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calmer on parvient cependant à faire descendre du clocher les sonneurs de tocsin. La troupe se retire et la foule commence à se dissiper.

A sept heures du soir la municipalité, ayant à sa tête le maire Pétion, escortée de sept à huit cents hommes de garde nationale, tant infanterie que cavalerie, se transporta dans le quartier SaintMarcel, et au magasin du sieur Moinery, et y resta jusqu'à ce que quatre-vingt-un boucauts de sucre qui s'y trouvaient fussent transférés, sous l'escorte de la cavalerie, dans l'intérieur de la ville. A deux heures du matin la municipalité, après avoir laissé une garde suffisante devant le magasin du sieur Moinery, revint à l'Hôtel-de-Ville.

Il y eut quelques coups de sabre distribués, quelques pierres lancées. Le commissaire de la section des Gobelins, M. Juiné, en reçut une à la tête : il se fit panser sur la place, et ne quitta point son poste.

Presque tous les journaux du temps s'accordent à dire qu'on avait remarqué, parmi le peuple, plusieurs particuliers inconnus qui soufflaient le feu de la révolte, semaient les inquiétudes par de fausses alarmes, et excitaient les jeunes gens à des violences. Cette fois les malveillans ont encore manqué leur coup, dit un de ces journaux'. Un autre termine le récit de cette émeute par cette réflexion : « Pauvre peuple! votre ignorance est l'arme la plus

' Révolutions de Paris, t. XI, p. 30g.

>> puissante que vos ennemis puissent employer

» contre vous 1. ».

Dans ce soulèvement, comme dans plusieurs autres, le but des instigateurs était d'armer les habitans contre la garde nationale, et de produire une guerre civile.

Pendant que nos ennemis tourmentaient sous divers prétextes la population de la France, les nobles, leurs serviteurs, les officiers des armées émigraient avec un nouvel empressement, et s'exilaient de leur patrie, dans l'espoir d'y rentrer prochainement et d'accroître leur fortune. Pleins de confiance dans leur projet, ils se berçaient d'espérances puériles, les communiquaient sans précaution à leurs partisans restés dans l'intérieur, afin de les attirer auprès d'eux. Leur correspondance, qui mettait au grand jour leur projet, leurs manoeuvres et leurs fanfaronnades, était souvent interceptée par les patriotes, qui, indignés de leurs injures, commencèrent dans leurs écrits à ne plus respecter les convenances, et à leur répondre sur le même ton. Aux sarcasmes, aux plaisanteries amères succédèrent des paroles insultantes, et le style des journaux et des pamphlets de cette époque porte une couleur dure et grossière qui choque aujourd'hui. C'est ainsi que par des invectives les deux partis préludaient à une guerre d'extermina

tion.

1 Thermomètre du Jour, année 1792, p. 389,

Les ministres d'alors, pour soustraire leurs opérations à la censure et à la surveillance importune du public, et pour rétablir le pouvoir absolu, avaient fait une entreprise peu louable, insensée, et dont le succès, vu l'effervescence des esprits, devenait impossible. Il semblerait qu'il règne dans les cours un air contagieux qui égare le jugement et pervertit la morale de ceux qui le respirent. Ces ministres crurent pouvoir, à force d'argent et de corruption, changer l'opinion publique, et lui substituer une opinion de leur façon, une opinion conforme à la leur.

On douterait de l'existence d'un pareil projet, et de sa mise à exécution, si des pièces trouvées dans l'armoire de fer, plusieurs journaux du temps, et notamment l'ouvrage qu'a composé sur la révo→ lution M. Bertrand de Molleville ne l'attestaient. Les étranges révélations que ce ministre a faites à ce sujet font plus d'honneur à sa franchise qu'à sa moralité.

Au commencement de 1790, M. Rivarol proposa à M. de La Porte un plan d'attaque contre l'opinion dominante. Pour la changer complètement, voici quels instrumens il proposait :

Des auteurs, des journalistes, des chanteurs publics, des affidés dans l'intérieur de l'Assemblée nationale, dans ses bureaux, dans la société des jacobins, dans ses comités, dans toutes les sociétés politiques; des applaudisseurs dans chaque section de Paris; des orateurs et des auteurs pour com

poser leurs discours; des motionneurs dans les groupes, des lecteurs dans les places publiques; des ouvriers dans les principaux ateliers, des distributeurs, des observateurs, un chef et plusieurs souschefs. L'auteur de ce plan, où près de quinze cents personnes étaient employées, estimait que la dépense pourrait s'élever à 200,000 livres par mois '.

Ce plan fut adopté avec des modifications, et la dépense fut réduite à 164,000 livres par mois '.

Dans l'espace de huit à neuf mois, sous l'Assemblée constituante, le ministère dépensa, pour le seul article des tribunes, plus de deux millions cinq cent mille livres. Malgré cette dispendieuse distri➡ bution, les tribunes, de l'aveu de M. Bertrand de Molleville, ne furent favorables qu'aux jacobins. Cependant rien, dit-il, n'était plus aisé que de s'assurer des tribunes en les payant 3.

Ce ministre fonda, dans une maison du Carrousel, un club appelé national, et qui ne méritait guère ce titre; car on n'y admettait que des enne

1 Pièces comprises au premier inventaire de l'acte énonciatif, nos IX et suivans.

2 Idem. Nos XIV et XV.

3 M. Bertrand de Molleville, en décrivant ses actes de corruption, se félicite de ce que quelques-uns de ses soudoyés de tribune avaient levé le bâton «comme pour frapper, dit-il, » les députés qui étaient les plus près d'eux, et avaient répété » 'à plusieurs reprises: Que cette assemblée était un tas de » gueux qu'il fallait assommer. » (Histoire de la révolution,' par M. Bertrand de Molleville, t. VIII, p. 76 et suiv.)

mis de la constitution, que des royalistes qui abon daient à Paris, des gardes parisiennes vendues, et même des ouvriers de divers ateliers. Ces sociétaires, pour mieux tromper les patriotes, devaient être armés de piques et coiffés de bonnets rouges, Les frais d'établissement de ce club coûtèrent environ 9,000 liv,, et ceux de son entretien 1,000 liv. par jour.

Lorsque M. Bertrand de Molleville eut cessé d'être au ministère, il ne renonça pas à la cour, y conserva son influence, y continua ses manœuvres, et fit un autre établissement à Paris, semblable à celui dont on vient de parler; il y réunit une troupe d'hommes intrépides, propres aux coups de main, et mit à leur tête un nommé Lieutaud, connu à Marseille par sa violente opposition aux principes de la liberté,

L'ouvrage de ce ministre et les papiers trouvés dans l'armoire de fer concourent à nous apprendre que seize députés de l'Assemblée avaient été corrompus par les ministres, et que Danton avait coûté plus de 100,000 écus '.

Quoique couvertes d'un voile mystérieux, ces manœuvres ne purent échapper à la surveillance publique. Les finesses ministérielles, comme il

Mémoires de madame Campan. Éclaircissemens historiques, t. II, p. 393. Histoire de Bertrand de Molleville, t. VII, chap. XIV, p. 220; t. VIII, p. 78, 311, 324. Recueil premier des papiers trouvés dans l'armoire de fer, n. I, p. 2 et 3; n. III, P. 7 et 8; n. IV, p. 8; n. VI, p. 10, n. VII, p. 12 et 13.

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