Page images
PDF
EPUB

maisonnette qui existe encore aujourd'hui, non pas se reposer, mais prendre des leçons de géographie, de géométrie, d'histoire, et de langue allemande et angloise. Tandis qu'il manioit dans les atteliers de Sardam, le compas et la hache, il observoit de loin. la manœuvre des cours, envoyoit des ordres à la sienne, faisoit marcher une armée vers la Pologne, et une autre vers la Turquie, et remportoit des victoires, tout en radoubant des vaisseaux.

Pour mieux se perfectionner dans cet art mécanique, sur lequel il fondoit l'espérance d'un commerce et ́d'une navigation inconnue en Russie jusqu'à lui, il partit pour l'Angleterre où il travailla, selon la méthode angloise, à la fabrique d'un navire qui se trouva un des meilleurs voiliers de la mer. L'art de l'horlogerie, la fonderie des canons, la filerie des cordes, l'imprimerie et une foule de métiers et de manufactures occupèrent son temps et sa main : car, ne voulant pas être savant à demi, il se faisoit d'abord écolier, ensuite artisan, et enfin professeur dans chaque science. C'est ainsi qu'il apprit à fond la marine, la tactique, l'économie, la jurisprudence, les arts, les mœurs de toute l'Europe.

Il acheva l'éducation laborieuse qu'il se donnoit à soi-même, à l'âge de vingt-deux ans, laissant par-tout une grande réputation et pas la moindre dette. Malgré sa parcimonie, il manqua d'argent à Londres. Des marchands lui offrirent cent mille écus, pour obtenir de lui la permission d'importer du tabac en Russie. Les patriarches Russes, dans leur ignorance bestiale, avoient excommunié quiconque fumeroit ou prendroit du tabac chaque éternuement, causé par cette poudre irritante, leur sembloit un danger ou un péché mortel: leur fanatisme alloit jusqu'à fendre les narines aux transgresseurs d'une loi si bête. Le czar qui ne craignoit ni les étemuemens, ni les excommunications, ni les bourreaux, ni les patriarches, permit la vente du tabac. Cette permission causa une guerre civile, et précipita le retour du czar dans ses états.

:

Des prêtres hypocrites qui croyoient la lumière dangereuse pour leur autorité; des boyards abrutis qui

[ocr errors]

regardoient le travail comme une dégradation de la noblesse; de turbulens gendarmes, nommés Strelitz. ennemis du prince et de la discipline; des magistrats pervers qui trembloient d'être jugés eux-mêmes par le czar; enfin la princesse Sophie, de qui l'ambition s'agitoit, se désespéroit dans sa prison religieuse, firent cause commune et levèrent ensemble l'étendard de la révolte.

Le patriarche donna le signal, en dévouant aux flammes éternelles ceux qui fumoient du tabac. Les strélitz se mirent à les brûler, dès ce monde. Mais le régiment étranger que le czar prévoyant avoit dressé, et à obéir, et à combattre et à fumer, marcha contre les rebelles et les défit. Aussi diligent et aussi intrėpide que ses soldats, Pierre parut à l'improviste, et profitant de la terreur qu'inspira sa présence inattendue, et de l'occasion que lui présentoit la fortune pour opérer tant de réformes, il commença par celle des strélitz. Ils étoient en Russie, ce que les jannissaires sont à Constantinople, et ce que les gardes Prétoriennes avoient été à Rome, c'est-à-dire les arbitres du trône et les oppresseurs du peuple. Les uns, dispersés en province, y pilloient les campagnes, les autres, servant à la cour, en extorquoient les graces; d'autres, placés à la garde des citadelles, se mutinoient contre leurs officiers qu'ils cassoient et hachoient en pièces, traînant leurs cadavres dans les rues, et clouant leurs têtes sur les portes de leurs maisons. Pierre châtia, mais imita feur barbarie: non content de les désarmer, non content de les dissoudre, il en fit mourir deux mille, et relégua les autres, avec leurs femmes et leurs enfans dans les déserts glacés de la Sibérie.

Ce coup décisif frappé, tout le reste s'applanit devant le czar. La réforme de l'église, que l'on croit par-tout difficile et dangereuse, ne le fut point pour lui, pafce qu'il ne capitula pas avec la superstition, et ne lui laissa pas le temps, ni de s'armer de la foudre, ni de se masquer de la controverse. Il alla droit à elle, et abattit, pour ainsi dire, sa tête, en détruisant cette dignité patriarcale, émule et antagoniste de l'autorité souveraine. A cette papauté grecque, il substitua un con

seil de religion, un synode composé de plusieurs prélats, qui, choisis par le prince, lui demeurent soumis. Il rédigea lui-même la constitution civile de son église et le serment des ecclésiastiques fonctionnaires.

Voici le préambule de la constitution: Nous avons pris sur nous le soin de donner de bons réglemens au clergé, suivant l'exemple des rois les plus célébres par leur piété et leur sagesse.

Voici la formule du serment: Je jure d'être fidèle et obéissant serviteur et sujet à mon naturel et véritable souverain, et je reconnois qu'il est le juge suprême du collège spirituel formé par les évêques.

Ces évêques sont nommés par la cour et sacrés par le synode. Un commissaire du czar, assiste à toutes les délibérations, et oppose son veto absolu à tout décret, à tout mandement contraire à l'état. Les longues querelles du sacerdoce et de l'empire qui avoient agité la Russie, ont cessé du moment qu'a cessé la doctrine schismatique d'une double puissance. Pierrele-Grand n'a pas brisé l'encensoir, mais il a empêché ceux qui le portoient, d'y jeter, avec des grains d'encens, le salpêtre de la rebellion. Dès lors on a prié Dieu en paix et l'on n'a plus excommunié, ni persécuté, ni soulevé personne, pour du tabac, d'autres fantaisies non moins innocentes.

ou

Catherine II a completté, depuis, la réforme des popes ou prêtres grecs, en rétablissant parmi eux l'égalité des fortunes en ôtant aux évêques les biens immenses qu'ils avoient usurpés, en répartissant le, trésor de l'église sur ceux qui la servoient, en leur assignant un salaire conforme à leur dignité et proportionné à leurs fonctions. Les millionnaires de l'église sont devenus des missionnaires, et qui plus est des mathématiciens : ils ont appris à travailler et à compter.

L'un d'eux, le seul qui fût alors instruit, l'évêque de Novogorod aida Pierre-le-Grand à régler le calendrier. L'année commençoit en Russie au mois de septembre, parce que, disoit-on, le monde avoit été créé en automne. On fit sentir aux dévots que toute saison étoit bonne pour le créateur: mais que tout calendrier n'étoit pas commode pour l'histoire, ni conforme au

soleil. L'église russe commença donc l'année au mois de janvier, ainsi que toute l'Europe, et cette année se trouva précisément la première du siècle, c'est-à-dire l'an 1700.

La réforme des tribunaux, quoique plus pressante, fut plus tardive et plus imparfaite. Les jugemens étoient arbitraires, et n'avoient pour règle que les exemples du passé, ou l'intérêt des juges. Le père du czar avoit ébauché un code civil et criminel. Le czar en traça un nouveau, mais trop chargé encore de la barbarie antique. Il existoit un tribunal suprême où la seule naissance tenoit lieu de la science et de la justice: ce tribunal stupide et arbitraire fut cassé. On tira des instructions de tous les pays. Charles XII venoit d'être vaincu. Des Suédois prisonniers se trouvèrent instruits dans la jurisprudence. Le czar chercha des lumières et des magistrats jusques dans leurs prisons. Un sénat fut créé et composé de ces savans-captifs. Dans chaque province furent placées des cours de judicature, correspondantes au sénat. Le czar ordonna que l'on pourroit appeler de tous ces tribunaux à son conseil, mais il statua que l'on seroit puni de mort, si l'appel étoit njuste; et dès-lors, personne en Russie n'a osé appeler. L'impératrice régnante, a refait cette jurisprudence irrégulière. Consultant deux immortels ouvrages, la procédure angloise et le livre de Montesquieu, elle a changé les lois russes; et son code est un monument préférable à toutes ses victoires: par ses victoires clie a dompté les Turcs, et par son code elle a dompté les brigands et les barbares.

Poursuivant ses vengeances et ses réformes, le jeune czar n'oublia pas ces Boyards obstinés et superbes qui avoient entrepris de le détrôner. Un d'eux avoit été envoyé par lui à Venise pour s'y instruire, Le nobleignorant avoit une telle horreur pour toute connoissance étrangère, qu'il s'enferma dans une cellule, y passa quatre années en cénobite, sans voir personne, et n'en sortit que pour revenir végéter dans son donjon gothique. Pierre-le-Grand prit pitié de ces nobles-aveugles, ou du moins il ne se vengea de leurs complots qu'en les forçant; 1o. de couper leurs longues barbes ;

2. de raccourcir leurs robes traînantes; 3°. d'amener leurs enfans au collège et au manège qu'il fonda pour eux; 4°. de renoncer à fustiger, à massacrer leurs femmes; 5o. de tenir pour elles des assemblées où la rusticité feroit place à la politesse; 6o. de consentir, pour s'élever aux premiers grades, à passer par les moindres emplois, ainsi qu'il en avoit donné l'exemple, soit dans son armée où il avoit débuté par être simple tambour, soit sur son escadre où il avoit commencé par être simple atelot. Cette échelle pénible sembloit bien lente à torgueil des Boyards, qui auparavant montoient, sans échelons, du berceau de l'oisiveté au sommet des honneurs.

Mais la superstition des longues barbes fut celle qui résista le plus. Le chancelier du czar s'entêtoit à conserver la sienne, lorsqu'un jour, s'armant d'un rasoir, Pierre-le-Grand, moitié ivre, moitié indigné, coupa la barbe de son chancelier, en lui balafrant le visage. Cette plaisanterie cruelle acheva la réforme des vieux Boyards. Il leur laissa d'ailleurs tous leurs préjugés féodaux. Il leur prodigua même les décorations puériles des ordres de chevalerie. Le czar Théodore, frère et prédécesseur de Pierre, avoit été plus philosophe ou plus hardi en ce point. Il avoit tenté d'abroger la comédie des distinctions héréditaires, et ayant convoqué tous les nobles, il se fit remettre leurs parchemins et les jeta au feu en leur présence: mais les généalogistes eurent bientôt retiré de la cendre et rajusté les généa logies: ils les rendirent plus brillantes, et chaque fa mille y gagna un ou deux siècles de noblesse..

ཀ ༣།

Restoit à Pierre-le-Grand une adversaire plus impla cable, la princesse Sophie: elle avoit fait révolter ses sujets; elle contribua à faire ensuite révolter sa famille ; elle troubla tout son règne : le czar ne la punit qu'en l'oubliant au cloître, et en l'enterrant vivante soús le poids de ses monumens et de ses triomphes.

Chaque année, chaque jour voyoit croître et embellir la Russie. Elle acquit trois nouveaux états, plus d'un port magnifique, des flottes puissantes, des armées disciplinées, une foule d'artistes appelés de France, de Hollande, d'Angleterre et d'Allemagne, une aca

« PreviousContinue »