Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE IX.

- Je

Affaire de Nancy; détail de cet événement et de ses suites. fais la visite des provinces que je commande; disposition du peuple et des troupes à cette époque. Mon projet pour rendre au roi sa liberté, et pour le placer à la tête de son armée. — Le roi me propose de faciliter son départ de Paris, et l'exécution de son projet de se retirer dans une des places frontières de mon commandement je lui fais mes observations sur les dangers de cette démarche, et je l'assure de ma fidélité et de mon dé

vouement.

CEPENDANT l'insurrection de Nancy augmentait, et prenait tous les jours un caractère plus effrayant. La garnison était composée dé quatre bataillons du régiment du roi, un des meilleurs de France; de deux bataillons suisses, formés de Genevois, de gens du pays de Vaux et de Neuchâtel, et du régiment de mestre-de-camp, cavalerie. L'espoir du pillage avait réuni quatre à cinq mille hommes de la ville et du voisinage; ils avaient ouvert les arsenaux, enlevé cinq mille fusils; ils s'étaient emparés des magasins; ils avaient pris les poudres, et armé dix-huit pièces de canon. Il est vrai que la ville n'était pas fortifiée, et avait seulement une enceinte de murailles et une citadelle, dont les fortifications étaient négligées depuis long-temps. Les soldats avaient pillé les caisses militaires; ils s'étaient livrés aux plus grands excès de débauche et de licence; ils avaient maltraité, battu, blessé leurs officiers; ils en avaient mis plusieurs, ainsi que l'officier-général

qui les commandait, dans les cachots. Réunis à la populace, ils avaient exigé de l'argent des autorités constituées de la ville, avec menace de pendre les officiers municipaux et les membres du département s'ils s'y refusaient; ils avaient exprimé le plus grand mépris pour l'Assemblée constituante, et brûlé ses décrets; enfin, le pillage général et le sac de la ville étaient annoncés, et les principales victimes désignées (1).

Tel était l'état de Nancy, quand le général Malseigne y arriva. Il fit proclamer le décret de l'Assemblée; le peuple et les soldats s'en moquèrent: il harangua les derniers pour les faire rentrer dans le devoir, par le moyen de la persuasion; ils le menacèrent et voulurent même l'arrêter, mais sa présence d'esprit et son courage le firent échapper à ce danger; il se sauva et se retira à Lunéville', où était le corps des carabiniers, composé de huit escadrons, qui, jusqu'alors, étaient restés soumis à la discipline militaire. La garnison de Nancy, ainsi qu'une partie des gardes nationales de cette ville, voyant le général Malseigne échappé, marchèrent à Lunéville en corps d'armée, ayant à leur tête leurs officiers, qu'ils avaient forcés de se réu

(1) Pour donner au lecteur une idée détaillée des désordres dont M. de Bouillé trace ici le tableau rapide, nous publions dans les pièces (B) le procès-verbal de la municipalité de Nancy, sur les 'causes, la durée et les circonstances de l'insurrection.

(Note des nouv. édit.)

nir à eux, pour contraindre les carabiniers à leur livrer ce général qu'ils leur avaient déjà demandé, et qu'ils avaient refusé de leur remettre.

Dès que j'appris cet événement, je me décidai à rassembler des troupes et à marcher contre Nancy; mais je ne pouvais employer ni celles de la garnison de Metz, ni même celles des villes voisines; l'esprit d'insurrection agitait encore presque toute l'infanterie française, et je savais que les soldats avaient promis à ceux du régiment du roi de ne point agir contre eux, dans le cas où on le leur ordonnerait. Je n'avais aucune infanterie étrangère auprès de moi; je craignais d'employer les gardes nationales sur lesquelles je comptais peu; je pris donc le parti d'expédier des ordres pour faire marcher quelques bataillons suisses et allemands, ainsi que quelques régimens de cavalerie, et je parvins heureusement à faire sortir de Metz un petit train d'artillerie de huit pièces de canon. J'en partis moi-même, le 28 août, secrètement, craignant que les soldats de la garnison ne m'en empêchassent. J'arrivai le même jour à Toul, où je trouvai un bataillon suisse et un régiment de cavalerie. J'appris en arrivant que les carabiniers, après s'être refusés à livrer M. de Malseigne, après même un petit combat contre la garnison de Nancy, qu'ils avaient forcée à se retirer fort en désordre dans cette ville, s'étaient mis en insurrection le lendemain, avaient arrêté leur général, l'avaient fait conduire par un détachement à

Nancy, et l'avaient remis aux soldats de la garnison, qui l'avaient mis au cachot.

Je fus instruit en même temps par l'officiergénéral qui commandait à Metz en mon absence, que les troupes et les gardes nationales étaient très-mécontentes de ce que je n'avais pas voulu les employer; les unes et les autres lui avaient envoyé une députation pour l'engager à m'en faire la demande, et à l'appuyer auprès de moi. Il était trèsdélicat de me servir de ces troupes dans une circonstance aussi critique et aussi dangereuse : je craignais que les soldats ne se réunissent aux rebelles, et que les gardes nationales ne montrassent ni le courage ni l'énergie qui étaient nécessaires dans une pareille occasion. Je pris donc le parti, pour ne pas les mécontenter, et pour diminuer, autant qu'il était possible, ces inconvéniens, de commander seulement six cents grenadiers et six cents gardes nationaux, que je réunis le 30 août à Frouard, à une lieue et demie de Nancy, à quatre bataillons suisses ou allemands, et quatorze escadrons; mais la cavalerie m'était assez inutile contre cette ville. Les 30 et 31, ces troupes étaient rassemblées, au nombre de trois mille hommes d'infanterie et de quatorze cents chevaux. Deux mille hommes de gardes nationales des départemens voisins, rassemblés quelques jours avant par l'aide - de - camp de M. de La Fayette, aux environs de Nancy, avaient cédé aux invitations du peuple et de la garnison de

cette ville, et s'y étaient joints; de sorte que dix mille hommes armés y étaient réunis. J'ignorais même si les huit escadrons des carabiniers n'étaient pas venus s'y joindre; je ne comptais donc plus attaquer Nancy avec des moyens aussi faibles; mais je voulais ramener par la persuasion (s'il était possible encore) le peuple et les soldats, les intimider et les soumettre, plutôt par l'appareil de la force que par la force ellemême. Si je ne réussissais pas, je comptais me retirer sur-le-champ à Marsal avec mes troupes, en rassembler un plus grand nombre, attendre des ordres, ou plutôt me conduire suivant les circonstances.

Le 30 au matin, je fis parvenir dans la ville une sommation, dans laquelle je renouvelai au peuple et aux soldats. l'ordre d'obéir aux décrets de l'Assemblée, de rentrer dans le devoir, et de livrer les chefs les plus factieux; je leur donnai vingt-quatre heures pour y répondre.

J'appris à Frouard que les rebelles avaient forcé l'officier-général commandant à Nancy, qu'ils tenaient en prison, à signer un ordre pour faire retirer les troupes auxquelles j'avais ordonné de marcher contre cette ville: deux régimens de cavalerie avaient même suspendu leur marche. Le 31, je reçus, à onze heures et demie, une députation de la ville de Nancy, en réponse à ma proclamation : elle était composée de députés du peuple, ou plutôt de la populace, de soldats de différens régimens

[ocr errors]
« PreviousContinue »