu la défectuofité de cette pratique; auffi a-t-on partagé toutes les troupes en différentes bandes ou régimens, qui ne contiennent qu'un petit nombre d'hommes. On a même fubdivifé ces régimens en bataillons & en compagnies particulieres, afin de pouvoir mieux diftribuer à chaque petit chef la police de difcipline, & en même-temps de maintenir la fubordination dans tout le corps. On a fait encore plus; on a donné à chaque régiment des marques distinctives dans les différens uniformes, & on a soin de ne jamais les Îaiffer habiter long-temps ensemble, de crainte qu'ils ne contractent une trop forte union enfemble; & pour mieux empêcher cette union de fentimens on excite entre les différens corps des jaloufies & une certaine émulation,' qui fait que chacun prend un efprit & un intérêt particulier qui devient naturel à chaque régiment. Si l'on met à la tête de ces corps de troupes de jeunes Seigneurs pour les commander, j'en apperçois deux raifons également politiques; la premiere eft, afin de faire réfider la puiffance du commandement dans des chefs encore foibles & fans expérience, tandis que l'on établit fous eux des chefs fort expérimentés, qui n'ont d'autre objet que d'entretenir ce corps dans une exacte difcipline, & de commander dans les cas néceffaires : la feconde raison eft, qu'en faifant couler les graces par le canal de ces jeunes Seigneurs, le Souverain fe les attache de plus en plus. Cette conduite oblige la plupart des Colonels à lui faire affiduement leur cour, ce qui fait en même temps une pépiniere de courtifans, & même de Généraux qui apprennent mieux à la Cour l'art de commander, qu'ils ne feroient fans doute s'ils réfidoient toujours à la tête de leur régiment, où leurs vues dans le métier de la guerre fe borneroient aux fimples devoirs du foldat.

Pareillement les finances fe trouvent départies entre plufieurs chefs par

Tome XV.

Eee

ticuliers, éloignés les uns des autres, & répandus généralement dans toutes les parties du Royaume, fous l'infpection d'autres perfonnes prépofées par le Roi, qui veillent également aux intérêts du maître, & à ceux des particuliers. Les intendans des Généralités font des Magiftrats placés par le Souverain, pour tenir la balance entre les fujets du Royaume, & les perfonnes prépofées à la levée des deniers royaux : ces deniers paffant enfuite par différentes mains avant que d'arriver au tréfor royal, font tellement divifés, qu'ils ne font pas capables d'exciter l'ambition de perfonne pour s'en fervir contre l'intérêt de l'Etat d'ailleurs on fe fert, pour les percevoir, de mains peu fufpectes, & d'un crédit peu dangereux. Cette politique n'eft point ordinairement apperçue par le vulgaire, il eft perfuadé que les chofes en iroient mieux, & qu'il feroit plus avantageux pour l'Etat, que les deniers royaux puffent parvenir tout d'un coup au tréfor royal, qui eft le dépôt général, & enfin qu'il n'y eût qu'une espece d'impôt feul & unique ils ne fentent pas que plus les impôts font divifés fous différentes dénominations, exploités & perçus par différentes perfonnes, dont l'efprit, le génie & l'intérêt fe trouvent partagés, plus le Souverain conferve de pouvoir & d'autorité fur eux. Les receveurs-généraux font comme autant de fources & de canaux particuliers qui verfent les richeffes ou plutôt les revenus de l'Etat dans la maffe générale, qui eft la Puiffance Royale; au-lieu que fi toute cette finance ne venoit que par une feule voie, qui la tranfmît tout d'un coup à la Puiffance Souveraine, il pourroit arriver, qu'avant qu'elle pût y parvenir, semblable à un torrent impétueux, elle auroit caufé de grands défordres : il en eft de même par rapport à la diftribution de cette finance à tous les fujets qui doivent y avoir part; ainfi jamais le Prince qui gouverne, n'eft plus puiffant & plus formidable, que quand les refforts principaux de fon pouvoir fuprême fe trouvent partagés en différentes claffes, & diftribués à différentes perfonnes, dont le principal moteur eft dépendant de la volonté du Souverain. Voilà ce que l'on peut appeller la vraie Puiffance législative.

Si je fuis entré dans ces détails, qui paroîtront peut-être étrangers à mon fujet, c'eft afin de faire voir à mes lecteurs, par ces deux objets de comparaifon, que la compagnie d'agriculture que je propose pour tout le Royaume, étant divifée en petites portions, & féparée, comme elle le seroit, & faisant toujours fa réfidence dans toutes les Provinces du Royau me, n'auroit jamais qu'un pouvoir très-limité, puisqu'il fe trouveroit réduit tout au plus à ce que peuvent dix-huit ou vingt Paroiffes, qui n'ont d'autre intérêt à chercher, ni d'autre objet à fuivre, que le repos & l'occupation domestique, qui leur fera particulier; mais toutes ces fubdéléga tions étant fubordonnées à la généralité, & enfuite paffant au bureau général, par les différens canaux des députés, qui feront animés chacun par des vues d'intérêt, qui les empêcheront d'être jamais réunis que dans la volonté du Roi, il en réfultera un nouveau genre de puiffance & de lé

giflation, qui ne peut jamais exifter que par ce moyen. C'eft, pour aing dire, ramener toutes les affaires particulieres de chaque famille qui poffede des biens de campagne, à la direction du pere commun de la fociété fans que jamais les peuples foient expofés à craindre de la part du Souverain, la moindre atteinte aux loix qui n'auront d'autres fondemens que l'équité & l'intérêt commun: c'eft ce que l'on verra d'une maniere démonstrative, par les détails dans lesquels j'entrerai, à mesure que j'expliquerai les différens objets qui feront du reffort de cette Compagnie. (a)

Réglement que la Compagnie fera obligée de suivre exactement dans l'achat & la vente des grains en magafin.

SI le Confeil-privé du Roi ne prefcrivoit pas des bornes à cette Com

pagnie, elle feroit en étât de donner la loi à tout le Royaume, en mettant aux Denrées des prix arbitraires, d'où il pourroit résulter un grand mal; car, quoiqu'elle fût intéreffée elle-même en quelque forte à ce que les chofes s'obfervaffent de la maniere que l'exige l'intérêt commun & général de l'Etat, fon intérêt particulier la feroit toujours pencher d'un autre côté, & on ne verroit pas fubfifter cette balance dans l'équilibre exact où il convient qu'elle foit. Ainfi ce fera fur le rapport des agens de chaque généralité, fur leurs mémoires & fur les bonnes raifons qu'ils pourront alléguer, que le bureau-général fe déterminera. Il pefera exactement les meilleurs moyens de part & d'autre, afin de faifir & d'embraffer un juste milieu, entre l'intérêt du cultivateur, qui eft la Compagnie, & celui du confommateur, c'est-à-dire, celui du commerce, ou des peuples fabriquans, difperfés dans les campagnes & dans les villes. Après de mûres & férieu fes réflexions, on fixera une fois pour toutes, & d'une maniere ftable & permanente, le prix de l'achat des grains. Dans les années d'abondance, afin de remplir les magafins, pareillement on déterminera le taux des grains pris au magafin, même dans les années de difette; par ce moyen, la Compagnie fe trouvera reftreinte dans de juftes bornes, qui ne ĺui permettront pas d'anticiper fur les droits des peuples. Ma propre expérience m'a fait connoître que, quand le laboureur vend le bled ordinaire is livres le feptier, mesure de Paris, pefant 230 livres, & la tête ou l'élite du même bled, 20 livres même mefure, pefant 250 livres, le pain ne doit valoir au marché que 18 deniers la livre; par conféquent le fermier ou le laboureur doit trouver dans ce prix de quoi tirer un très-bon parti de fa récolte, fi elle eft abondante, & l'artisan n'achetera pas le pain à affez bon marché, pour qu'il foit tenté de fe relâcher de fon travail; au con

(a) L'Auteur entre ici dans quelques détails fur les magafins à grains, & donne la defcription d'un magasin propre à contenir 2222 muids de bled.

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traire ce prix, ni trop haut ni trop bas, l'obligera à ne fe point déranger, afin d'être en état de fournir toujours la fubfiftance à fa famille. Dans ces années d'abondance, la Compagnie abforbera dans fes magafins le fuperflu de la confommation du bled; & l'argent qu'elle répandra alors dans le public, enrichira les laboureurs & fera fleurir le commerce. Pareillement tous les membres de la Compagnie qui feront intéreffés à ce marché, y trouveront réellement leur intérêt; car ce fera à eux-mêmes qu'ils fe vendront leurs grains, afin d'en faire une ample provifion, pour fervir dans les temps de calamités. Les artifans, ainfi que le commerce, en feront excités de plus en plus, comme on l'a déjà fait observer ci-devant. Voyons maintenant ce qui en réfultera dans les temps de difette.

Pour entretenir une jufte balance entre le prix des grains, & en même temps pour donner des moyens à la Compagnie de pouvoir tirer une juste indemnité de l'intérêt de fes fonds, qui feront reftés quelquefois deux ou trois annés de fuite dans les magafins fans rien produire, j'eftime qu'il faut permettre à ladite Compagnie de vendre fur le pied de 20 livres le feptier de bled qui lui en aura coûté feulement 15 livres, & 26 livres 13 fols 4 deniers la tête du bled qu'elle aura payé 20 livres, c'eft-à-dire, de fuivre toujours la même proportion, & de revendre un tiers en fus de fon capital qu'elle aura employé dans fes achats. Suivant cette regle, le pain, dans les temps les plus chers, ne vaudra que 2 fols la livre dans les marchés de Paris. Mais comme le bled dans les Provinces fe trouve fur les lieux, & ne vient pas de loin, on taxera le prix du bled à 30 fols de moins par feptier, afin que le pain de même qualité y foit de quelque chofe à meilleur marché que dans Paris, & auffi pour fe trouver dans une exacte proportion, attendu les frais de transport & les droits dont on exige le paiement à l'entrée des grandes villes; par ce moyen, le peuple dans les années de difette, qui occafionnent des calamités générales & le jettent dans les plus grandes extrémités, ne payera au marché de Paris le pain qu'à raifon de 2 fols la livre, c'eft-à-dire, 6 deniers par livre plus cher que dans les années d'abondance. L'économie des magalins aura feule opéré toutes ces merveilles, en rapprochant les deux extrêmes. Les particuliers, intéreffés à la vente des grains, trouveront encore dans les années de difette l'abondance même : car, quoique la récolte ait manqué, le bẻnéfice de la vente des grains auquel ils auront leur part, comme membres de la Compagnie, les entretiendra dans une aifance pareille à celle de l'abondance même; ainfi l'agriculteur ou le poffeffeur des biens fonds de terre, ceffera de tant redouter les années de ftérilité car il y trouvera, dans les profits de cette Compagnie, un dédommagement de ces pertes, qui le mettra en état de payer exactement fon Souverain, ses renres, & les autres charges domeftiques on verra le commerce marcher toujours d'un pas égal. Tout fe reffentira des avantages d'un pareil établis fement, & le peuple ne fe trouvera plus livré à ces extrémités fâcheuses,

auxquelles il étoit expofé auparavant, & qui étoient prefqu'auffi funeftes dans les temps d'une grande abondance, que dans les temps de difette. Après y avoir le plus mûrement réfléchi, je ne crois pas qu'on puiffe imaginer de méthode plus fûre de procurer le plus grand bien du Royaume, en établiffant cette balance fi néceffaire au bien de la fociété & du commerce. Paffons maintenant au détail des avantages que cet établissement procurera à la Compagnie même & au Souverain.

Obfervations générales fur le produit qui reviendra à la Compagnie, & en particulier au Roi, de l'établissement propofe.

IL eft affez ordinaire que dans l'espace de fix années, il y en ait envi

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ron trois, qui foient d'un médiocre rapport, tandis que les trois autres produifent plus abondamment. Dans les trois années médiocres, il s'en trouve quelquefois dont la récolte eft fi mince, qu'elle ne forme pas ce que les laboureurs ont coûtume d'appeller une demi-année. Pareillement dans les trois années plus abondantes, il s'en rencontre qui le font à tel point, que prefque perfonne ne veut acheter les Denrées, c'est ce qu'on appelle plus que pleine année.

Sur ce pied-là, notre Compagnie feroit à peu près occupée pendant deux ou trois ans à acheter les grains fuperflus qu'on lui apporteroit, de même qu'elle le feroit pendant les trois autres à revendre au public ces mêmes grains; de forte que, fuivant cette fuppofition, qui eft affez exacte pour toute l'étendue du Royaume, il fe trouveroit que les deniers capitaux feroient prefqu'occupés dans les grains pendant quatre ans, & qu'il y en auroit au moins deux, pendant lefquels ils pourroient produire, au profit de la Compagnie, quelque bénéfice autre que celui des grains, comme je me propofe de le faire connoître dans la fuite de cet ouvrage. Pour le préfent, contentons-nous d'examiner que fur chaque fix années, il y aura prefque toujours une emplette entiere & complette, & une vente totale des grains des magalins; car quoique nous n'ayons fuppofé en réferve que les grains d'une année d'abondance, il eft certain que cela fera plus que fuffifant pour fournir à trois années de difette; car jamais ces années ne feront dépourvues totalement de récolte, & qu'il y a bien au moins la moitié de la moiffon ordinaire joignez à cela que les magafins fournissant de tous les genres de grains, feront fuffifans pour faire face à la difette ; mais quand même il arriveroit quelquefois qu'ils ne puffent pas y suppléer en totalité, on verra à la fuite, comment j'y pourvoirai; pareillement que bien des années d'abondance fe fuiviffent, & ne fuffent pas interrompues, comme je l'ai fuppofé, par des années maigres alternatives j'indiquerai à cette Compagnie des moyens fûrs pour fe trouver toujours au même taux que je l'ai fuppofé. Ainfi donc que rien ne nous arrête dans les fuppofitions que je viens de faire, c'eft-à-dire, qu'il refte

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