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per, l'ordre de diftribuer les morceaux avec le plus d'égalité qu'il feroit poffible, précédant l'indication du marché, où il feroit libre de les expofer à la curiofité des acheteurs, on pourroit en conclure qu'il y avoit fur le bord du Tibre, comme on le dit de la côte d'Or, & de quelques autres endroits de la Guinée, un emplacement confacré au débit de cette étrange efpece de denrée, fans quoi il auroit été affez inutile d'en faire fi fcrupuleufement le partage.

Pour adopter cette interprétation, il faudroit; il eft vrai, fuppofer que les Romains de ce temps-là avoient un peu de goût pour la chair humaine. Il faudroit croire du moins que ceux d'entr'eux qui faifoient profeffion de prêter à ufure, y mettoient volontiers l'enchere pour indemnifer leurs confreres, & pour donner un exemple inftructif aux Débiteurs mal intentionnés. Cette idée n'eft pas honorable pour Rome : mais enfin elle ne répugne pas fi fort qu'on le diroit d'abord à celle que nous en donne l'hiftoire. Cette ville regorgeoit des plus impitoyables ufuriers qui aient jamais défolé l'univers. Les citoyens riches n'y connoiffoient guere que cette espece de commerce lucratif. Il ne feroit peut-être pas fi extraordinaire de penfer que pour de pareils hommes, un morceau du corps d'un Débiteur infolvable, étoit un mets délicat, & qu'ils fe faifoient un plaifir flatteur de manger, après fa mort, un malheureux dont ils avoient fans pitié fucé le fang pendant fa vie.

Ceci n'eft qu'une conjecture, je l'avoue mais enfin combien en a-t-on hafardées, combien en hafarde-t-on tous les jours fur l'antiquité, qui ne font ni fi naturelles ni fi bien fondées? Voilà le texte précis d'une loi qui l'autorife. Si j'avois l'honneur d'être favant ou commentateur

avec un

peu d'érudition, j'en ferois aifément éclore un fyftême qui auroit toute l'apparence de la vérité : mais comme je ne fuis ni l'un ni l'autre, j'abandonne fans regret cette découverte. Elle eft trop honteuse au genre-humain, pour que je fonge à la vérifier.

Je me contenterai d'une réflexion : quelque fens qu'on donne à la loi des douze tables, elle réunit toujours le comble du ridicule & celui de l'atrocité. De pareils législateurs ne femblent pas faits pour occuper un rang bien éclatant dans la mémoire des hommes, & parmi les lumieres de la jurifprudence. N'eft-il pas fingulier cependant que leurs réglemens foient la bafe d'une compilation qui a plus de pouvoir parmi nous, que les ordonnances les plus authentiques de nos Rois? N'a-t-on pas le droit d'être indigné, quand on entend à tout coup les jurifconfultes rappeller les décifions de ces bouchers d'un petit village, fitué fur le bord d'une petite riviere d'Italie ? N'eft-on pas autorifé à rire fans fcrupule, quand on voit les commentateurs fe tuer à expliquer gravement ou à vanter avec enthoufiafme celles que nous avons, & à déplorer avec amertume la perte de celles que nous n'avons pas.

Il a fallu un travail inconcevable pour ramaffer dans tous les auteurs de

l'antiquité les fragmens qui nous en reftent. Il faut louer la patience des efprits laborieux qui s'y font dévoués, & non pas leur goût. Il feroit fans exemple s'il n'avoit été renouvellé par la rédaction de nos coutumes, & enfuite par les commentaires faits fur ces compilations informes qui ont pourtant le mérite de n'être jamais auffi barbares que les douze tables, quoiqu'elles foient bien quelquefois auffi abfurdes.

DÉCADENCE, f. f. L'action de tomber en ruine.

NOUS

De la décadence des Etats.

OUS avons traité de l'accroiffement des Etats (a): nous avons paffé en revue les moyens par lefquels les Etats s'élevent & fe maintiennent: nous allons faire quelques recherches fur les caufes de leur Décadence & de leur chûte. Nous y deftinons cet article, qui peut-être ne fera pas le moins intéreffant. La politique y découvrira les principaux écueils contre lefquels l'Etat court rifque d'échouer. Les Princes & les Miniftres, vrais pilotes placés au gouvernail des Empires, y trouveront la carte des fonds & des paráges les plus dangereux. Après avoir vu ce qu'ils ont à faire, ils verront encore ce qu'ils ont à éviter. Trop heureux, fi, en remarquant les inconvéniens, ils s'en fervent comme de leçons & d'exemples pour fe garantir d'y tomber !

L'apanage de toutes les chofes du monde eft l'inftabilité. Les plus formidables Empires font fujets à la loi du changement & de l'inconftance. La Monarchie Romaine, vrai coloffe de Puiffance, finit (dit M. de Montefquieu) comme le Rhin qui n'eft plus qu'un ruisseau lorfqu'il fe perd dans POcéan. Quand les changemens tombent fur de grands objets, que des Royaumes ou des Empires font démembrés, affoiblis, détruits, que des nations s'éteignent, & que la face de l'Univers eft, pour ainfi dire, changée, on les appelle alors Révolutions. Le tiffu de ces révolutions forme PHiftoire Universelle du monde, laquelle non-feulement rend compte des faits arrivés, mais en recherche auffi les causes, & en explique les effets. C'eft cette hiftoire que l'homme d'Etat doit étudier fans ceffe. I y trouve la pratique d'une fcience dont on vient de lui donner la théorie; il y voit le théâtre du monde ouvert, & toutes nos regles mises en action.

Mais tous les changemens particuliers qui arrivent dans le monde, femblent n'être faits que pour concourir au maintien du systême général qui

(a) Voyez le titre ACCROISSEMENT DES ETATS.

eft immuable. Les révolutions ne changent point les pays, & rarement leurs habitans. Une contrée dont le fol eft fertile ne manque jamais d'hommes pour la cultiver. Le terroir n'eft pas détruit, tous les citoyens ne font pas exterminés dans les révolutions qui arrivent aux Etats, & qui renverfent les Empires. Il faut donc diftinguer deux fortes de révolutions qu'un pays peut effuyer, les unes naturelles, les autres politiques. Les premieres font occafionnées par des effets funeftes de la nature, comme par les tremblemens de terre, par des fubmerfions, par des peftes, & autres fléaux femblables. On conçoit facilement que nous ne parlons point ici de ces causes naturelles de la deftruction des Etats. Les fecondes font caufées par les hommes, & ne font qu'altérer les fyftêmes des Etats, en changeant la forme de leur Gouvernement, ou en affujettiffant leurs peuples à des loix étrangeres. C'eft de ces dernieres que nous allons tâcher de découvrir les fources.

L'histoire nous apprend que, depuis l'origine du monde jufqu'à nos jours, aucun Empire ne s'eft foutenu dans un même état, ni fous une même forme de Gouvernement. Les plus puiffantes monarchies fe font écroulées fous le poids de leur propre grandeur. Des nations nombreuses & guerrieres ont quitté leur pays natal, la demeure de leurs ancêtres, pour fonder des Royaumes fous un autre ciel & dans des climats fort éloignés. De tous les Empires dont la connoiffance foit parvenue jusqu'à nous, le plus durable a été celui de la Chine. Soit que nous voulions fuivre la chronologie douteufe des Chinois, foit que nous adoptions celle des Européens, qui n'a guere plus de certitude, l'époque de la fondation de cet Empire remonte fi haut & s'éloigne fi fort de nous, qu'on la perd des yeux. Cependant il a été conquis par les Tartares qui ont adopté une partie des loix & des mœurs Chinoifes, & qui en revanche ont introduit dans ce pays quelques-unes des leurs. Les defcendans du conquérant Tartare regnent encore à la Chine; mais l'Empire Chinois malgré le changement de vingt-deux familles qui ont fucceffivement occupé le trône, malgré les guerres inteftines, & malgré la conquête des Tartares, fe maintient encore dans le plus grand éclat. Cette durée conftante eft un phénomene politique, & nous paroîtroit bien plus incompréhenfible encore, fi nous ne confidérions que la fituation de la Chine à l'extrémité orientale de la terre connue, contribue beaucoup à rendre ce pays formidable, & qu'il a été gouverné de tout temps par des philofophes, ou plutôt par l'efprit philofophique qui ne fait rien fans principes & fans raifon, qui ne fe conduit point fur des préjugés, qui refpecte la religion dominante, mais ne la fait entrer pour rien dans les affaires d'Etat, qui bannit du confeil tout ce qui fent le fanatifme, & qui tire le plus grand parti qu'il eft poffible de chaque fituation pour l'utilité publique. On ne peut chercher la caufe de la durée des Etats que dans ces principes fondés fur la vérité & la raifon qui font éternelles, & toujours unifor

mes.

mes. Or la grande perfection de la conftitution d'un Etat confifte dans fa durée. (a)

Dans le grand nombre des caufes dire&tes ou indirectes, qui peuvent abréger la durée d'un Gouvernement, changer le fyftême des Etats, & renverfer les Empires, nous n'en indiquerons que les principales, & celles qui produisent les effets les plus foudains. Ces caufes font ou étrangeres ou intrinfeques. Entre les caufes étrangeres on peut compter premiérement les grandes émigrations des peuples, telles que le IV & V fiecles en ont offert le fpectacle à l'Europe. Tantôt des foules innombrables de Gots, de Vandales, & d'autres barbares fortirent du fond du Nord, inonderent l'Europe, & poufferent leurs conquêtes jufqu'en Efpagne, en Italie, & même en Afrique; tantôt les peuples qui habitoient les pays les plus feptentrionaux, attaquerent leurs voilins vers le Midi, & les forcerent à quitter leur demeure. Ceux-ci fe virent par-là contraints de tomber à leur tour fur d'autres peuples qui étoient leurs voifins méridionaux; & ainfi de proche en proche, les nations gravitoient les unes fur les autres, & fe pouffoient toujours vers les climats les plus doux. La même chofe arriva avec les Scythes, les Sarrafins, & autres peuples nombreux, pauvres, & par conféquent belliqueux. Dans toutes ces révolutions, il ne fe pouvoit faire autrement que la face de l'Europe, & d'une partie même de l'Afie, ne fût tout-à-fait changée. En effet, chaque nation changea de place, des Royaumes, des Empires, des Républiques furent détruits, ou fondés ou tranfportés fur d'autres terroirs. On me dira peut-être que cette caufe de la deftruction des Etats n'eft plus qu'idéale, & qu'il n'y a déformais plus de révolutions femblables à craindre. C'eft de quoi je ne puis tout-à-fait convenir. Il y a fur la carte du monde une fi grande étendue de pays que nous ne connoiffons pas du tout, & une autre plus grande étendue encore que nous connoiffons mal, que de pareils événemens ne font ni phyfiquement ni moralement impoffibles. Ne fe peut-il pas faire que des terres auftrales, du centre prefque inconnu de l'Afrique, de l'Ethiopie, du fond de l'Afie, du haut de l'Amérique même, il forte un jour quelque effaim innombrable d'hommes ou plus forts, ou plus robuftes, ou plus infatigables que les Européens, & qui mettent toute l'adreffe, toute l'habileté des derniers en l'art de la guerre, & toute leur politique en déroute?

Je conviens qu'une pareille révolution paroît fort éloignée, mais elle n'eft pas impoffible; & fans vouloir prévoir les malheurs de fi loin, il est des dangers, à cet égard, qui font plus près de nous. Il n'y a qu'à jetter les yeux fur la mappemonde, & voir l'immenfe étendue de pays qui eft fous la domination des Empereurs Ruffes & Ottomans. Il est vrai que jusques ici ces nations ont eu la complaifance de pofféder tant de terroir

(a) Voyez l'article DURÉE DES CORPS POLITIQUES. Tome XV.

Y

affez inutilement; mais ne peuvent-elles pas changer de mœurs, d'inclinations, de politique & de talens? L'efprit conquérant ne peut-il pas s'emparer de leurs chefs? C'eft une mer dangereufe fur laquelle nos Palinu res politiques s'endorment avec trop de fécurité (a).

La guerre eft la feconde caufe étrangere, qui peut occafionner la Décadence des Etats; foit que cette guerre foit entreprise par un injufte conquérant, foit qu'elle foit fondée fur l'équité. Tous les auteurs du droit des gens foutiennent que le droit de conquête eft un droit légitime ; mais quand il ne le feroit pas, la plupart des changemens arrivés aux Empires du monde, depuis fon origine jusqu'à nos jours, n'ont-ils pas été occafionnés par la voie des armes ? Les guerres heureufes élevent les Etats, comme les malheureufes les ruinent. Il eft rare cependant qu'une feule guerre détruife tout d'un coup un Empire. Il a fallu trois guerres puniques pour abymer Carthage; mais comme le moindre échec que reçoit une puiffance l'affoiblit d'abord, & fortifie fon ennemi ou fon rival, c'eft ordinairement par degrés que les Etats vont de leur Décadence à leur chûte. Tout échec à la guerre eft donc à craindre pour un Etat; & le Souverain ne doit point témoigner de lâche indifférence lorfqu'il lui en furvient, mais faire tout fon poffible pour les prévenir. Ce Monarque n'étoit pas fait pour régner, qui recevant la nouvelle de la prife d'une de fes plus importantes fortereffes, dans le temps qu'il s'amufoit à jouer d'un inftrument, continua fa mufique, & dit, avec une indolence révoltante Ah! l'on prétend que c'étoit une jolie petite ville. Un pareil fang-froid eft digne de blâme. Je conviens que le fort de la guerre, comme celui des Empires, eft entre les mains de la Providence, mais elle fe fert des hommes pour exécuter fes décrets. Les Princes, les Miniftres, les Généraux doivent être perfuadés d'une Providence divine qui regle tout, mais agir comme s'ils n'y croyoient point, & comme fi les bons ou les mauvais fuccès dépendoient de leur propre prudence; puifqu'en effet l'expérience prouve que tous les événemens à la guerre, comme dans toutes les autres chofes du monde, dérivent toujours des caufes naturelles. Il n'y a que les visionnaires, les efprits trop pareffeux ou trop bornés, qui attribuent chaque accident à une direction immédiate & miraculeufe de l'Étre fuprême : s'ils ouvroient les yeux, s'ils examinoient bien, ils trouveroient cette cause à côté de l'effet.

Lorsqu'une Puiffance voisine fait des progrès exceffifs dans tous les objets de la politique, fon agrandiffement peut devenir la troifieme caufe, ou prochaine ou éloignée, de la décadence d'un autre Etat. Le fyftême politique de l'Europe en général, eft tel aujourd'hui, qu'un Etat ne peut s'élever qu'aux dépens de quelque autre, foit par la voie des conquêtes, foit par celle du commerce, &c. Chaque degré de puiffance réelle qu'il acquiert

(a) Voyez les articles CONQUERANT, CONQUÊTE,

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