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qui régnoit en Médie, eut envie de le voir, fur le récit qu'on lui avoit fait de fa gentilleffe, & manda à fa fille de le lui amener. Mandane partit auffitôt avec Cyrus. Dès fa premiere entrevue avec Aftyage, il plut beaucoup à ce Monarque, qui lui fit préfent d'une vefte de grand prix, ainfi que d'un collier & de braffelets; & quand il alloit quelque part, il le menoit avec lui, & le faifoit monter fur un cheval qui avoit le frein d'or comme le fien. Ces cavalcades plaifoient fort à Cyrus, qui étoit bien-aise d'apprendre à monter à cheval, étant très-rare de voir des chevaux en Perfe, pays de montagnes, où il eft mal-aifé d'en élever & de s'en fervir. Un jour, Aftyage ayant fait fervir devant Cyrus une grande quantité de viandes, le jeune Prince demanda à fon ayeul s'il vouloit bien lui permettre d'en difpofer; ce qui lui ayant été accordé, il prit les plats & les diftribua aux officiers de la maifon d'Aftyage, difant à chacun pourquoi il lui faifoit ce préfent. Je te donne cela, difoit-il à l'un, parce que tu m'apprends de bon cœur à monter à cheval; à toi, difoit-il à l'autre, parce que tu m'as donné un dard que j'ai encore; à toi, parce que tu fers fidélement Aftyage; à toi, parce que tu portes honneur & refpe&t à ma mere; & continua de la forte, jufqu'à ce qu'il eut donné tout ce qui étoit fur la table. Aftyage l'ayant laiffé faire, Eh quoi ! lui dit-il, vous n'avez rien donné à mon échanfon Sacas que j'aime tant? Et pourquoi l'aimez-vous tant, demanda Cyrus? Aftyage fourit de cette queftion, & lui dit que c'étoit à cause qu'il fervoit à boire de bonne grace. Commandez donc à Sacas, dit Cyrus qu'il me donne votre coupe, afin que je ferve à boire, & que je gagne auffi votre affection par ce moyen-là, s'il m'eft poffible. Aftyage commanda à Sacas de le faire ; & Cyrus ayant pris la coupe, la rinça fort proprement, comme il avoit vu faire à Sacas; puis, avec un vifage férieux & une grace admirable, il présenta du vin au Roi. Aftyage & Mandane fe mirent à rire de cette action; & lui-même faifant un éclat de rire, vint fauter au col de fon grand-pere, en difant pauvre Sacas, te voilà ruiné; je te vais faire perdre ton office, car je fervirai de meilleure grace que toi. Aftyage crut embarraffer Cyrus, en le critiquant fur ce qu'il n'avoit point fait l'effai du vin, felon le devoir de l'échanfon. Mais Cyrus lui répondit: j'ai eu peur qu'il n'y eût quelque ingrédient nuifible dans ce vin, car je me fouviens bien que derniérement, quand vous fites un feftin à vos amis le jour de votre naiffance, Sacas y avoit certainement mis quelqu'étrange chose. Eh! comment avez-vous fu cela, dit Aftyage. A cause, réponditil, que je vous voyois tous troublés; car vous faifiez ce que vous n'auriez pas fouffert à des enfans comme moi; vous parliez tous ensemble, & ne vous donniez pas le loifir de vous faire entendre; vous chantiez en confufion, & ne laiffiez pas d'affurer que vous faifiez la plus excellente mufique; chacun de vous vantoit fon adreffe & fa force; & cependant, quand il fallut fe lever pour danser, tant s'en faut que vous puffiez faire un pas en cadence, qu'à peine vous pouviez-vous foutenir; il fembloit que

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vous euffiez oublié que vous étiez le Roi, & qu'ils ne fe fouvinffent plus qu'ils étoient vos fujets : vous étiez auffi grands maîtres les uns que les autres, car pas un de vous ne fe taifoit pour écouter fon compagnon.

Cyrus divertiffoit ainfi fon aïeul pendant les repas. Aftyage le prit en telle amitié, que lorfque Mandane retourna en Perfe, il le retint auprès de lui. Cyrus fe lia, en peu de temps, avec tous les jeunes gens de fon âge; & gagna, par ce même moyen, l'affection de leurs peres, qui étoient bien aife de voir la bienveillance qu'il avoit pour leurs fils. S'ils avoient quelque grace à demander au Roi, ils faifoient prier Cyrus par leurs enfans de folliciter pour eux. Lui, de fon côté, s'employoit tout entier pour leurs affaires, & Aftyage ne pouvoit rien leur refuser.

Cyrus aimoit affez à parler, tant parce que fon Gouverneur l'avoit obligé perpétuellement de rendre raifon de tout ce qu'il faifoit, & d'entendre aufli les raifons des autres, qu'à cause qu'il étoit fort curieux, & qu'il interrogeoit fans ceffe les perfonnes qu'il rencontroit. Mais à mesure qu'il approchoit de l'adolefcence, il commença à parler moins, & plus pofément qu'auparavant; & devint même fi honteux, qu'il rougiffoit quand il fe trouvoit avec des perfonnes plus âgées que lui.

Quant aux exercices où les jeunes hommes ont coutume de fe provoquer l'un l'autre, il ne défioit jamais fes compagnons aux chofes qu'il étoit affuré de faire mieux qu'eux, mais à celles où il favoit fort bien qu'il étoit moins adroit. Ainfi, il étoit toujours le premier au manege; il n'y avoit que pour lui à tirer de l'arc à cheval, quoiqu'il ne s'y tint pas fort bien; & il fe moquoit de lui-même, fi quelqu'un adreffoit mieux que lui. Enfin, comme il ne fe rebutoit point d'un exercice, parce qu'il y étoit foible, & qu'au contraire, il s'y attachoit plus obftinément, il égala, nonfeulement l'adreffe des autres, & devint auffi habile homme de cheval qu'eux, mais même il les paffa de beaucoup par cette grande affection qu'il y avoit. Ainfi, il ne tarda guere à dépeupler de bêtes fauves le parc du Roi, tellement qu'Aftyage ne favoit plus où lui en trouver.

Quand il eut atteint la feizieme année, ou environ, il arriva que le fils du Roi d'Affyrie, qui étoit fur le point de fe marier, voulut faire une grande chaffe, avec un détachement de cavaliers, fur les confins de la Médie; ou plutôt, ce Prince prétexta cette partie de chaffe pour reconnoître les places frontieres, & s'emparer des plus foibles. Aftyage, averti de l'arrivée des ennemis, donna en diligence, fes ordres pour raffembler les troupes de toutes les provinces; & fans les attendre, partit lui-même avec fon fils Cyaxare, avec fa Maifon feulement, marchant droit aux Affyriens, qui furent vaincus, principalement par la fagacité & le courage du jeune Cyrus.

La nouvelle de cette victoire vint promptement aux oreilles de Cambyfe, pere de Cyrus. Ce Monarque fe réjouit extrêmement d'apprendre que fon fils faifoit en fa jeuneffe, des actions dignes d'un homme plus

avancé en âge. Cela lui donna occafion de le rappeller, pour lui faire achever fon temps dans les exercices des Perfes. Cyrus déclara aussi-tôt qu'il étoit prêt de partir, de peur que le moindre retardement ne donnât fujet à fon pere ou à fa patrie, de fe plaindre de tui. Aftyage jugea auffi qu'il étoit néceffaire de le renvoyer; & avant que de partir, il lui donna le choix de tous fes chevaux, & lui fit encore plufieurs autres préfens. A fon départ, tout le monde l'accompagna, ceux de fon âge, les jeunes hommes, les vieillards; Aftyage même le conduifit à cheval affez loin: & quand il fallut fe féparer, il n'y eut perfonne qui ne verfât des larmes. Cyrus diftribua à fes amis les préfens qu'Aftyage lui avoit faits, & donna fa vefte même à celui qu'il chériffoit d'une plus tendre amitié. Ce jeune Mede fe nommoit Araspé: il figure plus d'une fois dans l'hiftoire de Cyrus.

Ainfi Cyrus repaffa en Perfe, où il demeura encore un an au nombre des enfans. D'abord fes compagnons fe moquoient de lui, & lui reprochoient qu'il venoit d'apprendre à vivre délicatement dans la Médie. Mais quand ils virent qu'il fe contentoit de leur table ordinaire, & qu'il étoit même plus fobre & plus retenu que les autres; en un mot, qu'il les furpaffoit en adreffe & en courage dans tous les exercices, ils le regarderent avec admiration. Après avoir accompli le temps de fon enfance, il entra au rang des jeunes hommes; & ce fut encore parmi ceux-là qu'il fit voir qu'il n'y avoit fon pareil en ådreffe, en patience & en obéiffance. Plufieurs années s'étant ainfi écoulées, Aftyage mourut, & Cyaxare, frere de la mere de Cyrus, lui fuccéda. En ce même temps, le Roi d'Affyrie faifoit la guerre aux Bactriens ; & comme il avoit déjà fubjugué toute la Syrie, qui eft un pays fort confidérable, il fe figura que s'il pouvoit affoiblir les Medes, qui étoient les plus puiffans de fes voifins, il deviendroit aifément maître des autres peuples de l'Afie. Sur cette penfée, il dépêche des Ambaffadeurs en Lydie vers Crafus; il en envoie d'autres en Capadoce, en Phrygie, en Carie, en Paphlagonie, aux Indes, en Cilicie, pour donner, de tous côtés, de mauvaises impreffions contre les Medes & contre les Perfes. Cyaxare, ayant reçu la nouvelle des grands préparatifs qu'ils faifoient contre lui, s'apprêta de fon côté à les repouffer. Il envoya des Ambaffadeurs vers la République des Perfes, & vers Cambyfe, fon beau-frere, qui étoit leur Roi, avec ordre exprès de voir Cyrus, pour le prier de demander le commandement de l'armée auxiliaire. Cyrus qui étoit alors dans l'ordre des hommes faits, après avoir paffé dix années parmi les jeunes hommes, fe chargea volontiers de cet emploi, & les Sénateurs l'élurent pour conduire les troupes qui devoient aller en Médie. Cyrus arrivé au camp des Medes, y tint la main à une exacte difcipline, au moins, parmi les trente mille hommes qu'il y amena. Avec ce renfort, les troupes des Medes étoient encore inférieures d'un tiers à celles de l'ennemi, qui comptoit pour alliés Artamas, Roi de la Grande Phrygie,

Aribée, Roi de Capadoce, Maragdas, Capitaine Arabe, & un grand nombre de Grecs Afiatiques, &c. Cyrus confidérant cette inégalité de forces, & que les Medes & les Affyriens combattoient de la même maniere, c'eftà-dire, de loin avec des fleches & des frondes, confeilla à Cyaxare de faire faire des armes folides & de bonnes cuiraffes, aux trente mille Perfes, pour les mettre dans le cas de pouvoir combattre de près, & de changer ainfi le fyftême de l'attaque & de la défense; ce qui fut exécuté. Cependant Cyaxare, en préfence de Cyrus, reçut une Ambaffade du Roi de l'Inde, qui s'offroit d'être arbitre entre les deux Puiffances belligérantes. Cyaxare protefta que les Affyriens étoient les aggreffeurs: Cyrus confirma l'affertion de Cyaxare; & de fon aveu, offrit au Roi de l'Inde, par l'organe de fes Envoyés, de s'en rapporter à fon arbitrage.

Comme Cyrus n'ignoroit pas que le Roi d'Arménie étoit tributaire des Medes, & qu'il ne leur avoit envoyé aucun fecours en hommes ni en argent, il propofa à Cyaxare d'y contraindre ce vaffal, & d'accroître ainsi les forces de la Médie. A cet effet, il fimula une grande chaffe vers les frontieres, furprit le Roi d'Arménie dans fes montagnes, avec Sabaris, le plus jeune de fes fils, fa femme, fes filles, & fes meubles les plus précieux. Mais il lui rendit toutes ces perfonnes, tous fes tréfors, & tous fes Etats, en faveur de Tygranne, l'aîné de fes fils, avec qui il étoit lié d'amitié. Après quoi, il exigea des Arméniens la moitié feulement de ce qu'ils auroient pu faire, d'autant qu'ils étoient alors en guerre eux-mêmes avec les Chaldéens. Il ne tira donc de cette Province que quatre mille chevaux, vingt mille hommes de pied, & deux cents talens, dont cinquante à titre de tribut ordinaire, cinquante à titre d'amende, & cent à titre de prêt, dont Cyrus fe rendoit caution. Tygranne eut le commandement du renfort Arménien, dont Cyrus ne jugea pas à propos de fe fervir contre les Affyriens, qu'il n'eût affuré l'Arménie contre les entreprises des Chaldéens. Il en vint à bout, en conftruifant fur les frontieres communes de la Chaldée & de l'Arménie, une fortereffe, où il mit garnifon Mede, & qui fervit également à réprimer les Chaldéens, & à contenir les Armé niens. Vers ce même temps, Cyrus envoya des Ambassadeurs au Roi Indien, pour lui demander fon alliance & des fecours d'argent; puis ramena au quartier des Medes, fes troupes fortifiées de quatre mille Chaldéens, outre le renfort d'Arménie. Son arrivée fut bientôt fuivie d'une bataille contre les Affyriens, ceux-ci furent vaincus & mis en fuite. Cette victoire, où le Roi des Affyriens fut tué, fut principalement due à la valeur des Perfes, & à la rare capacité de leur jeune Prince. Cyrus fachant que Crœfus & les autres alliés des vaincus, étoient dans la plus grande confternation, réfolut de poursuivre de fi beaux avantages, & demanda à Cyaxare la cavalerie des Medes, pour que les fuyards ne puffent lui échapper. Cyaxare, jaloux des fuccès de fon neveu, ne lui accorda qu'à regret une fi jufte demande. Cette difficulté qu'éprouva Cyrus, jointe à l'importance

dont

dont il jugea qu'il étoit pour les Perfes d'avoir une cavalerie de leur nation, lui fit prendre le parti d'employer, à cette nouvelle création, tous les chevaux qu'il prendroit fur l'ennemi, fans compter qu'il étoit extrêmement chagrin de remporter les plus grands avantages avec l'aide des cavaliers Medes & Hyrcaniens, tandis que pendant prefque toute la campagne, les Perfes fe tenoient forcément dans l'inaction. Il les excita donc à seconder fes vues, & piqua à cet effet, leur amour-propre & leur jaloufie, en leur faifant remarquer que plufieurs détachemens des Medes étoient déjà de retour, la plupart chargés de munitions & de butin; & que d'autres ramenoient même plufieurs chariots pleins de Dames d'une admirable beauté, qu'ils avoient enlevées aux Affyriens. Car c'eft la coutume de tous les peuples d'Afie de mener ainfi à l'armée les personnes qui leur sont les plus cheres; & ils difent qu'ils en combattent plus courageufement, parce qu'ils fe voient obligés de défendre ce qu'ils aiment.

Comme Cyaxare avoit permis, quoique d'affez mauvaise grace, à ceux des cavaliers Medes qui le jugeroient à propos, d'accompagner Cyrus à la pourfuite des ennemis, il fut auffi courroucé que furpris, de fe trouver tout-à-coup dans une forte de folitude & d'abandon général. Il députa auffi-tôt vers Cyrus un exprès, avec ordre de fignifier à tous les Medes de revenir fur leurs pas. Cyrus para ce contre-temps du mieux qu'il put, en retenant auprès de lui les Medes, & en écrivant une lettre d'excufe à fon oncle.

Sur ces entrefaites, arriva au camp de Cyrus un Seigneur Affyrien, avancé en âge, qui demanda à fe préfenter devant lui, en laiffant fes gens à la porte du camp. Seigneur, lui dit-il, je fuis maître d'une fortereffe très-confidérable, & je domine fur un grand pays. J'ai toujours pu mettre mille chevaux fur pied pour le fervice du Roi d'Affyrie, & je puis dire que j'étois au nombre de fes meilleurs amis. Mais il eft mort en combattant contre vous; fon fils qui a tué le mien en trahifon, & qui eft mon plus cruel cnnemi, lui a fuccédé au trône, c'est ce qui m'oblige à me venir jetter entre vos bras. J'implore votre fecours pour me venger. Souffrez que Gobrias, (c'étoit le nom du vieillard) vous adopte pour fils, & pour fon fucceffeur dans tous les Etats.

Cyrus lui fit cette réponse: fi ce que vous dites part du fond de l'ame, je vous reçois de bon cœur, & vous promets, avec l'aide des Dieux, de venger votre fils. Mais vous, pour reconnoître ce fervice, que ferez-vous pour nous? Gobrias répondit : je vous recevrai dans mes châteaux; je vous rendrai le même tribut que je rendois au Roi d'Affyrie; & quand vous ferez la guerre, je vous fuivrai avec toutes mes forces. De plus, j'ai une fille à marier que j'aime uniquement, & qui avoit été élevée dans l'efpérance d'être femme du Prince qui regne aujourd'hui. Mais elle m'a prié avec larmes, de ne la point livrer au meurtrier de fon frere; & c'eft ce que je ne veux pas faire auffi, Maintenant donc je vous en laiffe l'entiere difTome XV.

D

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