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dane & de l'entretenir. Sa conversation formoit les mœurs du jeune Prince; & lui donnoit une délicateffe qu'il n'avoit point connue jufqu'alors.

Il fentit peu à peu pour cette Princeffe, tous les mouvemens d'une paffion noble, qui rend les héros fenfibles fans amollir leur cœur, & qui fait placer le principal charme de l'amour dans le plaifir d'aimer. Les préceptes, les maximes, & les leçons gênantes, ne préfervent pas toujours des traits empoisonneurs de la volupté. C'eft peut-être trop exiger de la jeuneffe que de vouloir qu'elle foit infenfible. Il n'y a fouvent qu'un amour raisonnable qui garantiffe des folles paffions.

Cyrus goûtoit dans les entretiens de Caffandane, tous les plaifirs de la plus pure amitié, fans ofer lui déclarer les fentimens de fon cœur; fa jeuneffe & fa modeftie le rendoient timide. Il fentit bientôt toutes les inquiétudes, les peines, les alarmes que caufent les paffions même les plus innocentes.

Cyaxare devint fenfible aux charmes de cette Princeffe. Il étoit à-peuprès du même âge que Cyrus, & d'un caractere bien différent. Il avoit de l'efprit & du courage, mais il étoit d'un naturel impétueux & fier, & ne montroit déjà que trop de penchant pour tous les vices ordinaires aux jeunes Princes.

Caffandane ne pouvoit aimer que la vertu, fon cœur avoit fait un choix; elle craignoit plus que la mort une alliance qui devoit être fi flatteuse pour fon ambition.

Cyaxare ne connoiffoit point les délicateffes de l'amour : la grandeur de fon rang augmentoit fa fierté naturelle; & les mœurs des Medes autorifoient fa préfomption. Il trouva bientôt les moyens de découvrir ses sentimens à Caffandane.

Il s'apperçut de fon indifférence, en chercha la caufe, & ne fut point long-temps à la découvrir.

Dans tous les divertiffemens publics, elle paroiffoit gaie & libre avec lui; mais avec Cyrus elle étoit plus réservée. L'attention qu'elle avoit fur ellemême, lui donnoit un air de contrainte qui ne lui étoit pas naturel. Elle répondoit à toutes les politeffes de Cyaxare avec des traits pleins d'efprit; lorfque Cyrus lui parloit, à peine pouvoit-elle lui cacher fon embarras. La conduite de Caffandane fut interprétée bien différemment par Cyrus. Peu inftruit encore des fecrets de l'amour, il crut qu'elle étoit fenfible à la paffion de Cyaxare, & que la couronne de ce Prince l'éblouiffoit.

Il éprouvoit tour à tour, l'incertitude & l'efpérance, les peines & les plaisirs de la plus vive paffion. Son trouble étoit trop grand pour pouvoir être long-temps caché. Hyftafpe, fon Gouverneur, s'en apperçut; & fans favoir l'objet de l'attachement du jeune Prince, il lui dit: depuis quelque temps je vous vois rêveur, diftrait; je crois en pénétrer la raison; vous aimez ô Cyrus. On ne peut vaincre l'amour qu'en s'y oppofant dès fa naisfance. Quand il s'eft rendu maître de notre cœur, les héros même ne peu

vent s'en délivrer qu'après avoir éprouvé les plus affreux malheurs. Je ne craindrois rien pour vous s'il n'y avoit, comme autrefois à cette Cour que des perfonnes vertueufes; mais à préfent, une vertu héroïque paroît un fentiment outré, ou féroce. Les mœurs des Medes font bien changées; ne vois ici que Caffandane feule qui foit digne de votre tendreffe. Jufques-là Cyrus avoit gardé un profond filence; mais voyant qu'Hyftafpe approuvoit fa paffion, il s'écria avec tranfport: vous avez nommé celle que j'aime, je ne fuis plus maître de mon cœur. Caffandane m'a rendu infenfible à toutes les paffions qui l'auroient pu corrompre : je l'aime; mais hélas je crains de n'être pas aimé. Voilà la fource de mes peines.

Hystaspe, charmé de voir que Cyrus avoit fait un choix fi digne de lui, l'embraffe avec joie, & lui répond: Caffandane mérite toute votre tendreffe, on ne peut l'aimer fans aimer la vertu; fa beauté fait le moindre de fes charmes. J'appréhendois pour vous quelque attachement dangereux; je me raffure; j'approuve votre paffion; je crois même qu'elle aura un fuccès heureux. Ces paroles confolerent le jeune Prince, & lui rendirent

le calme.

Cependant Cambyfe apprit l'amour de Cyrus pour Caffandane; mais ayant d'autres vues pour fon fils qui s'accordoient mieux avec fa politique, il le rappella en Perfe: Farnafpe, qui étoit toujours à la Cour de Cambyfe, fut inftruit en même-temps des fentimens de Cyaxare. Le Satrape ambitieux, flatté par cette alliance, ordonna à fa fille de refter à Ecbatane.

Cyrus & Caffandane, apprirent les ordres de leurs peres, & la néceffité de fe féparer; leur douleur égala leur amour. Le jeune Prince se flatte. enfin, qu'à fon retour en Perfe, il pourra fléchir Cambyfe & Farnafpe par le fecours de Mandane; & cette idée l'empêche de fuccomber au défefpoir que lui caufe une fi cruelle féparation.

Arrivé en Perfe, il confie à Mandane, fa mere, la fituation de fon cœur & lui expofe tout le mérite de Caffandane: laifferez-vous, lui dit-il, facrifier le bonheur de ma vie à des vues politiques? Mandane le raffure, le confole, & lui promet de faire fes efforts pour changer les fentimens de Cambyfe.

Cependant Farnafpe tombe dangereufement malade à la Cour de Perse, & défire de voir fà fille. Caffandane quitte Ecbatane avec précipitation pour aller rendre les derniers devoirs à fon pere.

Cyaxare voit ce départ avec un chagrin inexprimable; le dépit, la jaloufie, la haine contre Cyrus, toutes les paffions qui naiffent d'un amour méprifé, tyrannisent fon cœur. Il ordonne au jeune Arafpe, fils d'Harpage, d'aller fecrétement par des routes détournées, des routes détournées, arrêter Caffandane, & de la conduire à un lieu folitaire, fur les bords de la mer Cafpienne. Arafpe, né vertueux, eut horreur de cette commiffion, & en fit part à Harpage fon pere qui aimoit Cyrus. Harpage lui commanda d'aller tout

communiquer à Aftiage. L'Empereur des Medes craignant que fon fils ne trouvât quelqu'autre moyen pour exécuter fes volontés, ordonna au jeune Mede d'aller fecourir l'innocence, loin de l'accabler.

Arafpe part, il vole, il joint la fille de Farnafpe près d'Afpadane; il lui raconte les ordres de Cyaxare, & s'offre de la conduire en Perfe. Elle répandit des larmes de joie, en voyant la générosité d'Arafpe, & fe hâta de gagner les frontieres de fon pays.

Farnafpe mourut avant que fa fille pût arriver à la Cour de Cambyfe. Après avoir donné tout le temps que la nature demande pour pleurer la mort d'un pere, elle vit enfin Cyrus; elle lui apprit la conduite généreuse d'Arafpe: le Prince, dès ce moment, conçut pour lui une amitié tendre qui dura tout le refte de leur vie.

Caffandane vivoit tranquille à la Cour de Perfe, dans l'efpérance qu'on fléchiroit Cambyfe. Un événement politique changea bientôt les fentimens de ce Prince. Il apprit que la fille du Roi d'Armenie venoit d'être accordée au fils du Roi de Babylone.

Cette nouvelle déconcerta les projets de Cambyfe, & la vertu de Caffandane le détermina enfin à confentir au bonheur de Cyrus. L'Hymen fut célebré felon les mœurs du fiecle & du pays.

On conduifit les deux époux fur une haute montagne confacrée au grand Oromaze; on alluma des bois odoriférans ; le Pontife lia d'abord les robes flottantes de Cyrus & de Caffandane, pour fymbole de leur union; enfuite ces deux amans se tenant par la main environnés des Eftales, danferent autour du feu facré en chantant la Téogonie, felon la religion des anciens Perfes, c'est-à-dire, la naiffance des Tyngas, des Amylictes, des Cofmogoges & des pures génies qui émanent du premier principe. Ils chanterent enfuite la chûte des efprits dans les corps mortels, puis les combats de Mythras pour ramener les ames à l'Empirée; enfin, la deftruction totale du mauvais principe Arimane, qui répand par-tout la haine, la difcorde & les noires paffions.

Tel eft le premier livre du Roman des voyages de Cyrus, qui comme on voit forme à lui feul un Roman complet. Auffi les fept autres font hiftoriques & politiques, & n'ont rien ou prefque rien de romanesque. En voici le précis. Nous infifterons particuliérement fur les endroits qui peuvent fervir de leçon aux Princes & à leurs Miniftres.

L'efprit de Cyrus fe perfectionnoit avec l'âge; fon goût & fon génie le portoient aux fciences les plus fublimes. 11 réfolut d'aller voir l'école des Mages près du Golfe Perfique. Caffandane fut de ce voyage. Zoroaftre les reçut gracieufement, & dévoila à Cyrus les fecrets de la nature, le méchanisme du corps humain, des plantes, & des autres phénomenes de l'Univers, & généralement toute la doctrine des Gymnofophiftes. La joie que Cyrus goûtoit à s'inftruire de ces fciences fublimes fut troublée par la mort de Caffandane; elle lui avoit donné deux fils & deux filles,

L'Empire des Medes jouiffoit alors d'une paix profonde. Cambyfe crut que Cyrus ne pouvoit mieux employer ce temps qu'en fortant de la Perfe pour apprendre les mœurs, les loix, & la religion des autres peuples: il le fit appeller un jour & lui parla ainfi :

Le grand Oromaze vous deftine à étendre vos conquêtes fur toute l'Afie; il faut que vous vous mettiez en état de rendre les nations heureuses par votre fageffe, quand vous les aurez foumises par votre valeur. Je veux que vous voyagiez en Egypte, qui eft la mere des fciences, delà dans la Grece où fe voient plufieurs Républiques fameuses; vous irez ensuite en Crete étudier les loix de Minos vous reviendrez enfin par Babylone, & vous rapporterez ainfi dans votre patrie toutes les connoiffances néceffaires pour polir l'efprit de vos fujets, & pour vous rendre capable de remplir votre haute deftinée. Allez, mon fils, allez voir & étudier la nature humaine fous toutes fes formes différentes; ce petit coin de la terre qu'on appelle la patrie eft un tableau trop borné, pour pouvoir juger par là de l'humanité en général.

Cyrus obéit aux ordres de fon pere, & quitta bientôt la Perfide avec Arafpe fon ami, pour aller en Egypte. Il rencontre Amenophis dans l'Arabie, & ce vieillard refpectable lui raconte son élévation à la Cour d'Apriès, Roi d'Egypte, fa difgrace; la trahison d'Amafis & la révolution qu'elle opéra en Egypte.

Quoique je fois descendu, dit Amenophis, d'une des plus anciennes familles d'Egypte, cependant par la fucceffion du temps & la trifte viciffitude des chofes humaines, la branche dont je fors eft tombée dans une grande pauvreté. Mon pere vivoit près de Diopolis, ville de la haute Egypte, & cultivoit de fes propres mains fon champ paternel; il m'élevoit à goûter les vrais plaifirs dans la fimplicité d'une vie champêtre, à mettre mon bonheur dans l'étude de la fageffe, & à trouver dans l'agriculture, la chaffe & les beaux-arts, mes plus douces occupations.

C'étoit l'ufage du Roi Apriès de parcourir de temps en temps les différentes Provinces de fon Royaume. Un jour qu'il paffa par les forêts voifines du lieu où j'habitois, il m'apperçut à l'ombre d'un palmier où je

lifois les livres facrés d'Hermès.

Je n'avois pas plus de feize ans ma jeuneffe & mon maintien attirerent les regards du Roi; il s'approcha de moi, & me demanda mon nom, mon état, & ce que je lifois; mes réponses lui plurent; il me fit conduire à la Cour, avec le confentement de mon pere, & ne négligea rien pour mon éducation.

Le goût qu'Apriès avoit pour moi, fe changea peu à peu en confiance; elle paroifloit augmenter à mesure que j'avançois en âge, & je me livrois fans réserve aux fentimens de tendreffe & de reconnoiffance. Comme j'étois jeune & fans expérience, je croyois que les Princes étoient capables

d'amitié, j'ignorois que les Dieux leur ont refufé cette douce confolation, pour contre-balancer leur grandeur.

Après avoir fuivi le Roi dans fes guerres contre les Sidoniens & les Cypriotes, je devins fon unique favori; il me communiqua les fecrets les plus importans de l'Etat, & m'honora de la premiere charge auprès de fa perfonne.

Je ne perdis jamais de vue l'obfcurité d'où le Roi m'avoit tiré ; je n'oubliai point que j'avois été pauvre, & je craignis d'être riche, je confervois ainfi mon intégrité au milieu des grandeurs. J'allois de temps en temps voir mon pere dans la haute Egypte, dont j'étois Gouverneur; je vifitois avec plaifir le bocage ou Apriès m'avoit rencontré heureuse folitude, difois-je en moi-même, où j'ai puifé d'abord les maximes de la vraie fageffe.

Malheur à moi, fi j'oublie l'innocence & la fimplicité de mes premieres années, où je ne fentois point les faux défirs & ne connoiffois pas les objets qui les excitent!

Je fus fouvent tenté de renoncer à la Cour pour refter dans cette aimable folitude, c'étoit fans doute un preffentiment des difgraces qui devoient m'arriver; ma fidélité devint bientôt fufpecte à Apriès.

Amafis qui me devoit fa fortune, tâcha de lui infpirer ces défiances; c'étoit un homme de baffe naiffance, mais d'une grande valeur : il avoit tous les talens naturels & acquis, mais les fentimens cachés de fon cœur étoient corrompus. Quand on a beaucoup d'efprit, & que rien n'eft facré, il est aisé de réuffir auprès des Princes.

Le foupçon étoit éloigné de mon cœur, & je ne me défiois pas d'un homme que j'avois comblé de bienfaits. Il fe couvrit du voile d'une profonde diffimulation pour me mieux trahir.

Je n'aimois point la baffe flatterie, mais je n'étois pas infenfible aux louanges délicates. Amafis fentit bientôt ma foibleffe, & s'en fervit adroitement; il affectoit, pour me plaire, une candeur, une nobleffe, un défintéreffement qui me charmerent; enfin il gagna tellement ma confiance qu'il étoit à mon égard ce que j'étois à l'égard du Roi. Je le présentai à Apriès, comme un homme très-capable de le fervir; il eut bientôt un accès libre auprès du Prince.

Le Roi avoit de grandes qualités, mais il vouloit tout gouverner par fa volonté abfolue, il s'étoit déjà affranchi des loix, il n'écoutoit plus le confeil des trente juges.

Mon amour pour la vérité ne me permit pas toujours de fuivre les regles d'une exacte prudence, & mon attachement pour le Roi me porta fouvent à lui parler avec trop de force & fans affez de ménagement.

Je m'apperçus peu à peu de fa froideur, & de la confiance qu'il prenoit en Amalis. Loin de m'en alarmer, je me réjouiffois de l'élévation d'un

homme

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