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» faifant ensemble. Il paroît que vous » avez fervi votre Patrie, & que vous » avez beaucoup fouffert en la fervant. » Sachez que je ne connois point de gen»re de mérite plus glorieux & plus refpectable; mais au nom de votre âge, » permettez-moi, avant tout, de vous foulager de ce havre-fac.

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» Le vieux foldat le regarda avec une » larme à l'œil : Jeune homme, lui dit»il, vous êtes trop bon; puiffe le ciel » vous bénir à la prière d'un vieillard qui » ne peut vous donner que des bénédic» tions: mais mon havre fac eft fi fami»lier avec mes épaules, que j'en mar» cherois moins bien s'il me manquoit; » cette charge feroit pour vous d'autant plus embarraffante que vous n'y êtes » pas accoutumé. Au contraire, reprit Harley avec feu, j'en ferois plus léger. »Je ne porterai jamais un fardeau plus » honorable ».

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Harley eft reconnu du vieillard, qui lui raconte fes malheurs. Il est chaffé de fa première ferme par l'injuftice & la dureté d'un Intendant. L'animofité d'un Juge de paix caufe une feconde fois le défaftre de fa famille.

« Un Officier arriva dans le Comté

» avec un ordre du Roi pour faire des » levées de foldats. Le Juge de paix fe » concerta avec lui pour enlever un cer»tain nombre d'hommes dont il vouloit » purger le pays; le nom de mon fils »fut inferit fur la lifte.

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» C'étoit une veille de Noël, jour de la naiffance du petit garçon de mon fils, ainli que de celle du Sauveur. La nuit » étoit d'un froid faififfant. Il faifoit un » ouragan horrible, accompagné de grêle » & de neige; nous nous étions retirés » dans la chambre du fond, où nous » avions allumé un grand feu. J'étois affis devant la cheminée dans un fau

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reuil d'ozier remerciant Dieu de » m'avoir laiffé un abri pour ma famille » & pour moi. Les enfans de mon fils » s'amufoient à fauter autour de mes » genoux. Je me fentois ragaillardi à la

vue de leurs petites gambades: j'avois » mis fur la table une bouteille de notre meilleure bière, & nous avions pref» que oublié nos malheurs paffés.

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"Tous les ans, la nuit de Noël, nous étions dans l'ufage de nous amufer au » jeu de Colin-Maillard; conformément » à cette coutume, nous avions.tiré au fort, moi, mon fils, fa femme, la

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» fille d'un Fermier voilin, qui étoit « venue nous rendre vifite, les deux pe » tits enfans & la bonne vieille qui nous fervoit, & qui avoit paffé toute la vie avec moi. Le fort étoit tombé fur » mon fils; c'étoit à lui d'avoir les yeux » bandés.

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» Le jeu commençoit à s'animer. Mon fils avoit paffé à tâtons dans la première chambre, en pourfuivant quelqu'un qu'il croyoit s'y être refugié. Nous

» nous tenions fans bruit chacun à notre »place, & fon erreur nous divertifloit. » Il y avoit quelque temps qu'il y rodoit. » en aveugle, lorfqu'il fentit par derrière quelqu'un qui le frappoit a l'épaule; il fe retourna & le faific en difant: Vous » êtes pris; — & vous auffi lui répondit» on, & dans peu l'on vous fera jouer à » un autre jeu que celui-ci.

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Harley interrompit ce récit par une exclamation de fureur; l'indignation » fe peignit fur fon vifage. Sa main, par » un mouvement machinal, se jeta fur » le fabre d'Edouard & le tira à moitié » du foureau. Le bonhomme l'y replaça tranquillement & continua fa narra» tion.

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» Ces paroles prononcées par une voix

étrangère, nous attirèrent dans la cham »bre qui fut bientôt remplie d'une trou»pe de vauriens en habit de foldat. Ma belle-fille tomba évanouie à leur vue; » la vieille fervante & moi nous nous emprefsâmes de la fecourir, tandis que » mon pauvre fils, refté immobile & » comme pétrifié, portoit tour-à-tour ses regards fur fes enfans & fur fa femme, » Nos foins la rappelèrent à la vie. Nous » voulions qu'elle fe retirât jufqu'au dé» nouement de cette malheureuse aven»ture; mais elle courut précipitamment » dans les bras de fon mari, qu'elle ferra » dans les fiens, dans une attitude qui exprimoit à la fois fa douleur & fon » effroi.

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» Un des hommes de la troupe, que »nous prîmes à fon uniforme pour un fergent d'infanterie, s'approcha de moi » & me dit que mon fils... pouvoit fe

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racheter en donnant un autre homme » & en payant une certaine fomme d'ar» gent pour fa liberté. Nous fûmes aflez » heureux pour ramaffer la fomme entre »nous, grâces à la générofité de la bonne » vieille, qui apporta dans une petite »bourfe de foie verte tout le produit de »fes économies depuis qu'elle étoit à mon

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» fervice. Mais il falloit un homme pour remplacer mon fils. Sa femme fixa fur fes enfans des yeux pleins de tendreffe » & de défefpoir.

» Pauvres enfans, s'écria-t-elle, on » veut vous arracher. votre père: qui » veut on qui prenne foin de vous? Faudra-t-il que votre mère vous voye mourir de faim, ou qu'elle aille mendier » pour elle & pour vous le foutien d'une vie miférable? Je la priai de fe tranquillifer, mais je n'avois point de vé»ritable caution à lui donner. Après un » moment de réflexion je pris le Sergent » à part, & l'interrogeai pour favoir fi » mon âge ne m'empêchoit point d'en»trer au fervice à la place de mon fils. » Votre âge, me répondit-il, devroit » vous en empêcher; mais avec de l'ar » gent tout s'accommode. Je lui mis dans » la main la fomme que nous avions » recueillie; je courus enfuite embraffer » mon fils: Jacques, lui dis-je à baffe » voix, vous êtes libre; vivez pour vo » tre femme & pour ces jeunes enfans. » Il me reste peu de vie à perdre: fi je reftois, je ne ferois qu'un malheureux » de plus à charge à d'autres malheureux. Non, s'écria mon fils, je ne fuis pas » auffi

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