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Sa pensée fut comprise : le palais de l'ambassadeur portugais à Rome se transforma en une sorte d'atelier où des jansénistes fougueux, des abbés défroqués, des moines apostats combinaient leurs mensonges, inventaient les crimes qu'ils voulaient faire tomber sur les Jésuites, et des millions de libelles, enfants de leur imagination dévergondée, ou de leur cœur dépravé, étaient lancés dans le public comme autant de torches incendiaires destinées à provoquer une explosion générale contre la Compagnie de Jésus. «Le cordon formé contre les Jésuites, écrivait à ses commettants un agent du parti janséniste, est tel qu'avec tout leur crédit et tous leurs trésors des Indes ils ne pourront jamais le rompre. » (1)

Les Jésuites n'avaient à opposer que le trésor de leur innocence; et dans ces sortes de luttes l'innocence succombe toujours, mais elle n'est jamais flétrie. Si elle est accablée sous le poids des crimes qui sont ceux de ses ennemis, sa chute même est son triomphe.

Dans ce temps-là courait le monde un homme qui changeait aussi souvent de nom que de profession. Un moine franciscain, saisi du vertige que propageaient le jansénisme et le philosophisme, s'était dégoûté de son état, débarrassé de son froc et raidi contre l'autorité ecclésiastique; échappé à la justice humaine, il traînait partout le scandale de sa vie et cherchait de profession en profession l'entretien de sa déplorable existence : appelé P. Norbert en religion, il se nommait Parisot dans une boutique de tapissier, Piter dans un cabaret; et à Rome, sous le nouveau nom d'abbé Platel, il inventait contre les Jé

(4) On peut voir sur ce fait des secrets fort curieux dans la vie de Pombal et dans les Mémoires de son ministère.

suites tous les crimes dont Almada voulait que ces religieux fussent coupables.

C'était là l'homme qu'il fallait à Pombal : ce ministre l'appela auprès de lui, l'admit à sa table, à son amitié, à sa confidence, à ses secrets. Platel se montra digne de ces faveurs : il enfantait contre les Jésuites des libelles avec une fécondité qui étonnait son protecteur lui-même. Les missions et les travaux apostoliques de la Société furent le thème ordinaire de ses invectives, jusqu'à ce qu'un accident vrai ou supposé vînt lui en fournir un autre moins usé.

Des bruits vagues annoncèrent tout à coup à l'Europe que le roi de Portugal venait d'être assassiné. Les nouvelles postérieures semblèrent confirmer cet événement, mais n'en déterminèrent point les circonstances. On racontait que le roi avait été attaqué dans sa voiture, ou en se rendant à une de ses maisons de campagne, ou en allant outrager la marquise de Tavora; qu'il avait reçu une blessure ou par devant, ou par derrière, ou au bras, ou à l'épaule; qu'il avait été atteint de la triple décharge d'un mousquet, ou frappé à coups de bâton. Voltaire, qui avait adopté sur cet événement les versions les plus contraires aux Jésuites, fut enfin convaincu qu'il fallait s'en tenir à cette dernière. "Votre roi de Portugal, «< écrivait-il, n'a point été assassiné : il a eu quelques <«< coups de bâton d'un mari qui n'entend pas rail«<lerie.... Cela s'est passé en douceur, et il n'en est « déjà plus question. » Enfin le caractère bien connu de Pombal a fait penser aux hommes sérieux qu'il avait supposé une conjuration et un assassinat pour se donner le droit de perdre ceux qui lui étaient odieux. En effet, à la suite de ce bruit, les plus illustres familles de Portugal

furent immolées; les Jésuites furent ou chassés des terres soumises à la domination portugaise, ou condamnés à pourrir dans les cachots souterrains de Lisbonne. (1) Parmi ces prisonniers se trouvait un vénérable vieillard, que des prodiges de vertu avaient rendu recommandable à tout le royaume. Pombal ne lui pardonna point l'estime publique. Il entreprit d'abord de le faire périr comme régicide; mais l'évidence de son innocence protesta contre la calomnie, et Pombal s'imagina de le faire périr comme hérétique. Afin d'assurer le succès de son dessein, il nomma tous les inquisiteurs qui devaient prononcer la sentence, et leur donna son propre frère pour président. Le vénérable Malagrida fut donc condamné à être pendu et brûlé, et il termina par le martyre une vie toute consacrée à la conversion des sauvages de l'Amérique et au bonheur de ses concitoyens.

Tant de crimes révoltaient l'humanité; Pombal en faisait trophée. Des libelles, composés par ses ordres et sous ses yeux, vantaient la sagesse et la justice de sa conduite, et chargeaient ses victimes des forfaits les plus abominables; et ces mensonges retentissaient d'un bout à l'autre de l'Europe. A Paris surtout ils trouvaient dans les coteries nombreuses des jansénistes, des parlementaires, des philosophes et des ministériels, autant d'échos empressés à les répéter. L'avocat Pinot traduisait promp

(1) « Je ne parle point ici, dit le maréchal de Belle-Isle, d'une société de religieux que le ministre de Lisbonne a voulu associer à ce régicide: mais j'ose dire qu'il est aussi facile de prouver que les Jésuites n'ont point trempé dans cette conjuration que de démontrer les ressorts de l'accusation... Malheureux rois qui, dans des cas aussi graves, négligent de voir tout par eux-mêmes!» (Testament politique du maréchal de Belle-Isle, 1762, p. 95.)

tement en notre langue ces relations calomnieuses; Le Paige, correspondant affidé du parlement de Rouen, lui prêtait dans ce travail un concours actif, tandis que Boucher, janséniste fougueux, faisait entrer ces matériaux dans l'indigeste rapsodie qu'il intitula Histoire des Jésuites.

L'heure de la justice sonna plus tard pour Pombal. Lorsque l'indolent Joseph eut terminé sa triste carrière, son sceptre tomba entre des mains plus capables et plus dignes de le porter. La justice et l'innocence purent enfin se faire entendre, et des cris d'indignation, s'élevant de tous les coins du royaume contre le ministre oppresseur, réclamèrent sur son administration tant vantée par des plumes vénales une enquête rigoureuse. Pombal fut jugé digne de mourir sur un gibet; la pitié royale se contenta cependant de le reléguer loin de la société dans une de ses terres, où il put entendre, le reste de ses jours, les malédictions de ses concitoyens. Sa mémoire resta jusqu'à sa mort livrée à l'horreur publique, et celle de ses victimes fut vengée de ses atroces imputations.

LIVRE SECOND.

CHAPITRE PREMIER.

L'affaire du P. La Valette fournit aux ennemis de la Société l'occasion de la perdre. Les congrégations, l'Institut de S. Ignace, la doc-trine de son ordre sont dénoncés par l'abbé Chauvelin au parlement de Paris, qui condamne les Jésuites sur tous les points, malgré l'avis des évêques consultés par Louis XV et malgré le roi lui-même.

Tandis qu'en Portugal une furieuse tempête fondait sur la Compagnie de Jésus, en France les passions amoncelaient sur elle un orage qui devait bientôt éclater. Les partis ligués contre elle activaient leurs opérations; multipliaient leurs mesures, préparaient et calculaient la portée de leurs coups. Une cotisation volontaire fournissait abondamment à la calomnie les moyens de soudoyer des milliers d'agents, qui sillonnaient la France pour souffler partout la haine contre ces religieux, et les presses innombrables qui multipliaient à l'infini et ses mensonges et ses accusations.

Le président Rolland fit imprimer à Paris, en 1781, un mémoire où se lisaient les phrases suivantes : « L'affaire seule des Jésuites me coûtait de mon argent plus de soixante mille livres. Ils n'auraient pas été éteints si je n'avais consacré à cette œuvre mon temps, ma santé,' mon argent. »>

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