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De-là encore ce dévouement aveugle des foldats, dont parle Céfar, en racontant les guerres de Gascogne. Ce font (dit le Capitaine Romain) » des braves qui s'attachent au fervice d'un Grand, pour avoir part à sa » bonne ou à fa mauvaise fortune. S'il arrive qu'il périffe, ils meurent » tous avec lui, ou fe tuent après fa défaite, fans que, de mémoire >> d'homme il s'en foit trouvé un feul qui ait manqué à ce point » d'honneur (a). "

L'opinion malheureufe qu'on peut fe donner la mort, a long-temps triomphé de la raifon des Indiens.

Ciceron a admiré la patience invincible des femmes de l'Inde qui difputoient à l'envi à qui fe tueroit après la mort de leur mari commun. Ce privilege étoit réfervé à celle que le mari avoit le plus aimé pendant fa vie, & il lui étoit adjugé par des arbitres nommés pour ce fujet, qui ne prononçoient leur fentence qu'après un mûr examen, & fur les preuves alléguées de part & d'autre. Celle qui avoit été préférée couroit à la mort & montoit fur le bûcher avec une conftance & une joie inconcevable, pendant qu'on voyoit celles qui lui furvivoient fe retirer pénétrées de douleur & baignées de larmes (b).

Il y a encore aujourd'hui dans l'Inde, des cantons dont les habitans fe donnent la mort pour des fujets médiocres de douleur (c). Les femmes de l'Inde Méridionale fe brûlent dans le même bûcher qui confume leurs maris, parce qu'elles ne croient pas devoir leur furvivre.

Les Japonois qui veulent terminer leur vie, fe fendent le ventre. C'eft une mort qu'affecte d'affronter avec courage la nobleffe Japonoife, qui regarde ces marques de défefpoir comme un glorieux effort de la valeur malheureuse (d). Le Japonois qui veut fe noyer religieufement en l'honneur d'Amida, divinité réputée en ce pays-là très-puiffante, fe met dans un bateau doré, & orné de pavillons de foie; il fe fait fuivre d'un nombreux cortege d'amis, de parens & de Bonzes; & après avoir fauté & danfé, au fon des inftrumens de mufique, il s'attache des pierres aux jambes, au milieu du corps, & au col, & fe jette la tête en bas dans la riviere (e). Une partie des Tartares eft auffi dans la barbare coutume d'obliger des favoris, des officiers & des efclaves, à fuivre au tombeau les morts de qua

(a) Bell. Gall. lib. III, pag. 112; & lib. VI, pag. 228.

(b) Mulieres in Indiá, cùm eft cujufque earum vir mortuus, in certamen judiciumque veniunt, quam plurimum ille dilexerit; plures enim fingulis folent effe nupta. Quæ eft victrix, ea læta, profequentibus fuis, una cum viro in rogum imponitur : illa vieta, mæsta difcedit. Tufcul. quæft. Lib. V, num. 78.

(c) Lettres de Boucher à Saint-Valier, XI. tome des Lettres curieufes & édifiantes des Millions étrangeres.

(d) Introd. à l'Hift. de l'Afie, de l'Afrique & de l'Amérique, par la Martiniere. (e) Cérémonies & coutumes religieufes des peuples idolâtres, tom. IV.

lité, comme pour leur continuer en l'autre monde les fervices qu'ils leur

ont rendus en celui-ci.

En Europe même, il eft une nation qui penche vers cette efpece de délire frénétique, les Anglois y inclinent. Un tempérament fombre & atrabilaire, commun parmi eux, les livre à des rêveries mélancoliques qui leur coûtent affez fouvent la vie. D'autant plus blâmables en cela qu'ils ne fe tuent que par dégoût de la vie, au lieu que les Grecs & les Romains ne le faifoient communément, que lorfqu'ils s'y trouvoient forcés, ou pour fauver leur patrie, ou pour conferver leur gloire. Les loix d'Angleterre, fagement portées pour flétrir la mémoire des fuicides & arrêter le progrès du mal, demeurent fans exécution.

Que le Perfan Ufbek faffe tant qu'il voudra l'apologie du fuicide; qu'il dife à fon ami Ibben, qu'on n'eft pas obligé de travailler pour une fociété dont on confent de n'être plus, que Dieu nous a donné la vie comme une faveur, & qu'on peut la rendre lorfqu'elle ne l'eft plus (a). Ces idées ont plus d'éclat que de folidité; elles font plus dignes de la légéreté d'un Grec oifif, que de la gravité d'un Philofophe férieufement occupé ; elles ne font qu'un jeu de l'imagination, jeu dangereux où la raison cede à l'efprit.

La loi commune de tous les hommes veut deux chofes : l'une, que nous mourions: l'autre, que nous tâchions de conferver notre vie le plus longtemps qu'il nous eft poffible. Nous naiffons également pour l'une & pour l'autre de ces chofes; & l'on peut dire que l'homme a en même-temps deux mouvemens oppofés; il tâche de conferver fa vie, & il court inceffamment vers la mort.

La loi naturelle nous ordonne d'aimer notre prochain comme nous-même; elle ne nous ordonne pas de traiter les autres hommes mieux que nous-mêmes or elle nous défend de faire mourir nos femblables, du moins d'autorité privée. A plus forte raifon nous défend-elle auffi de nous faire mourir nous-mêmes.

L'homme eft l'objet des devoirs qui le regardent, fans en être le fondement. L'obligation de fe conferver que nous fuppofons en lui, eft une condition de fon existence, en tant qu'être créé, & de fa qualité de membre d'une fociété civile, en tant que citoyen. Les devoirs de l'homme par rapport à lui-même, découlent directement & immédiatement de l'amour de foi-même que le Créateur a mis en lui pour le porter à fa Confervation, & des befoins de la fociété dans laquelle Dieu l'a fait naître & à laquelle Dieu a voulu qu'il fût utile.

Socrate, condamné à mort par les Athéniens, pouvant fe fauver, refusa le fecours de fes amis; le jour même qu'il mourut, il difoit que les Dieux

(4) Lettres Perfannes, Lettre LXIV.

ont foin des hommes, & que les hommes font une des poffeffions des Dieux; & de ce que les hommes appartiennent à Dieu, il concluoit qu'ils n'ont pas droit de fe tuer eux-mêmes ( a ). D'autres fages du Paganifme, ont écrit que c'eft un crime à l'homme de quitter ce monde fans l'ordre de Dieu qui l'a fait naître, comme ç'en eft un à un foldat de quitter fon pofte fans l'ordre du commandant qui l'y a placé. En quoi la vertu confifte-t-elle felon les principes mêmes des Stoïciens? A fuivre la nature. Et qu'est-ce que fuivre la nature dans le langage de ces philofophes, fi ce n'eft fuivre les Dieux, & demeurer foumis à leurs ordres? C'eft détruire la vertu dans fon principe, que de fe fouftraire aux ordres de Dieu, & d'ufurper fon autorité, en fe privant foi-même de la vie.

Ce que les membres font dans le corps humain, les particuliers le font dans la fociété. Comment la fociété fubfifteroit-elle, fi l'on regardoit comme indifférente la mort volontaire des membres qui la composent? Les loix civiles ne veulent pas qu'un fcélérat puiffe être impunément mis à mort, à moins qu'il n'ait été condamné dans les formes, par les juges dépofitaires de l'autorité publique. Quelle en eft la raison? N'eft-ce point à caufe que la vie de chaque citoyen appartient à la République, & que par conféquent c'est à la République feule qu'il convient de prononcer, s'il eft expédient de retrancher ce membre pour le bien de tout le corps.

Confervez-vous, dit la nature domptez vos paffions, dit la religion. Il eft toujours poffible de fatisfaire à l'une & à l'autre obligations. Notre corps n'eft pas à nous, il eft à Dieu, il eft à l'Etat, à nos amis, à notre famille. En fe donnant la mort, on offenfe le Créateur, parce qu'on viole la loi de la création; on fait tort au genre-humain, parce qu'on le prive d'un membre fociable, & qu'on détruit le domaine d'autrui, & l'on fe fait tort à foi-même contre la volonté du Créateur, parce qu'on se dégrade & qu'on s'anéantit.

La révélation a folidement établi le principe que je pose. Dieu lui-même a expreffément prefcrit à l'homme le devoir de fa Confervation, lorfqu'après lui avoir ordonné de s'abftenir de manger du fruit d'un feul arbre, il lui a dit: Au jour que tu en mangeras, tu mourras de mort. Le Seigneur a parlé à l'homme de la mort, comme d'un châtiment, comme d'une peine qu'il devoit éviter; & il lui a défendu expreffément de se tuer lui-même, en lui difant: Tu ne tueras pas (b). L'homicide de foi-même n'eft pas moins compris dans cette défenfe, que l'homicide du prochain. Le fanatifme que je combats, eft le comble de l'erreur pour un chrétien; mais fans fortir même de l'ordre moral, c'eft du mépris qu'on doit plutôt que de l'admiration à un lâche déferteur de la fociété, qui l'aban

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donné pour en éviter les peines, & qui fe décharge de fon fardeau fans l'aveu de perfonne.

L'objet de l'action met auffi une extrême différence entre ce que les hommes diftinguent fi peu. Dans l'ufage de la valeur, il faut confidérer celle qui eft accompagnée de juftice, d'avec celle que l'injuftice produit, celle qui eft fuivie de prudence & d'utilité, d'avec celle que la témérité ou le crime excitent. La valeur qui eft pour l'ordinaire l'inftrument de l'ambition & la caufe des guerres, des défordres, & des crimes qui les fuivent n'eft eftimable qu'autant que l'objet qu'elle fe propose est légitime. Les Stoïciens ont admirablement bien défini la force, une vertu qui combat pour la juftice (a). Comme le droit de la propre défense donne à un homme le pouvoir de tuer fon prochain dans certaines conjonctures : il eft auffi des circonftances qui font ceffer l'obligation de fe conferver, & où l'on peut faire le facrifice de la vie, fans enfreindre la loi qui défend l'homicide, parce que les devoirs font fubordonnés, & que les moindres doivent céder aux plus confidérables.

Expofer fa vie pour fon devoir, pour la juftice, pour le bien de la fociété, pour en faire un facrifice à Dieu dans les occafions où il nous engage, c'eft une action d'une générofité fi haute que la religion chrétienne n'a rien de plus grand. L'expofer dans une mauvaise cause, fans aucun de ces grands motifs, pour tomber en mourant entre les mains d'un Dieu irrité & tout-puiffant, c'eft une folie prodigieufe. On peut s'expofer à la mort pour faire fon devoir; mais il ne faut pas s'arracher foi-même la vie. Le faire, ce feroit s'élever contre l'ordre de Dieu & fe défier de la Providence.

Qu'un fujet donne fa vie pour fauver celle de fon Prince, plus utile, plus néceffaire que la fienne à la Confervation de la fociété civile; qu'il fe conduife fur ce principe inconteftable, que le bien du tout doit être la fin de chacune de fes parties; & qu'il penfe que la confidération du bien public eft d'une telle importance, qu'elle peut changer l'ordre de la charité, il n'y aura rien dans fon action que de louable.

Un Auteur François, célébre par des réfolutions de cas de conscience, Saint-Cyran, a décidé que, dans une circonftance où il faudroit que le Roi ou le fujet mourût, le fujet devroit non-feulement accepter la mort, mais même fe la donner pour faire vivre le Roi. Son opinion a été réfutée par d'autres Ecrivains. Le principe de ce Théologien me paroît néanmoins fondé; & il n'eft pas même deftitué dans la pratique, d'exemples qui femblent le favorifer. On lit dans un ancien (b), qué Xerxès fuyant avec un feul vaiffeau, après la défaite de fon armée navale par les Grecs, & ce

Itaque probè definitur à Stoicis fortitudo, cùm eam virtutem effe dicunt propugnantem pro equcate. Cicer. Off. L. I. Cap. XIX. (b) Herodot. 1. VIII.

vaiffeau trop chargé étant prêt à périr, le Prince n'eut pas plutôt témoigné à ceux qui le fuivoient, que fon falut dépendoit de leur zele , que tous s'emprefferent de l'adorer (a), & que les uns à la fuite des autres fe précipiterent dans la mer, jufqu'à ce que la charge du vaiffeau ne parût plus trop pefante. Je comprends qu'un homme qui fe jette ainfi dans la mer, peut avoir des reffources. Ce n'étoit donc peut-être, de la part de ces anciens Perfes, qu'expofer leur vie pour le fervice du Prince, & au péril de leurs propres jours, fauver les fiens, ce qui eft permis & même commandé. Il y a fans doute quelque chofe de plus à fe tuer foi-même, pour faire de fa propre chair une nourriture au Prince, ce qui a fait le cas fur lequel le Théologien François a donné fa résolution. Mais nous avons un autre exemple d'autant plus fort, qu'outre qu'il eft décifif pour le facrifice de la vie, il eft différent quant aux perfonnes qui font l'objet de ce facrifice. Sept Anglois fe trouvent en pleine mer, deftitués de toute forte d'alimens, ils tirent au fort à qui fe laiffera égorger pour fervir à la nourriture des autres, celui fur lequel le fort tombe eft affommé & mangé. Les fix Anglois, dont la vie eft par-là confervée, arrivent à bon port, & on les décharge du crime d'homicide (b). L'hypotefe du Théologien François eft favorable, parce qu'il s'y agit d'un fujet qui, plutôt que de laiffer mourir fon Roi de faim, fe feroit lui-même donné à manger, une vie qu'auffi-bien il auroit dû bientôt après perdre néceffairement.

en s'ôtant Qu'un particulier facrifie fa vie à la fureté de plufieurs hommes qui, fans cela, doivent néceffairement périr, cela eft grand, parce qu'au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple eft préférable à celui d'un feul homme; & il est beau de pouvoir porter ce jugement contre foi-même & agir en conféquence.

Qu'un Souverain imite Codrus, Roi d'Athenes, que l'on dit qui fe dévoua à la mort pour le falut de fon peuple, & lui donna la victoire par fa mort (c), il fe couvrira de gloire, & la raison & la religion approuveront fon action.

(a) Ce mot ne doit pas être pris pour une adoration religieufe, laquelle marque le culte qui n'eft dû qu'à Dieu, mais pour une adoration civile qui, conformément au mot hébreu, fignifie fe proflerner. C'étoit la maniere des Orientaux. Surrexit Abraham & adoravit populum terra, filios videlicet Heth. Abraham s'étant levé, adora les peuples de ce pays-là, qui étoient les enfans de Heth. Genef. Chap. XXIII, v. 7. On adoroit les Rois de Perfe; & le féjour de plufieurs Empereurs Romains en Afie, & leur perpétuelle rivalité avec ces Princes Afiatiques, firent qu'ils voulurent être adorés comme eux. Dioclétien, d'autres difent Galere, l'ordonna par un édit. L'ufage de ce fafte Afiatique ayant été établi, les yeux s'y accoutumerent; & lorfque l'Empereur Julien voulut mettre de la fimplicité & de la modeftie dans fes manieres, on appella oubli de la dignité, ce qui n'étoit que mémoire des anciennes mœurs Romaines.

(b) Puffendorff, de Jure naturali & gentium. Lib. II. Cap. VI. §. 3.

(c) Dans la guerre des Péloponéfiens contre les Athéniens, après le retour des Héraclides, l'Oracle d'Apollon, ayant déclaré, dit-on, que celui des deux partis vaincroit, dont le Roi feroit tué dans le combat, Codrus, Roi d'Athenes, fe déguifa en payfan, de peur d'être épargné par les ennemis, s'il étoit connu, & fut tué fous cet équipage emprunté.

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