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CONTRAINTES PAR CORPS.

LES

ES droits facrés de l'humanité, joints aux vrais intérêts du commerce, nous autorifent à attaquer ici la légiflation de l'Europe fur cette

matiere.

Prefque dans toute l'Europe, fur-tout dans les Etats les mieux policés, toute forte d'engagemens entre négocians, donnent lieu à la Contrainte par Corps, principalement les lettres de change; & dans plufieurs villes célébres, les citoyens jouiffent du funefte privilege de trainer dans les prifons leurs concitoyens, comme les étrangers, pour toute forte de dettes, & fouvent même pour des dettes fuppofées.

Ces bâtimens, dont l'afpect feul infpire l'horreur, qui ne devroient renfermer que des bêtes féroces; que le pouvoir législatif n'a fait élever que pour affurer le repos public contre la violence, contre les crimes, contre tous les excès, qui malgré les affligeantes précautions des Légiflateurs, ne troublent encore que trop malheureusement l'ordre de la fociété; ces bâtimens dont l'exiftence humilie l'humanité, faits cependant pour fa confervation, devroient-ils jamais fervir à la détruire? Devroit-on trouver des citoyens qui ne font que malheureux, qui fouvent même ne le font que par la mauvaise foi & la perfidie de leurs compatriotes, livrés dans ces triftes réduits à tous les excès de la pauvreté & de la mifere, privés de tous les droits les plus précieux de l'humanité? Un tremblement de terre, une guerre, un naufrage, une loi injufte ou tyrannique, des événemens forcés qui diffipent en un moment la fortune du négociant le plus droit, le plus fage & le plus accrédité, devroient-ils lui faire redouter la perte de fa liberté, & la privation des reffources qu'il pourroit trouver encore dans fon induftrie, dans fes connoiffances, dans fon génie & dans fa fermeté, pour se relever? C'est cependant dans ce cas que les loix de l'Europe ont armé la juftice & l'autorifent à retenir dans des liens perpétuels, un citoyen pour qui la peine de mort qu'on inflige aux criminels, feroit plus douce, fi elle n'étoit accompagnée de l'infamie.

Il n'y a pas un bon négociant qui tire, accepte ou endoffe des lettres de change, qui envisage autre chofe dans les fuites du défaut du paiement, que fa fortune, fon crédit; & par-deffus tout le point d'honneur : ce font-là les principes & les liens de tous fes engagemens; & c'est dans fes malheurs le premier objet qui le faifit, qui le frappe & qui l'accable: c'eft fur ce principe, c'eft fur ce fondement que repofent effentiellement la confiance & la foi publique dans le commerce. Aucune claffe de citoyens n'eft plus fenfible au point d'honneur que les négocians; & c'est leur réputation & la délicateffe de feurs fentimens qui font la fureté de leurs engagemens, non les peines prononcées par les loix, dont aucun négo

ciant

ciant ne s'occupe la même droiture, la même exactitude & la même bonne foi dans leurs engagemens, exifteroient fans le fecours de l'autorité d'aucune loi. Qui connoît mieux toute l'étendue de la juftice diftributive que des hommes qui ont par état tous les jours des occafions de fe juger eux-mêmes, & qui l'exécutent avec la plus fcrupuleufe fidélité, dans les ventes, dans les achats, dans les commiffions, dans les ordres qu'ils donnent ou qu'ils reçoivent, & dans les comptes qu'ils fe rendent respecti

vement ?

Les loix qui ont prefcrit la Contrainte par Corps, concernant les lettres de changes & les autres engagemens des négocians, ont été faites dans des temps où les Législateurs n'avoient que des connoiffances imparfaites du commerce, où l'on connoiffoit peu le mérite des négocians, où l'on ignoroit encore combien ils étoient utiles & précieux à leur patrie, & que l'honneur leur eft plus cher que la vie. Le temps, l'ufage, l'expérience font connoître l'utilité & tous les avantages de la loi, & affurent la fage prévoyance du Légiflateur: c'eft auffi par un long ufage & par l'expérience qu'on découvre tous les défauts, tous les inconvéniens & toutes les imperfections de la loi. Quiconque ne confultera donc aujourd'hui que l'uLage & l'expérience, & voudra fe donner la peine d'interroger fans préjugé la raifon qui éclaire notre fiecle, conviendra que la loi, qui a foumis chez toutes les nations généralement, & fans diftinction, tous les engagemens des négocians, à la Contrainte par corps, ne préfente dans l'ufage & dans l'application qui s'en fait tous les jours, qu'une loi dure fans néceffité & deftructive fans utilité, au lieu d'une loi douce & falutaire; une loi dont on abuse fans ceffe pour enlever à l'Etat des citoyens industrieux, & qui diminue la fomme d'induftrie d'un Etat, en ajoutant un poids accablant fur la tête de celui, qui peut-être ne fuccomberoit pas dans le plus grand malheur qu'il eût à craindre, fi la loi étoit moins dure, ou plus jufte. Il eft fingulier que ce foit dans le pays où l'humanité des citoyens a le plus élevé de monumens en l'honneur de l'humanité, que l'on trouve le plus d'abus de cette loi, On trouve cette contradiction inconcevable chez les Anglois, chez la nation la plus éclairée, fur-tout fur le commerce & la politique : la loi y eft exécutée dans la plus exceffive rigueur; & c'est le pays où les faillites font le plus fréquentes : c'eft auffi le feul pays où l'on trouve l'exemple de fondations de retraites honnêtes pour les familles des faillis, faites, comme beaucoup d'autres auffi refpectables, par voie de foufcription. Delà ne pourroit-on pas conclure que ce n'eft point par la févérité de la loi, ni par fon application la plus rigoureufe, qu'on doit efpérer de prévenir le défordre des faillites.

La loi a diftingué en France & en quelques autres Etats, les banqueroutiers frauduleux, des faillis de bonne foi. Elle prononce la peine de mort contre les premiers; mais elle laiffe les derniers expofés à toute la dureté des pourfuites perfonnelles qui détruisent infailliblement le débiteur, qui ajou Tome XIV. L

tent au malheur qui lui a fait perdre fa fortune & fon honneur, la perte de fa liberté, & qui privent le créancier lui-même des efpérances qu'il pourroit raisonnablement fonder fur l'induftrie & la liberté de fon débiteur la loi dans ce cas met un glaive deftructeur dans les mains d'un aveugle, qui s'en fert fouvent contre fon propre intérêt, & au détriment

de l'Etat.

Il paroît évident, que l'intérêt général du commerce de l'Europe exigeroit une loi uniforme, dont la févérité feroit reftreinte aux banqueroutes frauduleuses, dont toutes les précautions rigoureuses tendroient à conftater la mauvaise foi du négociant qui manque, & les difpofitions à en affurer la punition, comme d'un vol plus funefte & plus contraire à la foi publique, que ceux qui fe commettent fur les grands chemins; & qui laifferoit au failli de bonne foi, qui a livré toute fa fortune fans réserve à fes créanciers, la liberté de réparer en tout ou en partie par fon industrie, les pertes dont il a été accablé par des accidens, ou même par fon imprudence; la Contrainte par Corps devroit être au moins reftreinte aux engagemens des marchands détailleurs, que la loi pourroit peut-être présumer n'être point en général affez fenfibles au point d'honneur.

Les lettres de change, & les billets à ordre ou au porteur, circulent dans le commerce fur la confiance due au négociant, comme argent comptant, & avec un avantage bien fupérieur à l'argent. C'eft le papiermonnoie qui jouit de la premiere confiance, qui la mérite, & le feul dont il ne foit pas poffible de fe paffer. La raifon & l'intérêt public voudroient qu'un papier-monnoie, dont la circulation eft fi néceffaire au commerce & dont le crédit eft établi fur des principes fi folides, ne pût être formé que par le commerce, & ne pût être imité. Ce feroit une loi infiniment utile dans tous les Etats, que celle qui profcriroit comme une espece de fauffe monnoie, les lettres de change qui ne font point tirées, acceptées & endoffées par des négocians, ainfi que les billets à ordre ou au porteur, en réduisant leur valeur à celle d'une fimple obligation. Ces papiersmonnoies, que l'ufure dicte dans l'obfcurité & que le libertinage accepte, devroient-ils participer dans aucun Etat. au crédit que le commerce donne aux papiers dont on leur imprime fi facilement la forme? Le crédit que ce papier obfcur, prefque toujours formé par le crime, trouve quelquefois dans la circulation, eft une ufurpation toujours funefte au débiteur, & fouvent à des tiers féduits par fa forme extérieure. Le temps n'a-t-il pas encore affez fait connoître les abus énormes qui résultent de la facilité avec laquelle on peut imiter les papiers de commerce, & les inconvéniens des loix, qui donnent à ces faux papiers les mêmes privileges, qu'aux vrais papiers de commerce? Ce n'eft qu'à la faveur de la Contrainte par Corps, que l'ufure exerce tous fes excès dans les grandes villes; ce n'eft que fur cette forte de fureté que le jeune homme & le Seigneur, qui fe dérangent, trouvent les moyens de fe réduire aux der

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nieres extrêmités. Si ceux qui leur prêtent, quoiqu'ils ne prêtent qu'à des intérêts énormes, étoient inftruits par la loi que les lettres de change qu'ils leur font figner, n'ont point le privilege des lettres de change fignées par des négocians, & que la juftice ne peut leur accorder la Contrainte perfonnelle, ils ne prêteroient pas. De-là il réfulteroit deux avantages précieux à la fociété les trois quarts des ufuriers fubftitueroient une induftrie légitime & utile au public, à une industrie criminelle & deftructive; & cette foule d'emprunteurs qui n'empruntent que pour dépenfer & précipiter leur ruine, feroient dans l'heureuse impoffibilité de fe rendre à charge à la fociété, en contractant des dettes qui absorbent au-delà de leur patrimoine.

Si la loi avoit ainfi diftingué les lettres de change des négocians, de celles dont les débiteurs ne font ni marchands, ni négocians, comme elle diftingue les billets à ordre & au porteur, qui font réputés de fimples obligations, quand ils ne font pas fignés par des marchands, négocians, ou gens d'affaires; on n'auroit pas vu en France, il y a quelques années, un Duc, & un Lieutenant-Général des armées du Roi, tous deux des premieres Maifons du Royaume, nés avec de grands biens, emprisonnés par leurs créanciers, & réduits à l'extrême pauvreté. Des arrêts du Confeil, qui enfin déclarerent nuls tous les engagemens que ces Seigneurs pourroient contracter à l'avenir, font une preuve bien fenfible de la fageffe & de l'utilité d'une loi, qui auroit prévenu la néceffité d'un tel secours, en leur rendant impoffible les emprunts chez les ufuriers, & en leur confervant du moins leur honneur & une partie de leur patrimoine par l'impoffibilité de donner leur perfonne pour fureté de leurs emprunts. C'est ainfi que la fage prévoyance du législateur conferve fouvent l'honneur & la fortune des familles & des Citoyens, fans qu'ils s'en apperçoivent. Le Parlement de Paris a vu quelquefois plufieurs de fes membres, après avoir contracté des dettes de cette nature, condamnés par Corps par des fentences des Juge & Confuls. Cette compagnie a enfin trouvé fa dignité bleffée par des fentences par corps contre des Magiftrats d'un ordre fi fupérieur. C'est en effet une contradiction affez bifarre, qu'il foit défendu à tous les Juges inférieurs de décréter de prife de corps un Confeiller au Parlement, quelque crime qu'on lui impute, & que les Juge & Confuls puiffent & doivent même fuivant la loi, le faire emprifonner pour une dette civile. Le privilege du Parlement eft tel, que lorsqu'un de fes membres fe trouve nommé dans une plainte, dans une procédure criminelle, le premier Juge eft obligé de renvoyer le procès au Parlement; le respect qu'il doit à un fupérieur de cet ordre lui fait tomber la plume des mains, (c'eft ainfi qu'on exprime le privilege des Pairs) pendant qu'une lettre de change autorife, par le feul défaut de paiement, le Juge inférieur à faire traîner avec un éclat ignominieux, le même Confeiller dans les prifons mêmes du Parlement.

Pour prévenir un abus fi ridicule & fi frappant, le Parlement n'a trouvé

de remede que dans un réglement de difcipline intérieure, qu'il fit il y a quelques années, qui oblige tout Confeiller de la cour, qui laiffe protester une lettre de change, de remettre dans le moment la démiffion de fa charge entre les mains du premier Préfident. Le Parlement n'eft point législateur, mais s'il avoit porté fon attention au-delà des intérêts de fa dignité, s'il avoit confidéré l'intérêt public, il auroit vu fans doute qu'il n'appartient qu'aux négocians de faire circuler des lettres de change pour argent comptant, & auroit demandé au Roi la réforme d'une loi, dont l'exécution ne préfente que des défordres dans la fociété, & des inconvéniens qui ne font balancés par aucune forte d'avantage.

Nous ne diffimulerons point ici les raifons féduifantes qui peuvent autorifer l'ufage de la Contrainte par Corps pour dettes civiles, & faire valoir le mérite d'une loi que nous n'avons pas craint d'appeller une loi dure, injufte, deftructive, également contraire aux intérêts du commerce & aux droits facrés de l'humanité. C'eft fur ces principes, chers à la fociété & à tout gouvernement qui s'occupe de la félicité des peuples, que nous croyons démontrer la néceffité d'abroger cette loi, & de lui en fubftituer une plus conforme à l'intérêt public, à l'intérêt du commerce, plus humaine, plus jufte & plus falutaire.

Nous n'admettons point d'autres principes de la législation, que l'équité naturelle & l'intérêt public; & nous penfons que les loix qui émanent du pouvoir législatif, n'ont fur nous un empire légitime, qu'autant qu'elles font conformes à ces grands principes; falus populi fuprema lex efto. Une loi même arbitraire, qui paroît dure dans fon application à des cas particuliers; qui entraîne des inconvéniens, qui enfin opere quelquefois une injuftice inévitable dans fon exécution, eft une loi fouverainement jufte, fi elle eft conforme à ces principes; fi le falus populi l'a exigée du légiflateur. C'est en ce fens que les loix arbitraires ne font, pour ainfi dire, qu'une jufte interprétation de la loi naturelle. Il est vrai qu'il y a peu de loix qui produifent le bien fans aucun mélange de mal; que par-tout le mal eft à côté du bien. Ainfi il ne feroit pas raifonnable d'infifter fur quelques inconvéniens de la loi pour la faire abroger, fi les avantages qu'elle donne font fupérieurs à fes inconvéniens. Il eft donc jufte de balancer les biens qui réfulteroient de l'abolition de la loi avec les maux qui en naitroient néceffairement. Mais il eft jufte auffi d'écarter dans cet examen tout préjugé que porte avec foi l'ancienneté de la loi. Cet examen exige une exacte impartialité. L'art de la législation a, comme les autres arts, un rang marqué dans l'ordre hiftorique des progrès de l'efprit humain, & cet art eft peut-être encore de tous les arts le plus digne des méditations des plus grands génies. Le fuffrage des nations policées, qui femble avoir scellé la loi de la contrainte, ne doit donc entrer pour rien dans la balance. Ce fuffrage a la même origine que la loi : les nations policées, qui l'ont donnée, n'étoient pas mieux inftruites que les législa –

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