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on pourrait dire qu'il se relâche : mais ce progrès inverse est impossible.

En effet, jamais le gouvernement ne change de forme

dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particulières, l'État périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la république. Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car, de cette manière, l'aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement, toujours incertaine et flottante, ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des tribuns; alors seulement il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet, le peuple alors n'était pas seulement souverain, mais aussi magistrat et juge; le sénat n'était qu'un tribunal en sous-ordre, pour tempérer et concentrer le gouvernement; et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n'étaient à Rome que les présidents du peuple.

Dès lors on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortement à l'aristocratie. Le patriciat s'abolissant comme de luimême, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du sénat, composé de patriciens et de plébéiens, même dans le corps des tribuns quand ils commencèrent d'usurper une puissance active car les mofs ne font rien aux choses; et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une aristocratie.

De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules César, Auguste, devinrent dans le fait de véritables monarques; et enfin, sous le despotisme de Tibère, l'État fut dissous. L'histoire romaine ne dément donc point mon principe: elle le confirme. (Note du Contrat social, édition de 1762.) Le Squittinio (La Mirandole 1612, in-4), ouvrage anonyme, attribué à divers auteurs, a été traduit en français par Amelot de la Houssaye (Ratisbonne 1677, in-12).

(2) R. 7 Lettre de la Montagne. - Il vous est arrivé, messieurs, ce qui arrive à tous les gouvernements semblables au vôtre. D'abord la puissance législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté n'en sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-même, et par luimême il fait ce qu'il veut, Bientôt l'incommodité de ce concours de tous à toute chose force le peuple souverain de charger quelques-uns de ses membres d'exécuter ses volontés. Ces officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité. Peu à peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte; il ne rend plus compte que des principaux; bientôt il vient à bout de n'en rendre aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d'hier est censée être aussi celle d'aujourd'hui; au lieu que l'acte d'hier ne dispense pas d'agir aujourd'hui. Enfin l'inaction de la puissance qui veut la

que quand son ressort usé le laisse trop affaibli pour pouvoir conserver la sienne (1). Or, s'il se relâchait encore en s'étendant, sa force deviendrait tout à fait nulle, et il

soumet à la puissance qui exécute: celle-ci rend peu à peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés; au lieu d'agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'État qu'une puissance agissante, c'est l'exécutive. La puissance exécutive n'est que la force; et, où règne la seule force l'État est dissous. Voilà, comment périssent à la fin tous les États démocratiques.

R. Polysynodie. Comme la démocratie tend naturellement à l'aristocratie, et l'aristocratie à la monarchie...

ARISTOTE, Politique, liv. VIII, chap. XL. Un système politique, quel qu'il soit, se change dans le système qui lui est diamétralement opposé, plus ordinairement que dans le système qui lui est proche. On peut en dire autant de toutes les révolutions qu'admet Socrate quand il assure que le système lacédémonien se change en oligarchie, l'oligarchie en démagogie, et celle-ci enfin en tyrannie. Mais c'est précisément le contraire. Et l'oligarchie par exemple succède à la démagogie bien plus souvent que la monarchie. ARISTOTE, Politique, liv. III, chap.x.— Si nos ancêtres se sont soumis à des rois, c'est peut-être qu'il était fort rare alors de trouver des hommes supérieurs, surtout dans des États aussi petits que ceux de ce temps-là, ou bien ils n'ont fait des rois que par pure reconnaissance, gratitude qui témoigne en faveur de nos pères. Mais quand l'État renferma plusieurs citoyens d'un mérite également distingué, on ne put souffrir plus longtemps la royauté; on chercha une forme de gouvernement où l'autorité put être commune et l'on établit la république. La corruption amena des dilapidations publiques, et créa, fort probablement, par suite de l'estime toute particulière accordée à l'argent, des oligarchies. Celles-ci se changèrent d'abord en tyrannies comme les tyrannies se changèrent bientôt en démagogies...

SPINOZA, Tractatus politicus, chap. vIII. — Maxima oritur difficultas in invidia. Sunt enim homines, ut diximus, natura hostes... Atque hinc fieri existimo ut imperia democratica in aristocratica et hæc tandem in monarchica mutentur...

(1) R. 9 Lettre de la Montagne. Le vrai chemin de la tyrannie n'est point d'attaquer directement le bien public; ce serait réveiller tout le monde pour le défendre mais c'est d'attaquer successivement tous ses défenseurs, et d'effrayer quiconque oserait encore aspirer à l'être. Persuadez à tous que l'intérêt public n'est celui de personne, et par cela seul la servitude est établie; car, quand chacun sera sous le joug, où sera la liberté commune? Si quiconque ose parler est écrasé dans l'instant même, où seront ceux qui voudront l'imiter? et quel sera l'organe de la généralité, quand chaque individu gardera le silence? Le gouvernement sévira donc contre les zélés, et sera juste avec les autres, jusqu'à ce qu'il puisse être injuste avec tous impunément. Alors sa justice ne sera plus qu'une économie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.

MONTESQUIEU, Esprit des Lois, liv. XI, chap. xi. Un État peut changer de deux manières : ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu'elle se corrompt. S'il a conservé ses principes et que la constitution change,

subsisterait encore moins. Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu'il cède : autrement l'État qu'il sou

tient tomberait en ruine.

Le cas de la dissolution de l'État peut arriver de deux

manières.

Premièrement, quand le prince n'administre plus l'État selon les lois, et qu'il usurpe le pouvoir souverain (1). Alors il se fait un changement remarquable; c'est que, non pas le gouvernement, mais l'État se resserre : je veux dire que le grand État se dissout, et qu'il s'en forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres du gouvernement, et qui n'est plus rien au reste du peuple que son maître et

c'est qu'elle se corrige; s'il a perdu ses principes quand la constitution vient à changer, c'est qu'elle se corrompt.

MONTESQUIEU, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xi. Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'État; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes, la force du principe entraîne

tout.

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'État n'a point perdu ses principes et je puis bien dire ici ce que disait Épicure en parlant des richesses Ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le vase.

(1) ARISTOTE, Politique, liv. VIII, chap. vI. — Dans les aristocraties, la révolution peut venir d'abord de ce que les fonctions politiques sont le partage d'une minorité trop restreinte.

La chose la plus funeste à l'existence des républiques et des aristocraties c'est l'infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même ; ce qui cause la révolution alors, c'est que pour la république l'élément démocratique et l'élément oligarchique ne se trouvent point en proportion convenable, et pour l'aristocratie que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés.

Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes parce que c'est la majorité qui y domine et que cette égalité dont on y jouit fait chérir la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu'à satisfaire leur orgueil et leur ambition. De quelque côté du reste que penche le principe de gouvernement, il dégénère toujours grâce à l'influence des deux partis contraires qui ne pensent jamais qu'à l'excès de ces pouvoirs : la république en démagogie, et l'aristocratie en oligarchie ou bien tout au contraire...

On peut dire en général de tous les gouvernements qu'ils succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des causes qui leur sont extérieures.

LOCKE, Gouvernement civil, chap. xvII. — Quand le pouvoir législatif est ruiné, ou dissous, la dissolution, la mort de tout le corps politique s'ensuit.

son tyran. De sorte qu'à l'instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu; et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés, mais non pas obligés d'obéir.

Le même cas arrive aussi quand les membres du gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps; ce qui n'est pas une moindre infraction des lois, et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de princes que de magistrats, et l'État, non moins divisé que le gouvernement, périt ou change de forme (1).

Quand l'État se dissout, l'abus du gouvernement, quel qu'il soit, prend le nom commun d'anarchie. En distinguant, la démocratie dégénère en ochlocratie, l'aristocratie en oligarchie j'ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie; mais ce dernier mot est équivoque et demande explication (2).

Dans le sens vulgaire, un tyran est un roi qui gouverne avec violence et sans égard à la justice et aux lois. Dans le sens précis, un tyran est un particulier qui s'arroge l'auto

(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. 1. Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore lorsqu'on prend l'esprit d'égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges.

(2) Aristote, Politique, liv. III, chap. v. Les déviations des gouvernements sont la tyrannie pour la royauté, l'oligarchie pour l'aristocratie, la démagogie pour la république. La tyrannie est une monarchie qui n'a pour objet que l'intérêt personnel du monarque; l'oligarchie n'a pour objet que l'intérêt particulier des riches, la démagogie celui des pauvres. Aucun de ces gouvernements ne songe à l'intérêt général.

Partout où le pouvoir est aux riches, majorité ou minorité, c'est une oligarchie; partout où il est aux pauvres, c'est une démagogie...

Si l'association politique n'était formée qu'en vue des richesses, la part des associés serait dans l'État en proportion directe de leurs propriétés et les partisans de l'oligarchie auraient alors pleine raison... Mais l'association politique a non seulement pour objet l'existence matérielle des associés, mais leur bonheur et leur vertu...

rité royale sans y avoir droit. C'est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de tyran: ils le donnaient indifféremment aux bons et aux mauvais princes dont l'autorité n'était pas légitime (a). Ainsi tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.

Pour donner différents noms à différentes choses, j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale, et despote l'usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s'ingère contre les lois à gouverner selon ses lois; le despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut n'être pas despote, mais le despote est toujours tyran.

CHAPITRE XI

DE LA MORT DU CORPS POLITIQUE

Telle est la pente naturelle et inévitable des gouvernements les mieux constitués (1). Si Sparte et Rome ont péri, quel État peut espérer de durer toujours? Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons donc point à le rendre éternel. Pour réussir, il ne faut pas tenter l'impossible, ni se flatter de donner à l'ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas (2).

(a) « Omnes enim et habentur et dicuntur tyranni, qui potestate utuntur perpetua in ea civitate quæ libertate usa est. » (Corn. Nep., in Miltiad.) Il est vrai qu'Aristote (Mor. Nicom., lib. VIII, cap. x) distingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité, et le second seulement pour l'utilité de ses sujets; mais, outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot tyran dans un autre sens, comme il paraît surtout par le Hiéron de Xénophon, il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote, que, depuis le commencement du monde, il n'aurait pas encore existé un seul roi. (Note du Contrat social, édition de 1762.)

(1) TACITE, Annal., 4. Cunctas nationes et urbes populus aut primores ant singuli regunt. Delecta ex his et constituta reipublicæ forma laudari facilius quam evenire, vel, si evenit, haud diuturna esse potest.

(2) R. Lettre à Philopolis. Puisque vous prétendez m'attaquer par mon propre système, n'oubliez pas, je vous prie, que selon moi, la société est naturelle à l'espèce humaine comme la décrépitude à l'individu, et qu'il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards.

L'état de société ayant un terme extrême auquel les hommes sont les

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