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plus, dès qu'ils pourront se venger d'un citoyen ou lui fermer la bouche par une accusation injuste devant un juge partial. Qui donc osera parler ou écrire? Où est donc la liberté? N'avons-nous fait que changer de tyrans? Je finis par ces mots. La véhémence avec laquelle j'avois parlé, jointe au mouvement du cheval, m'avoit fatigué. J'étois hors d'haleine; l'air étoit doux et sec. M. Gerson me propose de continuer à pied la route et la conversation. Et chacun de descendre, et les deux chevaux de nous suivre paisiblement, la bride sur le cal. Alors il reprit ainsi la parole. Je vous conçois très-bien, mon cher Etienne : il y a des juges pour défendre des voleurs et des meurtriers; mais qui nous défendra des juges? Voilà ce que vous demandez. Hélas! vous n'avez dit que trop vrai, et vous n'avez pas tout dit. La société a beau faire des lois contre les passions des hommes. Elle ne peut faire des hommes. sans passions pour exécuter ces lois. Combien la puissance des juges est terrible! Suffit-il que l'accusé ne voye pas en eux ses ennemis? Non, il faudroit encore qu'il y trouvât des hommes bienveillans, qui lui touchent et lui tiennent par des ressemblances de fortune et de mœurs. Mais au contraire, les juges, quoique élus par le peuple, sont par leur éducation , par leur ministère, dans une condition supérieure; ils ne connoissent bien ni ses habitudes, ni même son langage. L'orgueil étant naturel à l'homme. en place, il se prévient facilement contre l'homme pauvre et obscur. C'est aussi le malheur de cette profession, qu'elle endurcit le cœur. Les juges s'habituent à voir des malheureux, comme les médecins à voir des malades. Et cependant celui qui ne plaint point un accusé, est bien près de le trouver coupable.

Ce n'est pas tout. Il y a deux questions dans tout procès. Cet homme est-il coupable? Quelle peine a mérité son crime? Vous sentez que si les mêmes hommes prononcent sur les deux points du FAIT et du DROIT, ils ont deux moyens d'opprimer l'accusé, soit en le déclarant coupable, quand il ne l'est pas, soit en lui infligeant une peine plus grave que la faute. Un grand mal encore, ce sont ces règles générales, sur

lesquelles se jugent tous les cas particuliers. Telle est la preuve fondée sur la déposition de deux témoins; telle est l'admission en certaines circonstances de témoignages qu'on rejette en d'autres. Toutes ces méthodes qu'on applique à tous les faits, conviendroient à peine à quelques-uns. Or, elles se forment naturellement et passent en lois, dès que le pouvoir de punir les crimes est laissé à des juges de profession. C'est par ces faux systêmes de preuves que tant d'innocens ont été légalement immolés, et que des juges intègres n'ont été souvent que des assassins inviolables et impunissables. Vous aviez donc plus de raisons que vous ne pensiez pour frémir, en voyant un si grand pouvoir remis entre mes mains! Ainsi parloit M. Gerson : Je m'arrêtai; et lui serrant fortement la main ; ami, lui disje,, nous sommes donc bien heureux, puisque nous avons su choisir un homme aussi sage que vous. Mais vous-même, homme de bien, c'est vous que je vais plaindre!... Eh, quoi! s'écria-t-il en m'interrompant, pensez-vous que je m'estime assez moi-même, ou que j'aime assez peu mon repos pour accepter ce terrible ministère, si la constitution elle-même ne rassuroit ma conscience? Il est temps, mon cher Etienne, que vous connoissiez son dernier, peut-être son plus grand bienfait. Soyez désormais sans crainte. Vous êtes vraiment libre. La vie et l'honneur du juste ne sont plus dans nos mains. Et moi aussi, je dormirai tranquille. La loi qui met l'accusé à l'abri du juge, met le juge à l'abri de lui-même. Enfin le JUGEMENT PAR JURES est décrété et va être établi.

Alors, me rappelant que déja plusieurs fois on avoit annoncé cette loi nouvelle, je le priai de me la faire mieux connoître. Je ne sais, mes amis, s'il en sera de même de vous, mais en apprenant ces choses, il me sembloit que si l'idée ne m'en étoit jamais venue, c'étoit seulement faute de l'avoir cherchée; car cette institution est simple autant que sublime. M. Gerson reprit donc en ces termes:

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Une accusation est intentée contre un citoyen. Elle est fausse ou vraie. Il est coupable ou non. Pour le decider, on appelle les PAIRS ou les semblables de

T'accusé, c'est-à-dire douze citoyens honnêtes et connus, d'une condition pareille et qui ne lui soient point suspects. Eux seuls peuvent le condamner ou l'absoudre," Voilà ce qu'on entend par LE JUGEMENT DES JURÉS. On leur donne ce nom, parce qu'avant de juger, ils jurent de bien remplir ce ministère. On nomme aussi un JURE l'assemblée de ces douze citoyens.

› Maintenant comment choisit-on les jurés et quelle est la marche de cette procédure? le voici; 1o. le JURE n'a lieu que pour un délit qui emporte peine" afflictive ou infamante; 20 non-seulement la loine permet pas qu'aucun François puisse être condamné autrement que que par ses PAIRS mais elle ne veut pas même qu'il puisse essuyer un semblable procès, si d'abord huit de ses concitoyens n'ont décidé, sur des preuves suffisantes, qu'il est dans le cas d'être accusé. Car vous le savez trop bien, la détention, les alarmes, toutes les suites d'une accusation injuste, blessent Phonneur, troublent le repos du citoyen, et si cruellement, qu'il n'y doit pas être exposé sans cause. Autrement il ne tiendroit qu'aux ennemis du peuple d'écarter sans cesse des fonctions publiques ses plus sûrs défenseurs, en ternissant leur renommée par d'odieux et d'absurdes procès.

,, Il y a donc pour tout procès criminel, un premier et un second JURÉ; l'un D'ACCUSATION, l'autre de juGEMENT le premier placé dans chaque tribunal de district; le second dans chaque TRIBUNAL CRIMINEL, et il n'y en a QU'UN par DEPARTEMENT.

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Huit citoyens éligibles. (1) tirés au sort sur une liste de trente qui ont été choisis par le procureur-syndic du district, composent le juré d'accusation. Un des juges, sous le nom de DIRECTEUR DU JURÉ leur expose l'objet de l'accusation; ils entendent les parties et les témoins ; ils lisent les pièces, et prononcent s'il y a lieu, cUI, ou NON, à l'accusation. Si c'est NON, toute poursuite cesse; l'accusé est mis en liberté. Si c'est oui, on l'envoye au tribunal criminel.

(1) Voyez le Catéchisme de la Constitution.

"Alors, le second juré est assemblé. Voici sa compo sition. Tous les trois mois, le procureur-général-syndic choisit deux cents de tous les citoyens éligibles du département. L'ACCUSATEUR PUBLIC, c'est-à-dire, l'un des juges, chargé de poursuivre, au nom de la nation, tous les crimes, peut récuser, ou rejetter vingt de ces deux cents citoyens. Dans le reste de la liste, on tire au sort douze noms. On les présente à l'accusé. Il a droit de récuser ceux-là et d'autres jusqu'au nombre de vingt, sans en donner aucune raison. Il en pourroit même rejetter de nouveau, par des motifs valables. Ainsi se forme le juré de jugement,

"Vous voyez quel soins industrieux la loi prend pour s'assurer de l'impartialité de ce tribunal. Le crime est jugé dans un lieu différent de l'endroit où il fut commis. Pourquoi? pour que le juré ne soit jamais prévenu ou contraint par la faveur ou l'animosité de quelques familles, ou même d'une aveugle multitude. Et ces nombreuses RECUSATIONS permises à l'accusé, combien elles lui sont favorables! c'est presque lui seul qui nomme ses propres juges. Du moins il les avoue. Il semble accepter d'avance leur jugement.

Le juré ainsi nommé, au jour prescrit, tout se rassemble. Les juges siégent d'un côté avec l'accusateur public et le commissaire du roi. (1) Les jurés prêtent le serment et se placent à part. Les témoins paroissent aussi séparément. L'accusé lui-même est seul, libre et accompagné de ses amis ou conseils. Le public sur-tout est présent et assiste en grand nombre. Le président du tribunal expose l'affaire. Il produit les pièces et les témoins. Ceux-ci déposent. L'accusé leur répond et les combat. L'accusateur public et les juges interrogent. Les questions se pressent, les débats se croisent et se prolongent, autant qu'il est nécessaire. De tous ces discours, rien ne s'écrit. Les douze citoyens écoutent, observent, interpellent également les témoins et l'accusé, et leur opinion doit se former naturellement de tout ce qu'ils ont vu et entendu. Enfin le président

(1) Cet officier est chargé de surveiller et de réclamer, au nom du roi, l'exécution précise de toutes les formes réglées par la loi.

fait un résumé de l'affaire, la réduit aux points les plus simples, et récapitule toutes les preuves pour et contre. Alors les jurés se retirent ensemble; ils délibèrent, et déclarent dans la sincérité de leur cœur, si le citoyen accusé est convaincu, our ou NON, du fait de l'accusation. Sur les DOUZE jurés,, il faut que DIX (1) soient d'accord pour le condamner: sans quoi, il est absous et mis en liberté.

,,Telle est, mon cher Etienne, cette institution admirable, fondée, à mon avis, sur trois grands principes, l'un de raison, l'autre d'humanité, le troisième de liberté. Tout homme sage, humain et libre doit donc en remercier le ciel et nos représentans.

"Le premier principe, c'est que pour découvrir la vérité d'un fait, pour reconnoître l'innocence et distinguer, le crime à travers toutes les preuves et tous les témoignages, le bon sens et la bonne foi sont des guides plus sûrs que l'habitude et le savoir. Dites-moi, mon cher Etienne, vous, père de famille, s'il s'est passé quelque désordre dans votre maison, et que celui qu'on en accuse, le nie, que faites-vous pour vous en éclaircir? Appelez-vous des savans ? ouvrez-vous de gros livres ? Non, vous assemblez la famille. Vous questionnez l'un; vous sermonez l'autre ; vous les mettez aux prises tous ensemble. Vous raisonnez avec les assistans. Bientôt tout est tiré au clair, et l'assemblée et vous, tout le monde sait à quoi s'en tenir. Eh! pourquoi ne feroit-on pas de même pour les désordres qui arrivent dans la grande famille nationale ? Voulez-vous trouver la vérité ? disait un sage; il faut la chercher avec un cœur simple. Ce n'est point là un métier qui veuille de l'étude. Au contraire l'étude amène la routine, et la routine fausse le jugement. Qui juge trop souvent, jugera moins bien; car le proverbe dit QUE LA SCIENCE E MOUSSE LA CONSCIENCE. La conscience de douze hommes simples, sincères et désintéressés est le tribunal de la vérité même.

(1) Cette disposition de la loi n'es point décrétée. M. Gerson présume apparemment qu'elle sera préferee à la loi de l'unanimité requise dans le Jury anglais.

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