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<< et des thermomètres. Mais tout partit primitivement de la « lentille astronomique, qui mit le verre en honneur, et la

physique naquit en quelque manière de l'astronomie, comme « s'il était écrit que, même dans le sens matériel et grossier, toute science doit descendre du ciel.

« Boerrhaave s'écrie quelque part avec le laconisme élégant << de cette langue qu'il employait si bien : Sine vitro quid senicum « litteris? Sans le verre que sont les lettres pour les vieillards? II «eut pu dire avec autant de raison: sine vitro quid homini cum « rerum naturâ ? Sans le verre que peut l'homme dans les « sciences naturelles (1)? »

Ainsi donc, bien qu'on ait écouté la nature et qu'on l'ait interrogée de toute antiquité, il a fallu des circonstances particulières pour rendre fécond et d'un usage habituel l'art difficile de l'expérimentation. Ces circonstances existaient pour le siècle de Bacon. Aussi le monde entier, comme nous l'avons appris de Bodley, était un théâtre d'expériences. C'est donc par l'effet d'une singulière illusion que le chancelier d'Angleterre cherche à nous faire entendre, dans ses divers ouvrages, ce que d'Alembert et tant d'autres ont répété, qu'il apparut au sein de la barbarie pour en dissiper les ténèbres. On s'évertue quelquefois à trouver des causes imposantes aux plus minces événements; c'est le contraire bien souvent qu'il faudrait faire, en s'attachant, pour être vrai, à l'explication des grands événements par les petites causes. Nous croyons, par exemple, que l'extrême préoccupation que nous venons de signaler dans Bacon tenait simplement à ce que le chancelier, excepté pour la jurisprudence, n'était guère allé, en fait de sciences, au-delà de ses études de collége. Avec son imagination prompte et ardente, il avait senti vivement tout ce qui manquait à la vieille scolastique pour satisfaire aux besoins nouveaux de la société, dont il avait un instinct plus ou moins confus, comme tous les hommes de son époque. Lancé dans les affaires dès l'âge de seize ans, il y arriva avec

(1) Examen de la philos. de Bac. T. I, p. 89-93.

ses idées de réforme fermentant déjà dans sa jeune tête, et il les poursuivit au milieu des agitations de sa carrière politique. Mais Bacon ne s'aperçut pas que tandis qu'il façonnait des plans, d'habiles architectes élevaient solidement l'édifice; il déclamait, les autres travaillaient. Des deux mondes qui sont en présence, la vieille Europe, les traditions féodales et scholastiques, et l'Europe moderne avec son industrie naissante, Bacon, plein de ses souvenirs universitaires, ne semble voir que le premier, dont il exagère d'ailleurs, et de beaucoup, les défauts. On croirait, à l'entendre, qu'il n'y a d'autres savants dans le monde que de barbares commentateurs d'Aristote s'acharnant sur le syllogisme. Alors plein d'un enthousiasme révolutionnaire, il attaque, il critique avec amertune, et il invite le monde savant à une réforme qu'on exécutait de toutes parts. C'est toujours ce rôle de héraut et de trompette, que Bacon lui-même s'attribue seulement, il faut ajouter que lorsqu'il appelait au combat, on en était déjà aux mains. Il n'est donc pas vrai que Bacon ait donné le signal des premières découvertes; il ne l'est pas non plus qu'il ait efficacement contribué à celles de l'âge suivant, si fécond en beaux génies. C'est ce qui résulte évidemment des nombreux témoignages que nous avons rapportés plus haut. S'il y a en effet une chose avérée, c'est que Bacon fut la créature du dix-huitième siècle, et que par conséquent, quelque soit d'ailleurs le mérite du célèbre chancelier, le mouvement scientifique avait parcouru l'Europe et renouvelé la face des connaissances humaines, avant que son influence eut pu se faire sentir.

Ce n'est point au génie de l'homme que l'on peut attribuer cette étonnante révolution qui fit entrer le genre humain dans une ère nouvelle, l'ère de l'émancipation par le travail : il y a là quelque chose de plus profond. Nous croyons, avec M. Guizot et les plus graves historiens modernes, que l'honneur de ce grand résultat appartient au christianisme, dont le joug rigide et salutaire, durant tout le moyen-âge, fortifiait, transformait silencieusement l'humanité. Telle est la cause intime,

la véritable origine de la civilisation moderne et des progrès scientifiques sur lesquels cette civilisation repose.

Toutefois, si les grandes révolutions sociales s'accomplissent sous l'action d'une force supérieure, les hommes de génie sont les instruments qu'elle emploie et les ministres de ses desseins. Tout grand mouvement s'opère autour d'un grand nom, arboré comme un étendard. Quel est donc le représentant de la révolution scientifique que vit s'opérer le dix-septième siècle? Il est historiquement impossible d'attribuer ce rôle au chancelier d'Angleterre. Un génie plus pur et plus imposant nous apparaît à la tête de cette phalange de penseurs qui marchent vers la conquête des vérités nouvelles. C'est le Socrate moderne, métaphysicien, moraliste, géomètre, physiologiste même et physicien du premier ordre malgré ses erreurs, qui toutes ont servi la science en provoquant l'examen et les recherches; c'est le grand homme qui a véritablement produit sous sa forme pure l'idée de l'infini, celui qui a tiré la ligne de démarcation infranchissable entre le monde de la pensée et le monde de l'étendue; celui dont l'immense influence s'étendit à la fois sur la physique et sur la littérature, sur la théologie et sur les mathématiques. A ces caractères on reconnaît Descartes.

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« Il avait été réservé à un Français, à Descartes, dit M. Laromignière, d'apprendre à toute l'Europe à penser et à raisonner. En rendant à Descartes une si éclatante justice, nous ne « faisons que répéter les acclamations de ses plus illustres contemporains. Les savants de toutes les nations, anglais, allemands,

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italiens, français, tous n'eurent qu'une voix....

« Qu'on ne dise pas que la gloire de la révolution qui se fit

« alors dans les sciences appartient à Bacon.... Bacon, qui plus tard devait, entre les génies du premier ordre, occuper un "rang si élevé, était à peine connu quand la philosophie de • Descartes retentissait partout, agitait tous les esprits et impri«mait aux sciences l'heureuse direction qu'elles suivent depuis " cette époque (1).

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(1) Leçons de philosophie, T. I, disc. d'ouvert. p. 18-20.

Ainsi la destinée de Descartes fut en tout l'opposé de celle de Bacon. Le philosophe français fut compris et adopté par son siècle, et l'élite des esprits supérieurs le reconnaissaient pour chef, lorsque Bacon n'avait encore aucune autorité dans les sciences. Au dix-huitième siècle, les rôles changent. Les Français tout les premiers abandonnent la cause de leur compatriote, et avec un superbe dédain de l'histoire, ils veulent le dépouiller même de sa gloire passée, pour en orner le chancelier d'Angleterre. Mais l'impassible histoire résiste, et après un entraînement passager, chaque chose est remise en sa place. Aujourd'hui tous les esprits sérieux rendent justice aux grandes vues de Descartes, et reconnaissent les solides fondements posés par cette main puissante en philosophie. L'Allemagne et la France n'ont qu'une voix pour proclamer son génie, et ceux qui l'admirent le plus sont toujours ceux qui l'ont le plus étudié. Bacon au contraire voit sa réputation menacée et ses titres de gloire mis en question. On n'entend plus en son honneur que quelques assertions vagues, souvent contradictoires, vain écho des opinions d'un âge qui n'est plus. Telle est la différence de la renommée véritable, accordée par le genre humain, et de celle que l'esprit de parti élève avec fracas sur un théâtre d'un jour.

Si en effet Bacon n'avait d'autres titres auprès de la postérité que les louanges banales des encyclopédistes, il courrait grand risque de perdre définitivement son procès, et de succomber sous les témoignages qui réduisent au néant l'exagération de tels panégyriques. Mais sa mémoire dépouillée de ces faux hommages, peut encore survivre honorablement et se sauver de l'oubli. Outre les qualités de style et ce charme de l'imagination répandu sur ses ouvrages, il règne, au milieu des contradictions, des obscurités, des absurdités même que nons avons signalées, un amour sincère de la science, une foi immense dans ses progrès, dans ses résultats, et une noble sollicitude pour ses intérêts. Bacon recherche et indique les moyens d'améliorer le sort des savants; il propose de créer des chaires nouvelles pour les sciences et de mieux rétribuer l'enseignement déjà en

vigueur; il s'occupe des établissement scientifiques, des livres, des bibliothèques. On a dit que l'érection de la Société Royale de Londres n'était que l'accomplissement d'un vœu de Bacon. Cela est vrai, mais n'est pas toute la vérité. Bacon aurait voulu, non pas une académie anglaise ou francaise, une société royale de Londres ou de Paris, mais une académie, une société européenne, lien général de la république savante, où seraient appelés de tous les points du monde civilisé, les plus beaux génies dans les diverses branches des connaissances humaines. Il voudrait encore que les plus illustres représentants de chaque science en fissent de temps à autre le recensement, pour marquer les progrès qui ont eu lieu dans l'intervalle, et imprimer à la science une marche plus uniforme, plus profitable à tous (1). Ces vues grandes et généreuses ne pouvaient tomber dans un esprit ordinaire. Nous devons en croire Bacon, lorsqu'il nous déclare qu'il était né pour la science; il avait la passion de l'étude, des recherches, des expériences. Mais trop souvent infidèle à ces nobles penchants, sa carrière scientifique fut dévorée par l'ambition, et tant d'hymmes éloquents en l'honneur des sciences, mêlés de tristes retours sur sa destinée, que l'on trouve dans les écrits du chancelier d'Angleterre, sont l'expression trop vraie des remords du génie égaré hors de ses voies naturelles.

Tel nous apparaît Bacon dans son rôle historique, telle sa renommée se dégage des témoignages contradictoires dont elle est comme enveloppée. Il faudrait maintenant pénétrer plus intimement dans le sujet, rechercher quelle est au fond cette méthode de Bacon si diversement jugée, quelle est l'application que l'inventeur en a su faire: il faudrait tenir la balance entre l'induction et le syllogisme, entre le chancelier d'Angleterre et le précepteur d'Alexandre; examiner si la méthode de Bacon peut convenir à la philosophie de l'esprit humain, et apprécier

(1) Ces projets et plusieurs autres se trouvent dans la première partie du livre second de l'ouvrage De dignit. et augm. scient. On y voit l'auteur exprimer le désir que les spécialités puissent entrer dans le plan d'une bonne éducation.

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