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mettant le pied d'une certaine manière sur les angles de la fosse, s'embrasser d'après le rite.

Ces corporations avaient quelques-uns des vices de celles de l'ancien régime. Le titre de compagnon devait s'acheter par un noviciat long et pénible. Les novices s'appelaient aspirants, jeunes hommes ou renards. Les compagnons se plaisaient à les exploiter ou à les éprouver de mille manières. Ils prenaient pour eux-mêmes le meilleur de l'ouvrage, envoyaient les renards aux broussailles, c'est-à-dire dans les faubourgs ou les villages, ne leur permettaient ni de coucher dans la même chambre, ni de s'asseoir au bal à côté d'eux. « Renard, cire-moi mes bottes », disait le compagnon, et le renard était tenu d'obéir.

Les deux plus célèbres de ces associations au commencement du siècle, c'étaient celles des Enfants de Salomon et des Enfants de maître Jacques. Les uns prétendaient que leur société avait été fondée par Hiram, architecte de Salomon, qui aurait été assassiné dans le Temple par trois traîtres auxquels il refusait de livrer le secret du compagnonnage; les seconds se piquaient de remonter à maître Jacques, un architecte provençal qui aurait été le collègue d'Hiram, et qui, après son retour de Jérusalem en Provence, aurait été assassiné par un envieux.

Les « Enfants de Salomon », qui se prétendaient plus anciens, étaient plus orgueilleux. Leurs rites n'avaient été communiqués qu'à quatre corps de métiers : les menuisiers, les loups ou tailleurs de pierre, les gavots ou serruriers, les renards de liberté ou charpentiers. Ils accueillaient les ouvriers sans distinction de culte, et, par conséquent, se recrutaient surtout parmi les protestants. Les « Enfants de maître Jacques » étaient plus hospitaliers et avaient communiqué leur secret à un grand nombre de corps de métiers; mais ils ne recevaient que des ouvriers catholiques. Ils s'appelaient encore les Compagnons du devoir ou dévoirants 1.

Ces associations étaient jalouses l'une de l'autre et se traitaient en ennemies. Les serruriers de Salomon ne sup

1. Il y avait bien d'autres associations, comme les Enfants du Père Soubise, les Bons-Cousins, etc.; mais ces deux-là étaient les plus considérables.

portaient pas, dans la ville où ils travaillaient, les serruriers de maître Jacques. Souvent des batailles éclataient entre gavots et dévoirants. A Sens, en 1842, un dévoirant eut l'idée de monter sur un âne et de passer devant les boutiques des serruriers appartenant à l'autre association, en criant: «< Hue, gavot! » De là, une rixe sanglante. A Nantes, en 1845, les boulangers s'apprêtaient à célébrer leur fête patronale avec des cannes et des rubans; les compagnons, furieux de cette usurpation de leurs insignes, tombèrent sur le cortège.

Dans d'autres occasions, les associations rivales en venaient à des transactions. Comme elles ne voulaient pas travailler dans la même localité, elles proposaient de «< jouer la ville ». On mettait au concours entre les deux partis la confection de quelque objet de leur industrie; celui qui avait le mieux réussi restait maître de la place et en expulsait ses concurrents.

Ces associations nuisaient donc à leur objet principal, qui était l'assistance mutuelle, par une affectation de mystère, par l'oppression qu'exerçaient les compagnons sur les renards, par les haines et les querelles qui s'élevaient entre elles. L'ancien régime les avait proscrites; la Constituante les avait de nouveau prohibées par la loi de 1791; mais elles survivaient à toutes les défenses et entretenaient parmi les ouvriers des mœurs sauvages et turbulentes.

En 1823, des renards en révolte contre les anciens avaient fondé la Société des Indépendants. En 1830, une autre révolte produisit un type nouveau et meilleur d'association. A cette époque, les préparatifs de l'expédition d'Alger avaient attiré à Toulon une énorme affluence d'ouvriers. La mère des compagnons proposa aux anciens de permettre à des renards de coucher dans leur chambre. Les anciens se trouvèrent offensés de cette proposition: ils quittèrent la mère et ordonnèrent aux renards de les suivre dans leur retraite. Ceux-ci refusèrent, secouèrent le joug et fondèrent la Société de l'Union. Celle-ci n'eut plus ni cannes, ni rubans, ni mots de passe ou de ralliement, ni chants de guerre. Elle n'était qu'une société de secours mutuels. C'était ce type qui devait finir par prévaloir. Peu à peu l'ancien compagnonnage est tombé en désuétude.

IV. Paris.

Le

Accroissement et embellissements de Paris. progrès de l'activité et de la richesse nationale commençait à réaliser, dans Paris, ce que Napoléon n'avait cru pouvoir accomplir qu'en dépouillant le monde entier à son profit. Paris se développait rapidement : en 1816, il comptait 710 000 habitants; en 1826, 800 000; en 1836, 909 000; en 1846, plus d'un million (1 053 000).

Sous la Restauration, ont été jetés sur la Seine les ponts des Invalides, d'Arcole, de l'Archevêché, ont été dressées la statue de Louis XIII (place Royale) par Cortot et Dupaty, celle de Louis XIV (place des Victoires) par Bosio, celle de Henri IV, fondue en 1818 avec le bronze des statues de Napoléon et de Desaix, par Lemot. On a inauguré l'éclairage au gaz, le service des omnibus et l'institution des sergents de ville, dû au préfet de police Debelleyme.

Sous la Monarchie de Juillet, Paris dut beaucoup au préfet de la Seine, Rambuteau. C'est alors qu'on a construit les ponts Louis-Philippe et du Carrousel, percé la rue Rambuteau, aménagé la place de la Concorde avec l'obélisque de Louqsor et les statues des huit villes de France; élevé la Colonne de Juillet, terminé l'Arc de l'Étoile, restauré les deux merveilles de l'art ogival, Notre-Dame et la Sainte-Chapelle; achevé la Madeleine, le Panthéon, le Palais-Bourbon, les palais du quai d'Orsay; bâti l'École des Beaux-Arts, l'École de médecine, l'École normale de la rue d'Ulm; aménagé les places Louvois et Saint-Sulpice, celle-ci avec la belle fontaine de Visconti 1.

Enfin Thiers et Guizot ont donné à la capitale son mur d'enceinte et ses forts détachés (1841), que la presse opposante d'alors dénonça comme autant de bastilles que le despotisme armait contre Paris.

Aspect de la capitale.

Cependant le Paris d'alors est

1. Louis-Philippe, qu'on accusait d'avarice parce qu'il était économe, préleva sur sa liste civile trente millions pour la restauration des châteaux de Versailles, Fontainebleau, Pau, qu'il n'habita point cependant et qu'il ouvrit largement au public. Sur les mêmes fonds, il fit ériger, parmi les ruines de Carthage (Tunisie), anx lieux ou était mort saint Louis, une chapelle commémorative

bien loin encore d'avoir la physionomie de celui d'aujourd'hui 1.

Dans le centre de Paris, les voies les plus larges étaient toujours les rues Saint-Denis et Saint-Martin. Il n'y avait alors ni avenue de l'Opéra, ni rue Turbigo, ni rue de Turenne, ni boulevard Saint-Germain, ni rue des Écoles, ni boulevard d'Enfer. Les quartiers opulents qui se sont formés sur le parcours des boulevards Malesherbes, Haussmann, Pereire, avenues de Villiers, de Courcelles, sur le parcours des grandes voies qui s'étoilent autour de l'Arc de triomphe; les quartiers populeux et ouvriers qui se sont formés sur le parcours des boulevards du nord et des boulevards du sud, n'existaient pas encore. Paris ne comptait alors que douze arrondissements au lieu de vingt, les huit autres ayant été formés depuis par la réunion de communes suburbaines : ce qu'on appelait alors la banlieue. Quand les vaudevillistes du temps voulaient s'amuser aux dépens d'unions illégitimes, ils les traitaient de « mariages contractés à la mairie du XIIIe arrondissement ».

Les boulevards qui vont de la Madeleine à la porte Saint-Martin, notamment celui des Italiens, qu'on appelait alors boulevard de Gand (d'où le nom de gandins pour désigner les élégants qui s'y promenaient), étaient encore bien peu vivants au début de la Restauration : de vieux Parisiens se souviennent d'avoir attaché leurs chevaux aux arbres du boulevard pour aller faire leurs visites dans les maisons. Cette promenade s'anima dans les années suivantes, et alors naquit la race des boulevardiers.

Il y avait encore dans Paris des dédales inextricables de rues étroites, hautes, humides, parce que les rayons du soleil n'y pénétraient jamais c'est dans un de ces pâtés de maisons, celui qui entourait le cloître Saint-Merry, que les insurgés purent deux fois se retrancher et tenir en échec

1. Dès 1820, deux spéculateurs, Mignon et Hagermann, présentent un plan de Paris où figure le quartier de l'Europe, avec une place centrale autour de laquelle rayonnent de larges rues portant les noms des capitales. Dès 1835, le plan de Perrot marque le prolongement de la rue de Rivoli, par la rue Saint-Antoine, jusqu'à la place de Bastille. Ces projets et bien d'autres n'ont été réalisés que sous le second Empire ou la troisième République

toutes les forces de la garde nationale et de l'armée de Paris. Un autre dédale continuait à occuper l'espace qui s'étend entre l'arc du Carrousel et l'ancien Louvre il y avait là des ruelles, des masures, qui assiégeaient pour ainsi dire les Tuileries, et où les marchands de perroquets et autres oiseaux exotiques avaient dressé leurs échoppes. Sous la Restauration, bien peu de rues à Paris avaient des trottoirs, car en 1830 il n'y en avait que 16 kilomètres. Sous la Monarchie de Juillet, il s'en fallait de beaucoup que toutes en eussent, bien que le nombre des kilomètres se fût élevé à 195. Ces trottoirs étaient souvent étroits et irréguliers. Dans les rues où ils manquaient, les passants ne pouvaient se protéger contre les voitures qu'en se collant aux murs et en ayant soin de se rapprocher des bornes qui s'accotaient aux maisons. Les maisons elles-mêmes étaient pour la plupart petites, étroites, quoique beaucoup eussent cinq ou six étages, avec des toitures de tuiles à forte inclinaison, et des gouttières qui venaient dégorger l'eau des pluies à la hauteur des mollets des passants. Aucune n'avait l'aspect colossal de nos immenses bâtisses à toitures d'ardoises. Les rues qui étaient pavées ne l'étaient que de blocs de calcaire assez irréguliers et mal assujettis, qui faisaient la joie des entrepreneurs de barricades. Le macadam même, inventé par l'ingénieur écossais John Loudon Mac-Adam (mort en 1836), n'est employé à Paris que depuis 1849. On doit au préfet Rambuteau l'installation des colonnes qui portent son nom. Nous n'avions que très peu d'égouts en 1806, il y en avait 24 297 mètres : le gouvernement de Louis-Philippe, surtout pendant la préfecture de Rambuteau, porta ce chiffre à 78 675 mètres. C'est surtout sous le second Empire qu'a été construit le Paris souterrain 1. Les commodités des maisons étaient donc installées alors comme elles le sont encore dans les campagnes. Rien d'étonnant si le choléra de 1832 a fait tant de victimes.

Les rues, au lieu d'être bombées, comme aujourd'hui, pour assurer l'écoulement des eaux, étaient au contraire

1. Le développement des égouts, grâce surtout à l'ingénieur BELGRAND, atteignit alors 772 846 mètres.

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