Page images
PDF
EPUB

en même temps la facilité de payer une partie de leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés qui n'ont point de successeurs, je crois qu'on les déterminerait à commencer cette réforme; et il est à présumer qu'après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.

« Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle qui voudra s'y opposer.

« Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du patriarche de Ferney; c'est à lui, comme père des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.

« Le patriarche m'objectera peut-être ce qu'on fera des évéques; je lui réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher, qu'il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront par la suite des temps comme ils voudront. » (1)

Voltaire n'eut pas besoin d'un long examen pour voir l'habileté de la tactique de son royal disciple. «Votre idée, lui répondit-il aussitôt, d'attaquer par les moines la superstition christicole, est d'un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière; tout le monde en parle; mais on n'a pas cru cette affaire assez mûre. On n'est pas assez hardi en France; les dévots ont encore du crédit. » (2)

(1) Corresp. de Voltaire avec le roi de Prusse. Lettre de Frédéric à Voltaire, 1767, 24 mars.

(2) Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 1767, 5 avril.

D'Alembert, moins emporté que Voltaire, était encore plus propre que lui à favoriser ce projet. Frédéric le communiqua donc aussi au prêtre de la raison, mais d'une manière plus explicite et plus détaillée. «L'édifice de l'Eglise romaine, lui écrit-il, commence à s'écrouler; il tombe de vétusté. Les besoins des princes qui se sont endettés leur font désirer les richesses que des fraudes pieuses (philosophiquement parlant) ont accumulées dans les monastères; affamés de ces biens, ils pensent à se les approprier. C'est là toute leur politique. Mais ils ne voient pas qu'en détruisant ces trompettes de la superstition et du fanatisme ils sapent la base de l'édifice, que l'erreur se dissipera, que le zèle s'attiédira et que la foi, faute d'être ranimée, s'éteindra. Un moine méprisable par lui-même ne peut jouir dans l'Etat d'autre considération que de celle que lui donne le préjugé de son saint ministère. La superstition le nourrit, la bigoterie l'honore et le fanatisme le canonise. Toutes les villes les plus remplies de couvents sont celles où il règne le plus de superstition et d'intolérance. Détruisez ces réservoirs de l'erreur, et vous boucherez les sources corrompues qui entretiennent les préjugés,.... et qui dans le besoin en produisent de nouveaux. Les évêques, la plupart trop méprisés du peuple, n'ont pas assez d'empire sur lui pour exciter fortement ses passions, et les curés, exacts à recueillir leurs dimes, sont assez tranquilles et bons citoyens d'ailleurs pour ne point troubler l'ordre de la société : il se trouvera donc que les puissances, fortement affectées de l'accessoire qui irrite leur cupidité, ne savens ni ne sauront où leur démarche les doit conduire; elles pensent agir en politiques, et elles agissent en philosophes. Il faut avouer que Voltaire a beaucoup contribué à

leur aplanir ce chemin; il a été le précurseur de cette révolution en y préparant les esprits, en jetant à pleines mains le ridicule sur les cucullati, et sur quelque chose de mieux.... » (1)

Ainsi, pour nous résumer en peu de mots, la philosophie forme le projet d'anéantir l'Eglise; elle comprend que son œuvre doit commencer par la destruction des ordres religieux. Déjà les Jésuites, qu'elle redoutait le plus, ont succombé sous l'influence de ses doctrines: elle s'occupe à faire subir le même sort aux autres instituts, et met à profit la cupidité des politiques qui ont formé le même dessein dans des intentions différentes.

Les malheurs des temps avaient jeté dans quelques communautés religieuses de fatales semences de désor dres qui donnaient à la philosophie de nouvelles chances de succès.

[ocr errors][merged small]

Les abus introduits dans des communautés ou dans quelques corporations religieuses motivent de la part de l'assemblée générale du clergé de France, tenue en 1765 et 1766, un projet de réforme pour l'exécution duquel elle a recours à l'autorité du Saint-Siége et à la bienveillance du roi; mais, contre l'intention de l'assemblée, le roi nomme à cet effet une commission dont l'archevêque de Toulouse, de Loménie de Brienne, est l'agent principal.

Enveloppés dans le tourbillon des maux de tout genre qui désolaient l'Eglise de France, les ordres religieux ne résistèrent pas toujours à cette fatale impulsion. La dis

(1) Lettre de Frédéric à d'Alembert, 1769, 2 juillet. (V. la Corresp. de d'Alembert avec le roi de Prusse.)

corde qui, déchaînée par le jansénisme, s'agitait autour des couvents et des monastères, parvint quelquefois à forcer ces pieux asiles et à y recruter des partisans. Alors les membres d'une même communauté, d'un même ordre, d'une même congrégation, qu'avait toujours unis la charité fraternelle, se divisèrent en deux camps, et se retranchèrent dans leurs opinions avec leurs intérêts respectifs. L'amour des discussions détacha de la règle; le désir de la victoire fit oublier les devoirs de l'obéissance; et au règne de la discipline succéda l'empire de la licence. Appliquant à leur état les principes de l'hérésie dont ils se déclaraient les fauteurs, les récalcitrants, lorsque les supérieurs voulaient les ramener à l'ordre, bravaient leur autorité et en appelaient comme d'abus au prochain chapitre, duquel ils appelaient au suivant s'il ne leur était pas favorable.

De leur côté les parlements, depuis qu'ils s'arrogeaient la juridiction épiscopale et des droits supérieurs à ceux du Saint-Siége, avaient également étendu leur pouvoir sur l'état religieux, et décidé plus d'une fois de la vocation de ceux qui s'y engageaient. Leur protection était assurée aux maisons infectées de jansénisme; leur vengeance pesait au contraire sur les communautés connues par leur obéissance aux décisions du souverain pontife et par leur dévouement à l'épiscopat persécuté. Ces dispositions trop souvent manifestées avaient révélé aux mauvais religieux un refuge contre la sévérité de leurs règles. Plusieurs y recoururent : ils en appelaient comme d'abus aux parlements, qui ne manquaient pas de déclarer qu'il y avait abus dans la vocation de ces moines indociles, et qu'ils pouvaient sans crainte retourner au siècle. D'autres, privés par l'ordinaire du secours des sa

crements, à cause de leur attachement opiniâtre à des erreurs condamnées par l'Eglise, demandaient justice aux parlements, et ces corps ordonnaient par arrêt à l'évêque ou au curé du lieu ou au supérieur de la maison, d'admettre le sectaire à la communion de l'Eglise.

Cependant la philosophie inondait la France de ses libelles contre l'Eglise et contre l'état monastique. Des frontières de la Suisse, Voltaire jetait au loin le ridicule sur l'une et sur l'autre. Son effrayant éclat de rire, répété de proche en proche par la foule de ses disciples, portait le découragement au cœur des religieux tièdes, et les faisait rougir d'un habit et d'un état voués à tant d'opprobre. Avec ses libelles, l'incrédulité pénétrait dans quelques communautés, d'où elle chassait non seulement l'esprit de la règle, mais la religion elle-même. Avec la règle les vertus qu'elle commande disparaissaient, et faisaient place aux vices qui accompagnent toujours l'irreligion et la révolte. Des communautés, des corporations religieuses offrirent donc alors de grands scanda. les; mais la honte restait tout entière à leurs auteurs et aux doctrines qu'ils avaient embrassées, et non à la règle monastique qu'ils avaient abandonnée. Ainsi, quand on vit l'irrégularité des Célestins et leurs démarches éclatantes pour secouer le joug de leur institut, la révolte de plusieurs maisons d'Ursulines et d'Hospitalières contre leur évêque ou leur pasteur légitime, le concours malheureux qu'un grand nombre d'Oratoriens, de Doctrinaires, de Barnabites et de Bénédictins prêtèrent au jansénisme contre le Saint Siége et l'épiscopat, la trop fameuse réclamation que vingt-huit religieux de Saint-Germaindes-Prés adressèrent au roi pour obtenir dans leurs règles des changements funestes et d'ailleurs en dehors

« PreviousContinue »