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empereur; mais ni à Rome, ni même dans les provinces, jamais personne n'avait mis en doute le caractère divin de l'État, pas plus que la majesté sacrée de l'Auguste dans lequel l'État était incarné. Comme le fait avec raison remarquer Fustel de Coulanges l'autorité de l'État ou l'autorité de l'empereur «< n'était pas une autorité établie par la volonté divine; c'était l'autorité elle-même qui était divine. Elle ne s'appuyait pas seulement sur la religion, elle était une religion. Le prince n'était pas un représentant de Dieu, il était un dieu. » Ce qu'il faut bien noter encore c'est que, «< il n'était pas dieu en vertu de son mérite personnel; il était dieu parce qu'il était empereur. Bon ou mauvais, grand ou petit, c'était l'autorité publique qu'on adorait en sa personne ».

C'est précisément contre cette conception de « l'autorité publique » de l'État, que le christianisme provoqua la rébellion des peuples. Il en résulta la forme la plus remarquable de la concurrence sociale qui soit susceptible de se produire, celle qui se manifeste entre les citoyens et l'État, entre les individus et l'autorité publique; pour mieux dire, entre la totalité de la nation et celui ou ceux qui détiennent l'autorité. A partir du me siècle de notre ère, on verra les hommes tendre à s'émanciper de plus en plus de l'État, et cette tendance se manifester avec d'autant plus de vigueur qu'ils seront davantage imbus des principes politiques et sociaux apportés chez les peuples aryens par le christianisme. Celui-ci les avait empruntés aux prophètes israélites, pour lesquels il n'existait qu'un seul pouvoir respectable, celui de Dieu, et une seule chose digne de mériter l'attention des hommes, le service de Dieu.

Les prophètes israélites, auxquels le christianisme empruntait ses idées politiques, ne s'étaient pas contentés de combattre, au nom de l'omnipotence du Dieu unique et personnel, toutes les puissances terrestres, ils s'étaient aussi constamment insurgés contre les inégalités du sort et de la fortune. Le fondement essentiel de leurs doctrines sociales était

1. La Gaule romaine, p. 191.

l'égalité. Tous les hommes étant égaux devant Dieu, ceux qui se font supérieurs aux autres en autorité ou en richesse doivent être traités en ennemis des hommes et de Dieu. Jésus lui-même ne laissait passer aucune occasion de marquer son mépris, sinon sa haine pour les riches et les grands de la terre, sans en excepter ceux qui s'élèvent au-dessus des autres hommes par leur intelligence.

ORGANISATION DES PREMIÈRES COMMUNAUTÉS
CHRÉTIENNES

Ce sont ces idées qui furent mises en pratique dans l'organisation des premières églises ou sociétés chrétiennes. Tous les membres de ces petites sociétés se considéraient comme des égaux, quels que fussent leur rang social ou leur fortune. En conformité des traditions israélites, la seule autorité reconnue par les communautés chrétiennes primitives était celle des «< anciens » qui avaient recueilli plus ou moins directement les prédications et les rites des apôtres. Ils les transmettaient eux-mêmes aux fidèles ou aux néophytes dans les conciliabules secrets tenus par les membres de chaque petite église. On ne combattait pas, dans ces réunions, d'une façon directe, les autorités civiles; mais on préconisait la supériorité de l'âme sur le corps, la suprématie de la puissance divine sur tous les pouvoirs humains, et la prépondérance des devoirs envers Dieu sur les devoirs envers les hommes quels qu'ils fussent. On prescrivait comme règle principale de conduite aux néophytes de vivre autant que possible en dehors de la société civile; et cela leur était d'autant plus facile qu'ils se recrutaient dans les classes sociales qui, par leur nature même, étaient placées en dehors de la portion dirigeante du corps social. Les chrétiens n'étaient que de passage sur la terre; ils n'y étaient que pour acquérir le droit de vivre ultérieurement dans la grande cité céleste où la seule occupation serait l'adoration de Dieu; ils devaient, par conséquent, dédaigner tout ce qui est terrestre et corporel, ne songer qu'à Dieu et n'agir que pour le ciel.

Afin de faciliter l'application de ces préceptes, les églises se transformèrent de très bonne heure en des sortes d'établissements charitables. Afin de faire face à des libéralités qui entretenaient parmi les zélateurs de la nouvelle religion l'esprit d'égalité, et qui leur donnait l'illusion de la possibilité de la réaliser, les églises avaient besoin de ressources. Elles se les procurèrent en inspirant à leurs membres le mépris des richesses. Elles honorèrent les ouvriers et recommandèrent le travail; mais elles condamnaient à la fois le luxe et les économies, et obtenaient ainsi que les biens des fidèles fussent considérés comme appartenant autant à l'Église qu'à eux-mêmes.

LES CHRÉTIENS ET LA SOCIÉTÉ CIVILE

De même qu'ils méprisaient les richesses et se détournaient systématiquement des moyens par lesquels on les acquiert, les premiers chrétiens étaient poussés par leurs chefs à s'écarter des fonctions publiques. Ils refusèrent pendant longtemps de profiter de l'autorisation qui leur avait été donnée par Septime Sévère d'arriver aux honneurs et qui, pour les y engager, les dispensait des obligations contraires à leurs croyances. Ils frappaient d'un véritable interdit les tribunaux romains; ils imitaient en cela les juifs et les philosophes qui évitaient systématiquement de s'adresser aux tribunaux.

Les chrétiens ne devaient prendre aucune part aux fêtes publiques, ni couronner leurs portes à l'approche de ces fêtes. Ils devaient même éviter de se promener dans les rues, de se mêler aux conversations publiques et ne conversaient qu'entre eux. En voyage, ils s'écartaient des auberges autant que cela leur était possible, afin d'échapper au contact des païens. S'il se trouvait une église dans les localités par lesquelles ils passaient, ils allaient y participer aux distributions de vivres que l'on avait coutume d'y faire régulièrement aux pauvres et aux nécessiteux. Il leur était interdit de se marier avec des païens. En un mot, ils se tenaient autant

que possible en dehors d'une société dont tous les principes et tous les actes étaient condamnés par leur religion.

Pour ce qui est des autorités impériales, on peut dire qu'ils affectaient de ne les point connaître.

L'un des objets de prédication et de prophétie des premiers pasteurs chrétiens, c'est la fin prochaine, non seulement de l'Empire que tous annoncent dans des termes parfois très violents, mais encore de l'humanité tout entière. La fin du monde est si proche que les chrétiens n'ont à prendre aucun souci de ce qui advient sur la terre et dans les sociétés qui les entourent.

Il était impossible qu'avec de pareilles idées, ils attachassent une importance quelconque aux sentiments patriotiques. Ils étaient, par principe religieux, hostiles à la guerre comme l'avaient été les prophètes hébraïques. « C'est assez combattre pour l'empereur, dit Origène, que de prier pour lui1. >> On a gardé le souvenir de quelques soldats chrétiens au IIe siècle «< mais, bien vite, fait remarquer Ernest Renan, l'incompatibilité des deux professions se révélait, et les soldats quittaient le ceinturon ou devenaient martyrs. L'antipathie était absolue; en se faisant chrétien, on quittait l'armée. « On ne sert pas deux maîtres » était le principe sans cesse répété... Le grand affaiblissement qui se remarque dans l'armée romaine à la fin du 11° siècle, a sa cause dans le christianisme. Celse aperçut ici le vrai avec une merveilleuse sagacité. » Suivant le mot que l'on commençait à employer du temps de Marc-Aurèle, et dont il usait lui-même, l'Église chrétienne apparaissait comme « un État dans l'État3 ».

On serait encore davantage dans le vrai en disant que les chrétiens formaient une société dans la société, car ce n'est pas seulement contre l'État qu'ils étaient en rébellion morale sinon matérielle, mais à l'égard de la société tout entière, de ses institutions, de ses mœurs et de ses principes. Le christianisme considérait, en réalité, la société romaine

1. ERNEST RENAN, Marc-Aurèle, p. 592.

2. Ibid., p. 594.

3. Ibid., p. 592.

comme une rivale dont il souhaitait la destruction, de laquelle il s'efforçait d'arracher toutes les idées et toutes les aspirations qui poussent l'homme à la recherche du bien-être matériel par le travail.

LE RECRUTEMENT DES PREMIERS CHRÉTIENS

Les Israélites.

Les premiers adeptes recrutés par les apôtres furent naturellement les Israélites, dont des colonies nombreuses existaient à Rome, à Alexandrie, à Marseille, à Narbonne, dans toutes les villes les plus commerçantes et les plus florissantes, et qui, en raison de leur origine et de leur éducation hébraïque, étaient d'avance préparés à se révolter contre toute autorité humaine. Les apôtres du Christ ne pouvaient être considérés par tous ces juifs imparfaitement romanisés, que comme les successeurs et les héritiers des prophètes dont les diatribes contre les pouvoirs humains avaient bercé leur enfance et présidé à la formation de leur esprit1.

Les esclaves.

C'était aussi des clients tout prêts pour le christianisme, ces millions d'esclaves dont la servitude avait plus ou moins aigri le caractère, auxquels les apôtres de la nouvelle religion apportaient l'assurance qu'ils étaient, aux yeux du dieu nouveau, les égaux de leurs maîtres, et que, pour assurer

1. << Fortement associés entre eux, les juifs de la dispersion constituaient dans les villes des congrégations presque indépendantes. ayant leurs magistrats, leurs conseils. Dans certaines villes, ils avaient un ethnarque ou alabarque, investi de droits presque souverains. Ils habitaient des quartiers à part, soustraits à la juridiction ordinaire, fort méprisés du reste du monde, mais où règnait le bonheur... Les Romains, sauf de rares exceptions, ne pénétraient jamais dans les quartiers réservés. Les synagogues promulgaient des décrets, décernaient des honneurs, faisaient acte de vraie municipalité. L'influence de ces corporations était très grande. A Alexandrie, elle était de premier ordre, et dominait toute l'histoire intérieure de la cité. A Rome, les juifs étaient nombreux et formaient un appui qu'on ne dédaignait pas. Cicéron présente comme un acte de courage d'avoir osé leur résister. » (ERNEST RENAN, Les Apôtres, p. 287.)

DE LANESSAN.

Concurrence.

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