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LA

FEUILLE VILLAGEOISE.

Septidi, 17 Brumaire, (*)

L'an second de la République française.
Jeudi, 7 novembre 1793. (Vieux style).

MORALE UNIVERSELLE.

QUATRE fort honnêtes gens de sectes ou de religions différentes, mais que leurs opinions religieuses ne divisent pas, et que des occupations com. munes réunissent presque tous les jours, un Français tatholique, un Suisse protestant, un negociant Juif, et un Mahemétan interprète de langues, se trouvoient réunis hier dans une grande bibliothèque publique. Ils s'arrêterent devant la partie des rayons où sont placés les livres de morale. Cette seule partie contient de quoi remplir toute une bibliothèque. Ilya de gros in-folio, des in quarto pesans, des livres plus petits, mais qui équivalent par leur nombre, enfin une telle multitude de moralistes plus ou moins volumineux, dans toutes les langues anciennes et modernes que leur catalogue compose seul un très-gros livre.

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Eh quoi! dit le sectateur de Mahomet, pour être instruit à fond de la morale, faut-il donc avoir lu tous ces bouquins ?

Non certes, répondit le Suisse. Les lois de la morale ne sont peut-être nulle part sur la terre aussi bien connues que dans nos montagnes : nous y avons quelques ouvrages où elle est mise en action; mais

(*) Voyez l'explication de cette date, ci-après, pages 128 et 129.

Septième parties

F

de longs traités de morale! ou il n'y en a point, ou nous ne les lisons pas ce qui revient au même.

Le Juif. Malgré les préjugés que l'on a contre nous, et qu'un grand nombre de nos frères ne justifie que trop, nous avons cependant une morale aussi saine, aussi pure qu'aucun autre peuple; mais nous. serions bien fâchés de lire tout ce fatras de livres : nous avons autre chose à faire.'

Le Catholique. Et pensez-vous que nous les lisions, nous autres Français ? Cette bibliothèque immense est un dépôt de toutes les connoissances humaines. La morale est une branche importante de ces s connoissances elle a produit, chez toutes les nations policées, une foule d'ouvrages bons ou mauvais, intéressans ou ennuyeux, courts ou prolixes, enfin de toutes formes, de toutes dimensions, de toute espèce. Ils sont presque tous rassemblés ici; mais. remarquez que c'est une des parties de la bibliothèque les moins fréquentées. Cependant on ne peut nier deux choses; l'une, que la morale est une science nécessaire; l'autre, que cette science a ses principes comme les autres, que ces principes peuvent être réduits en systême, et former par conséquent des ouvrages intéressans et utiles.

Le Juif. A la bonne heure; mais je n'en voudrois ni autant, ni d'aussi longs que j'en vois ici.

Lé Catholique. J'ai souvent pensé qu'on pouvoit réduire en un très-petit volume tout ce qu'il y á d'essentiel dans la morale. Je le pense et le désire plus que jamais; car jamais on n'eut chez aucun pe uple ni un plus grand besoin de morale, ni moins de tems et de goût pour la lecture.

Le Protestant. Ce qu'il y a de plus difficile dans un pareil ouvrage, c'est de bien établir un premier princi pè qui fui serve de base stable, de fondement

solide

Le Catholique. Je ne crois pas qu'on en puisse trouver d'autre que la religion.

Le Fuif. Oui, la religion doit être le fondement de la morale.

Le Mahometan. Point de morale sans religion; c'est

aussi mon avis.

Le Protestant. Vous avez tous raison. La religion seule peut fournir à l'homme aveugle et sujet à l'erreur un fanal qui l'éclaire et ne légare pas. Oui, toute la morale est dans l'évangile.....

Le Catholique. Ajoutez-y les décisions des pères, des conciles, et des casuistes de l'église romaine, ou vous n'aurez qu'une morale incomplète.

Le Juif. Quand j'ai dit que la religion doit être le fondement de la morale, c'est de la religion de Moyse que j'ai voulu parler, de cette religion antique qui s'est conservée pure au milieu des superstitions modernes. Beau fondement en effet d'une science telle que la morale, que votre évangile et tout ce qui chez vous autres chrétiens vient de ce prétendu Messie, que vous croyez venu, et que nous attendons toujours!

Le Mahometan. Attendez-le tant qu'il vous plaira; pour moi, lorsque j'ai dit: point de morale sans religion, c'étoit la religion de notre grand prophète que j'avois én idée. Ni de vos livres de Moyse, dont je veux bien ne pas disputer l'authenticité, ni de vos quatre évangiles, choisis parmi tant d'autres, que vous appellez apocryphes, ni devos décisions de pères, de conciles et de casuistes qui se contredisent entre eux, vous ne tirerez un bon systême de mo rale. C'est au livre par excellence qu'il faut recourir; c'est au koran que vous appellez alcoran, et dont vous ne connoissez pas mieux le contenu que te

nom. J

Mes amis, interrompit le Protestant, nous sommes convenas entre nous de ne jamais disputer sur la préséance de nos religions; il ne faut pas que notre conversation morale dégénère en dispute theologique.

Ils en étoient là, lorsqu'ils furent abordés par un Philosophe de leurs amis, qui avoit écouté leur en tretien. Votre discussion, leur dit-il, seroit interminable, parce que vous êtes partis d'un faux principe.

Si tous les hommes étoient assez sages pour n'avoir

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qu'une seule religion, celle dont les dogmes sont écrits dans le grand livre de la nature; s'ils se bor noient à reconnoître ou plutôt à sentir qu'un ouvrage aussi admirable que Tunivers ne peut ni avoir commencé, ni continuer d'exister sans l'action on la volonté d'un être souverainement puissant et intelligent; ce bienfait de la vie qu'ils ont reçu, tous les plaisirs qu'ils goûtent, et tous les biens dont ils jouissent, étant la suite et la dépendance de l'orga nisation générale de l'univers, S s'ils s'étoient tous accordés pour rendre à cet être inconcevable qui le gouverne, un culte universel de réconnoissance et d'amour, sans y mêler aucune de ces formes particulières et cxclusives qui n'ont fait aucun bien et qui ont fait tant de mal; sans doute alors on pourroit prendre la religion pour base de la morale.

Mais dans l'état où sont les choses, et où, grace à la folie humajde, elles seront encore, long-tems. excusez ma franchise philosophique, cela est absurde et impossible: il me sera facile de vous en convaincre.

La morale n'est-elle pas la connoissance de ce que doivent faire et de ce que doivent éviter les hommes réunis en société, pour que cette société soit la plus heureuse et la mieux ordonnée qu'il est possible?

Les quatre amis convinrent que tel est en effet le but de la morale.

Il faut donc, reprit le philosophe, que par-tout où l'homme vit en société la morale soit la même ; et puisque les religions varient presque à l'infini chez les différens peuples, il ne faut donc pas donner à cette morale qui doit être universelle, une base qui ne l'est pas.

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Jugez par ce qui vous est arrivé, à vous hommes raisonnables, et par la dispute où vous alliez vous engager de ce qui arrivera toujours entre les hommes. de religions diverses, qui voudront établir la religion pour fondement de la morale. Ils croiront d'abord, s'entendre, et ne s'accorderont jamais.

Le Protestant, Ecoutez; nous sommes au fond plus

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accommodans que vous ne pensez. Nous professons des cultes différens, mais nous adorens tous un Dieu créateur, conservateur, 'rémunérateur des vertus et vengeur des crimes: nous nous accordons sur ce point pour donner une base commune à la morale, c'est là celle que nous choisirons. Nous descendrons", ou si vous voulez, nous remonterons avec vous jusqu'à cette religion naturelle que vous regrettez qui ne soit pas celle de tons les hommes nous établirons sur ses dogmès les fondemens d'une morale universelle. que chaque religion modifiera en. suite selon ses, dogmes particuliers: il sera toujours vrai de dire que la morale est fondée sur la religion. Les trois autres témoignèrent qu'ils consentoient à cet arrangement.

Le Philosophe.. Vous êtes bons et tolérans ; mais tout le monde ne l'est pas comme vous. Le point où je vous ai trouvés, et dont un peu de réflexion suffit pour vous faire rabattre en ce moment, est celui où resteront avec entêtement presque tous les hommes. Tandis qu'on leur montrera la religion comme base de la morale, chaque secte entendra que ce soit sa religion, et non celle des autres sectes, qu'elle hait ou qu'elle méprise.

Voici encore un autre danger. Les maux effroyables que presque toutes les religions particulières ont faits et continuent de faire aux hommes, les guerres qu'elles, out allumées entre les peuples, les discordes entre les citoyens, le trouble et la dissention dans les familles, le sang versé de toutes parts pour des questions inintelligibles, et dont tout le mérite est de l'être, ont ramené un grand nombre de bons esprits à cette religion simple et auguste dont un Dieu qui s'annonce par ses œuvres et par ses bienfaits, est l'objet incompréhensible, dont toute la nature est le temple, et dont la reconnoissance et l'amour sont le seul culte. Mais combien d'autres, moins sensibles aux beautés ravissantes qu'offrent le spectacle de la nature et l'ordre admirable de l'univers, moins accessibles aux affections grandes et relevées, plus frappés des

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