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§. II.

VUES POLITIQUES

SUR

LE COMMERCE DES DE N R É E S. (e)

L'irrégularité de l'abondance, & la difette des récoltes, caufent des préjudices confidérables à l'agriculture & au commerce.

Q

UELQUE foin qu'on emploie pour améliorer les terres du Royaume, quelque économie que l'on apporte dans l'exploitation & dans le commerce des Denrées, jamais on ne pourra empêcher qu'il n'y ait des années de difette & des années d'abondance; & cette variation caufera toujours un grand dérangement dans le commerce & dans l'agriculture. En effet, comme c'eft le produit des terres du Royaume qui fait l'aifance & la richesse des habitans, & que ce produit eft fujet à bien des variations, à cause de la différente température des faifons, fi on ne trouve pas le fecret de donner une balance fixe à ces mêmes revenus qui font mouvoir notre commerce, auffi-bien que l'industrie des hommes, on ne pourra jamais empêcher que le flux & reflux, que ces extrémités de difette & d'abondance ne foient la caufe d'un dérangement confidérable dans le

commerce.

En général, quand le pain eft cher dans le Royaume, tout le peuple eft auffi-tôt dans la confternation, parce qu'alors l'argent monnoyé eft presque tout employé à l'achat & au commerce des Denrées, tandis que les autres languiffent, faute de cet argent qui les met en action.

Il y a au moins quatre cinquiemes des habitans du Royaume qui ne vivent qu'au jour le jour, comme on dit, & leurs avances font tellement bornées, qu'à la moindre variation qui furvient dans le prix des Denrées, leurs affaires en font dérangées, & ils fe trouvent fouvent hors d'état d'entreprendre le lendemain ce qu'ils auroient été en état de faire aifément la veille. Le peu de folidité qu'il y a dans toutes les chofes dépendantes des viciffitudes des temps, donne une incertitude qui décourage tous les états & arrête toutes les entreprises.

Par exemple, fuppofons qu'un fabriquant ait eu le bonheur de s'ouvrir un commerce réglé des marchandises de fa fabrique, peut-il être affuré que fon commerce foit durable? Non : il ne faut qu'un rehauffement dans

(4) Ceft le titre d'un ouvrage publié à Amsterdam en 1759, dont nous allons donner une analyse.

le prix des grains, ou le moindre changement dans le prix des matieres premieres; auffi-tôt cela influe plus ou moins fur la manufacture, & fouvent la met en déroute, fi l'entrepreneur n'a pas des fonds fuffifans pour pouvoir le paffer du débit courant. Les ouvriers ne pouvant pas vivre du même prix, dès que les nourritures auront augmenté de valeur, ou ils fe relâcheront dans la folidité de l'ouvrage, qui par conféquent en fera bien moins eftimé, ou bien il faudra leur donner une augmentation de gages, ce qui renchérira le prix des marchandifes, & diminuera d'autant le profit du maître entrepreneur, qui ne pourra plus foutenir fon commerce & se ruinera. Ce n'est qu'au moyen d'un certain bénéfice, que les fabriquans trouvent dans leurs entreprifes, qu'ils fe fentent encouragés à faire certains effais au hafard, qui souvent fervent à perfectionner l'invention, & à leur donner de la réputation dans leurs métiers; au lieu que quand un fabricateur, un marchand ou un agriculteur, fe trouvent bornés dans leurs facultés, pour lors incertains de la réuffite, ils n'ofent fuivre que les routes anciennes, & n'arrivent guere à un certain point de perfection, auquel les auroient conduits des tentatives nouvelles, qui auroient pu les engager dans une plus grande entreprise, & les auroient peut-être dédommagés avec ufure des risques qu'ils auroient tentés. D'ailleurs, fi les Denrées deviennent cheres, le produit des manufactures manquera d'acheteurs; car la plupart de ceux qui pourroient fe pourvoir font, ou des gens qui vivent de leur revenu, & ceux-là font alors fort ferrés; ou ils fubfiftent par leur induftrie & leurs talens, & alors ils manquent d'occupation & font dénués de tout. Le nombre en est immense à Paris & dans les Provinces, & fur-tout à la campagne où les peuples font prefque tous occupés à l'agriculture; comment ces derniers fur-tout feront-ils en état d'acheter de nouveaux meubles, ou des ajuftemens, fi pour avoir même le néceffaire le plus fuccin&t, ils font forcés de vendre ce qu'ils ont déjà, ou d'emprunter de leurs voifins, dans l'efpérance de voir arriver un temps plus favorable? Souvent des années entières fe paffent fans qu'ils en foient plus avancés, & voilà des familles ruinées, ou qui du moins ont beaucoup fouffert. L'origine de tous ces malheurs tire fa fource de la cherté des Denrées, & celle-ci vient de l'intempérie de l'air : il n'eft point au pouvoir de l'homme de s'y opposer.

L'artifan, le fabriquant, le marchand & le laboureur, font également expofés à ces viciffitudes, qui apportent des obftacles invincibles à leurs entreprises, & les empêchent de profiter du fruit de leur induftrie, & de leur affiduité au travail. Par exemple, fi l'artisan est restreint à vivre de la même quantité d'argent que lui produifent fes journées, & que les vivres foient plus chers, il eft forcé de fe réduire à une plus petite portion. N'étant pas fuffisamment nourri, il ne pourra foutenir l'effort du travail, ni y donner toute l'application requife, ce qui tombe en pure perte fur la fabrication des différentes matieres ou marchandifes, & ce qui en

diminue le prix. Le laboureur qui cultive les terres eft obligé de faire des dépenfes continuelles pour fes récoltés, à peine le produit eft-il fuffifant pour la nourriture & les gages des ouvriers qu'il y emploie; comment eftil en état de payer les charges & les taxes pour l'Etat? Les Seigneurs, les bourgeois, ou autres propriétaires des terres ne pourront être payés de leurs baux dans les années malheureufes où les récoltes auront manqué, par conféquent toutes ces perfonnes feront moins dans l'aifance & dans la fituation de pouvoir employer une partie de leur revenu à des chofes de luxe & de fafte, qui font les voies de confommation pour le commerce. Les dépenfes de la table, les nourritures & les gages des domeftiques étant augmentés de beaucoup, il faut néceffairement que les facultés de chaque famille décroiffent en proportion, d'où il arrivera que chacun se retranchera le plus qu'il pourra à l'égard des dépenfes les moins preffantes, le commerce y perdra beaucoup; & loin qu'il y ait un auffi grand nombre d'acheteurs que dans une bonne année, prefque toutes les perfonnes qui fe trouveront dans le befoin, vendront leurs meubles & effets fuperflus à un prix fi médiocre, que la valeur des marchandises neuves en fera avilie; les marchands ne trouveront pas à s'en défaire autrement qu'à leur perte, ou n'en tireront point de nouvelles des manufactures. Dès que les marchands n'en tireront plus, les manufactures fe trouveront arrêtées dans leurs opérations, en proportion de la cherté plus ou moins grande des Denrées il n'y a pas jufqu'à l'agriculture qui ne s'en reffente, car dans ces temps critiques, les cultivateurs font moins en état de donner de nouvelles améliorations à leurs terres, qui par la fuite en deviennent moins fertiles. Les peuples, foit des villes ou des campagnes, en fouffrent beaucoup, la plupart étant obligés de fe fervir d'alimens qui, dans des années plus favorables, auroient été donnés aux beftiaux pour les engraiffer. Enfin c'eft une perte fenfible dans l'efpece animale qui diminue & ne fauroit fi-tôt fe réparer : c'en eft pareillement une pour la population en général; car dans les années difetteufes on remarque communément, qu'il y a beaucoup plus de morts, & bien moins de mariages que dans les années abondantes; ainfi tous ces changemens influent fur tout, & la population eft toujours plus ou moins grande, à proportion de l'aifance & de l'occupation du peuple tel eft le fort que caufe la cherté des Denrées & de toutes les matieres premieres, qui fervent aux manufactures.

Les années extrêmement abondantes produifent à peu près les mêmes défordres, cette autre extrémité plonge prefque tout le peuple dans l'oifiveté & la débauche dès que les petites gens fe trouvent avoir leur néceffaire abondamment, ils deviennent infolens & pareffeux, ils oublient aifément leurs calamités paffées; & comme ils ne favent pas prévoir l'avenir, ils ne s'occupent que du préfent: c'eft fuivant le prix que les Denrées. valent au marché, qu'ils reglent leur travail. Si l'on veut alors les enga

ger à faire quelque ouvrage un peu preffé, il faudra, pour les faire travailler, les payer davantage, & par conféquent les mettre dans le cas d'une plus grande pareffe; car on remarque que dans toutes les profeffions plus un ouvrier eft habile & adroit à l'ouvrage, plus il fe fait payer, & cependant s'affujettit moins & en fait beaucoup moins qu'un autre d'une réputation bornée; ainfi les fabriques font alors bien peu d'ouvrage. Je conviens que l'aifance générale où fe trouvent alors les peuples & les Grands, occafionnent une confommation plus grande des marchandises de toute efpece; mais auffi les commerçans qui trouvent de ces marchandises chez l'étranger à un prix plus modique, tâchent d'en introduire en contrebande une grande quantité, ce qui fait un tort infini aux nôtres. Les ouvriers qui dans les temps de difette étoient reftés fans rien faire, faute de trouver de l'occupation, fe trouvant maintenant dans une espece d'abondance, ne daignent pas travailler, & préferent de vivre dans l'oifiveté & dans la débauche; d'où il s'enfuit que de toutes les manieres il fe fabrique moins de marchandises. Le principe de ce vice dans l'ordre politique, vient de ce que le prix des Denrées eft toujours trop haut ou trop bas, & que jufqu'à préfent on n'a pas encore pu trouver le moyen de le fixer.

Les ouvrages de la campagne ne font pas moins retardés que les autres car les ouvriers n'y font pas meilleurs que dans les villes. Quand le bled eft à bon compte, les cultivateurs ont de la peine à s'en défaire, & avec toute l'abondance imaginable ils fe trouvent dans une espece de mifere, pour pouvoir payer leurs propriétaires & les impofitions. A la vérité ils nourriffent leurs domeftiques à grand marché; mais auffi les gages augmentent de beaucoup, fans quoi on ne trouveroit pas à fe faire fervir.

J'ai dit plus haut, que dans les temps de difette, la plus grande partie de l'argent étoit employée à l'achat des Denrées; ici, c'eft tout le contraire plus il y a d'abondance dans les Denrées, moins on a d'argent à pouvoir y placer; car alors on l'emploie tout aux autres commerces qui ne font que de luxe & d'agrément. Voilà ce qui fait la mifere des faboureurs, qui quelquefois font plus à plaindre dans ces temps, que dans les années qui n'ont fourni qu'une demi-récolte. De plus l'indolence & l'oifiveté de leurs domeftiques mettent leurs terres dans le cas de n'être pas fi bien travaillées, & il n'eft pas furprenant qu'elles produisent moins les années fuivantes.

Ainfi ces deux extrémités, savoir, l'extrême difette des grains, & leur grande abondance dans les excellentes années, cauferont toujours dans le commerce un flux & reflux, qui portera une atteinte générale à tous les Etats, tant qu'on ne trouvera pas moyen de fixer le prix des Denrées, dans les bonnes comme dans les mauvaises années dans les temps de difette, les peuples font exposés à la famine; l'agriculture eft négligée par

l'impuiffance des cultivateurs; le commerce eft ralenti, parce que les aifances & les facultés des habitans diminuent en proportion, & qu'ils n'ont tout au plus que le fimple néceffaire, & qu'il ne leur refte aucun fuperflu dont ils puiffent difpofer en faveur des commerces de moindre néceffité; les finances par ce moyen fe trouvent arrêtées, & il n'y a d'argent que pour l'achat des Denrées les plus néceffaires à la vie.

Dans le fecond cas, c'est-à-dire, quand les Denrées font abondantes c'eft encore une fituation critique & dangereufe pour un Etat : le petit peuple, comme je l'ai dit plus haut, fe plonge dans l'oifiveté & dans la crapule, & pouffe, faute de réflexion, fes vices à l'excès; il produit un défordre prefqu'auffi préjudiciable qu'auroit pu faire la plus grande cherté

des vivres.

Les anciens Egyptiens avoient prévu tous ces inconvéniens: conduits par une politique qu'on ne peut trop admirer; ils avoient, pour y remédier, fait conftruire en différens endroits de l'Egypte de vaftes magasins. Lorsque les débordemens du Nil avoient caufé dans tout le Royaume une grande abondance, les Rois y faifoient acheter les grains fuperflus que l'on portoit dans ces greniers publics; & quand ils en étoient remplis, on jettoit le furplus dans le Nil.

Comme il eft ordinaire qu'après quelques années abondantes, il en furvient d'autres qui font ftériles, & où les récoltes manquent, foit que le Nil manquât à déborder, ou que la crue d'eau fût trop forte, alors on ouvroit les magafins publics, le peuple alloit chercher du grain pour fa fubfiftance, & on lui diftribuoit des fecours, fans lefquels il n'auroit pu réfifter à la difette & à la famine; mais en même temps pour tenir le peuple en haleine & dans une occupation continuelle, on l'obligeoit de travailler à la conftruction de ces fameufes pyramides ou de ces fameux édifices publics, plus utiles encore que magnifiques, qui par des canaux folides, fervoient à voiturer par-tout les eaux du Nil, & portoient la fécondité dans toute la baffe Egypte. Les veftiges qui nous reftent encore des ouvrages de ce temps, font autant de monumens de la fageffe du gouvernement des Egyptiens, qui connoiffant le foible de l'humanité, & ayant plufieurs fois éprouvé le tort que caufoient ces deux alternatives de la diferte & de l'abondance, prenoient les moyens efficaces de remédier à ces inconvéniens qui font la fuite des irrégularités du Nil, de même que la variation des récoltes chez nous, eft caufée par l'irrégularité des faifons.

Je conviens que ces deux extrémités ne font pas fi communes, & qu'elles font moins fenfibles parmi nous. Il n'arrive guere que nous ayons une difette de grains totale dans tout le Royaume, comme il est très-rare d'un autre côté, de rencontrer des années où la récolte foit affez abondante, pour que les grains n'aient aucune valeur; mais fi les chofes ne font pas tout-à-fait portées à ce point, du moins il n'eft que trop ordinaire que nous éprou

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