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chargea de rendre justice à chacun. Ceux-ci se voyant de l'autorité, commencèrent par en être fiers, car les hommes aimentà commander; puis ils empiétèrent, puis ils crurent avoir des droits sur les autres, puis ils firent eux-mêmes des lois, et de degré en degré, et sans que les autres s'en apperçussent, parce qu'ils étoient occupés ou insoucians, et de peu de courage, les chefs devinrent les maîtres, et ils firent passer leur volonté pour la loi générale. Le maître ne pouvoit pas tout faire par lui-même; il créa des chefs pour commander sous lui.

La société qui devenoit toujours plus nombreuse, se partagea insensiblement en deux classes, les forts et les foibles, ou, si vous voulez, les grands et les petits : les grands qui avoient de l'autorité, les petits qui n'en avoient point. Les grands, comme moi, qui prenoient des droits particuliers, qu'ils appeloient des privilèges. Les petits comme vous, qui perdoient en droits tout ce que les autres usurpoient; car vous comprenez bien que si vous mettez une égale mise dans une société avec moi, ce que j'y prends de plus, vous est pris, et qu'au lieu d'être égaux en droits, comme nous l'étions en commençant, nous finissons par être très-inégaux en droits, puisque j'en ai beaucoup, et que vous en avez

peu.

LE PAYSAN. Mais, Monsieur, comment ce changement s'est-il fait en particulier dans la France ?

M. DE GRESY. Par la force; il y avoit depuis trèslong-temps, des grands qui avoient conquis par les armes, ou accaparé le grand espace de pays, qu'ils ont appelé des terres, parce qu'ils en occupoient beaucoup. La terre veut être cultivée. Les foibles,

qui trouvoient toutes les places prises, s'engagèrent aux forts, et ceux-ci leur imposèrent les lois qu'ils voulurent; car les foibles avoient faim, et vouloient nourrir leurs femmes et leurs enfans. C'est là l'origine. du gouvernement absurde, qu'on appeloit le régime féodal, et dont l'assemblée nationale vous a affranchis, en vous délivrant de tous les droits seigneuriaux, moyennant le rachat pour un certain nombre d'entre eux, qui étoient l'effet de contracts particuliers et libres, rachat qu'il est juste d'exécuter. De là est venu l'ordre de la noblesse, qui jouissoit de tous les priviléges. Elle ne payoit pas les impôts dans la même proportion que vous. Elle commandoit dans l'armée. Elle avoit les premières places dans l'église et dans la magistrature. Et vous autres roturiers, nous vous appelions rustres, manans, villains; vous faisiez, après l'église et nous, une troisième classe sans privilèges. Vous travailliez pour la société, et nous jouissions: vous aviez toute la peine, et nous toute la gloire et toutes les prérogatives.

LE PAYSAN. Monsieur, il y a bien loin de là à contrat social primitif dont vous parliez tout-àl'heure.

ce

M. DE GRESY. Assurément, mon ami, ceux qui étoient humains allégeoient votre joug, mais ce n'en étoit pas moins un joug.

LE PAYSAN. Les premiers hommes qui fondèrent notre société, auroient été bien étonnés, s'ils étoient revenus de l'autre monde : ils l'auroient trouvée bien différente de ce qu'ils l'avoient établie. Ils étoient libres, et ils auroient vu que les cultivateurs leurs descendans, étoient serfs. Ils avoient tous des droits égaux, et ils

n'auroient vu que des larcins de droits que vous appelez des privilèges. Ils avoient chassé ceux qui voulaient les opprimer, et ils nous auroient tous vus soumis à l'oppression.

M. DE GREZY. Voyez aussi l'obligation que vous avez à l'assemblée nationale. Elle a été convoquée pour réformer les abus: elle voit qu'il y en a par milliers, que l'on ne connoît plus rien aux droits de chacun, que les petits ont absolument perdu les leurs, que les grands en ont usurpé chacun diversement selon ses forces, ou son adresse, ou sa violence; qu'en un mot le contrat primitif est absolument méconnoissable, absolument oublié.Que devoit-elle faire? dites-le moi, vous qui avez du bon sens, et qui commencez à connoître vos droits.

LE PAYSAN. Mais, Monsieur, c'est très-simple: il falloit qu'elle nous rappelât nos droits, qu'elle reprît les premières conditions de notre contrat, afin que ceux qui avoient usurpé rendissent ce qu'ils avoient pris, et que ceux qui avoient perdu leurs droits les retrouvassent. C'est ainsi qu'on le fait tous les jours pour des contrats entre particuliers; je ne crois pas qu'on puisse faire autrement pour le grand contrat entre tout le monde.

M. DE GREZY. C'est aussi ce qu'a fait l'assemblée nationale; et voilà ce que c'est que la déclaration des droits dont on vous a parlé. L'assemblée nationale a compris qu'elle ne feroit rien du tout, et que les privilèges et les abus subsisteroient toujours, si elle ne déclaroit solemnellement, au nom de la nation qu'elle représente, quels sont les droits primitifs de tous les hommes, afin de les leur rendre, et de rétablir

cette égalité de droits qui étoit absolument perdue. Elle ja dit aux François : «Vous avez chargé vos représentans de vous donner une constitution, c'est-à dire, " une suite de lois pour régler votre gouvernement, après avoir réformé les abus de l'ancien; mais l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme " ont été jusqu'ici les seules causes des malheurs et de "la corruption des gouvernemens : nous allons donc ,, commencer par vous déclarer vos droits, droits sa"crés, qui vous appartiennent naturellement, que " vos pères n'ont pu engager, ni aliéner, ni donner, ni " vendre, ni céder; nous les motivons par écrit afin que vous ne les oubliez jamais, afin que ni le gou,, vernement, ni les hommes qui viendront après nous, , ne puissent plus vous les ravir, et que vos enfans puissent les redemander, si, comme vos aïeux, ils » venoient à les perdre. C'est sur ces droits immortels ,, que nous établirons la constitution. Un peuple qui ,, ne connoît pas ses droits ne peut avoir un bon gou

, vernement

Voilà, mon ami, ce qu'a dit l'assemblée nationale, et vous voyez qu'elle a dit et fait ce que vous demandez. Elle n'a pas dit qu'il ne fallût pas dans la société des distinctions, des places, des personnes chargées de maintenir l'ordre et de faire exécuter les lois: mais elle a dit que ces distinctions, ces places étant des fonctions, elles appartiennent au mérite, aux talens, à la vertu. Nous y avons tous droit; elles n'appartiennent à personne en particulier, elles sont à la société, à la nation; elles ne sont pas à vendre, elles sont à mériter; on ne peut pas les faire passer à ses enfans comme un héritage; si le fils veut les obtenir, il faut qu'il s'en

rende digne. Tout le monde a des droits, personne n'a de privilége. C'est aux membres de la société, aux citoyens à choisir ceux qu'ils jugent les plus propres à remplir les fonctions publiques. Mais jusqu'au moment du choix, tous y ont droit, tous sont égaux en droits.

LE PAYSAN. Cela me paroît souverainement juste. Quand nous prenons un magister pour gouverner nos enfans, nous choisissons le plus capable; on ne doit pas sans doute faire autrement quand il s'agit de gouverner les hommes.

M. DE GRFZY. Relisez maintenant la déclaration des droits, et vous verrez qu'elle est toute fondée sur ce que je viens de vous dire. Je m'en rappelle les deux premiers articles les voici.

:

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"Les hommes naissent et demeurent libres et égaux " en droits; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

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"Le but de toute association politique (c'est-à-dire, " de toute société) est la conservation des droits naturels. "et imprescriptibles de l'homme. (Imprescriptibles, » c'est-à-dire, qu'on peut toujours redemander, et qui "ne prescrivent point, comme certains droits, que l'on "perd au bout de trente ans.)

"Ces droits (imprescriptibles ) sont, la liberté, la "propriété, la sûreté, la résistance à l'oppression

99.

LE PAYSAN. Certainement, Monsieur, ce sont-là mes droits je rends grace à l'assemblée nationale de me les avoir rappelés. Voilà deux excellens articles que je vais faire apprendre par cœur à mes enfans.

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