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dont les débris ont subsisté jusqu'à nous, et attestent une grandeur encore inexplicable. D'ailleurs ces chiffres, qui se conservaient dans les archives des familles et sur le bronze des tables du Capitole, semblent avoir eu par eux-mêmes plus d'autorité que les narrations historiques: car l'imagination et la poésie ne trouvaient là aucune prise, tandis que l'on reconnaît leur intervention dans tout le reste. Ajoutons encore qu'une partie au moins des mesures et des calculs de l'ancienne ville (ce qui concerne la division territoriale) paraît au-dessus de toute contestation. Pourquoi négligerait-on pour des peintures que l'on avoue invraisemblables, des renseignements qui ont le caractère de l'authenticité ?

Il existe donc pour l'histoire primitive de la grande cité, des monuments qui méritent plus de confiance que les débris des traditions et des poèmes antiques. Ceux qui ont essaié de les interroger, les ont pour ainsi dire mêlés à des ruines d'autres édifices. Nous pensons qu'il faudrait tacher de les faire parler seuls et de ne les interprèter que par eux-mêmes. Alors peut-être se trouveraient établis dans le passé quelques points fixes, qui serviraient ensnite d'appui pour aller plus loin.

Mais ceux de ces monuments qui appartiennent à l'époque de l'organisation de la ville sont-ils concordants entre eux? Y reconnaît-on des parties diverses d'un même tout? Et suffisent-ils pour déterminer la nature et les proportions du corps dont-ils attestent l'existence? Telles sont les questions que nous nous proposons d'examiner ici. Nous interrogerons successivement les divers éléments de la cité, en commençant par le point le plus simple, la distribution de la propriété foncière : nous comparerons les faits anciens à l'état de choses qui s'observe parmi nous, dans la Flandre même, afin d'avoir un type fixe et constant d'après lequel nous puissons apprécier cet ordre dont il ne reste plus que des débris : nous mettrons autant que possible les preuves sous les yeux du lecteur; et quand chaque partie aura été déterminée séparément nous tâcherons de réunir et de recomposer l'ensemble.

CHAPITRE PREMIER,

DIVISION DU TERRITOIRE; ÉTENDUE ET VALEUR RÉELLE DES PROPRIÉTÉS.

Le territoire de Rome, comme plus tard celui de ses colonies, paraît avoir été divisé d'abord en lots d'une grandeur déterminée. Si nous en croyons plusieurs des anciens, ces lots auraient été égaux dans le principe (du moins ceux qui furent donnés au peuple), et il existe en effet quelques motifs d'admettre cette opinion (1). Mais dans les temps historiques nous appercevons des parts de grandeur diverse comme des citoyens de classes différentes. Cherchons à en déterminer l'étendue.

Les moindres lots que nous indiquent les historiens se composaient de deux jugera, ou 50 ares (2). C'étaient ceux que la tradition désignait comme les plus anciens, puisqu'on en faisait remonter l'établissement à Romulus (3). L'existence de cette espèce de parts est constatée pendant les quatre premiers siècles de Rome, par la distribution des terres coloniales constamment divisées alors en lots de deux jugera (4), auxquels

(1) Cette question ne se rapportant pas directement à l'objet de cet article. Ce n'est pas ici le lieu de l'examiner: nous y reviendrons peut-être plus tard.

(2) Je néglige ici à dessein un excédent de 4 dixièmes d'are qui empêche les 2 jugera de répondre exactement aux 50 ares, afin de simplifier les termes de comparaison: mais dans le calcul définitif je tiendrai compte de cette différence. (3) PLINE, XVIII, 2. VARRO, de re rustica, 1, 10. COLUMELLA, 1, 3. PLUTARQUE, in Rom. etc.

(4) Coloni bina jugera acceperunt. TITE-LIVE IV, 47. Anxur trecenti in coloniam missi sunt; (anno U. C. 427) bina jugera agri acceperunt. VIII, 20. Auderent ne postulare, cum bina jugera agri plebi dividerentur, ipsis plus quingenta jugera habere liceret. VI, 36, etc.

l'on ajoutait seulement un jugerum ou même davantage quand la colonie était fort éloignée, ou le terrain stérile (1). C'était même là l'étendue de propriété la plus ordinaire (parmi les Plébeiens) puisque l'on appelait héritage (hæredium) deux jugera, et centurie deux cents (2). Nous avons donc ici la mesure de l'espace d'où une famille du dernier rang tirait alors sa subsistance. Ce point est essentiel à fixer d'abord comme première indication générale du sort de la population : car l'on sait que le citoyen des tribus rustiques vivait habituellement de l'agriculture seule, et par conséquent la mesure et la valeur de sa terre nous révéleront ses ressources et sa position; résultat assez important pour que nous ne craiginons pas de descendre à ce sujet dans quelques détails.

Pour apprécier la valeur d'une pareille part, voyons quels seraient aujourd'hui le rapport et le prix d'une étendue égale. Nous prendrons nos termes de comparaison dans le district de St. Nicolas, la partie la mieux cultivée des Flandres, et celle dont la statistique est la plus connue grâce à l'excellent ouvrage de Mr A. Van den Bogaerde. Le lecteur voudra bien ne pas oublier que le pays que nous allons ainsi rapprocher de l'antique territoire romain, peut être regardé comme de beaucoup en avant de presque toutes les autres parties de l'Europe actuelle, sous le double rapport de l'agriculture et de l'industrie.

Cinquante ares des meilleures terres du district de St. Nicolas vaudraient (en calculant leur prix d'achat d'après le revenu à raison de 2 et demi pour cent) environ 1800 francs (3). Leur produit net serait de 45 francs par an. Mais c'est ici le produit brut qu'il faut considérer: car le Plébeien cultivant lui-même

(1) Bina in latino jugera, ita ut dodrantem ex Privernati complerent; terna in Falerno, quadrantibus etiam pro longinquitate adjectis. T. L. VIII, 11. (Cette assignation est du 5me siècle). Colonia Satricum deducta; (anno 370) bina jugera et semisses agri assignati. VI, 16.

(2) VARRO, de re rustica, 1, 10.

(3) VAN DEN BOGAERDE, Het district van St. Nicolas, vol. 1. p. 84.

avec sa famille, nous n'avons pas à tenir compte du travail (1). Ce produit brut en blé (2) serait d'environ 12 hectolitres (3), d'où il faudrait défalquer la valeur des sémences, évaluées à un dixième. L'on pourrait donc estimer à 165 francs environ (4) le revenu du cultivateur à 2 jugera qui cultivait lui-même, et auquel était échu un terrain de la meilleure qualité (5). Et s'il n'avait pas d'autres ressources, il se trouvait infiniment plus pauvre que nos ouvriers de la campagne dont les journées valent l'une dans l'autre au moins 1 franc 25. Quelle devait donc être la position de ceux qui n'obtenaient que des terres de peu de fertilité?

Au-dessus de ces parts du dernier ordre, nous appercevons l'exemple d'un lot de 4 jugera. C'est celui que possédait l'illustre Cincinnatus, et que ce grand homme labourait lui-même quand on lui annonça qu'il avait été créé dictateur (6). Ce champ n'était selon les historiens qu'un débris de sa fortune et il avait vendu le reste de ses propriétés pour satisfaire à la condamnation encourue par son fils ou par un de ses amis (7). L'on

(1) J'omets également ici les dépenses d'engrais, sans lesquelles le produit serait bien moindre, l'achat des instruments, la location des moyens des transport, etc. (2) C'était la culture habituelle des anciens Romains, et elle nous fournit une échelle de comparaison aussi simple que certaine.

(3) Ibidem, p. 83.

(4) Mr Van den Bogaerde dit 125 francs, mais la taxe de 1824 d'après laquelle il établit ses calculs fixait des prix extrêmement peu élevés. — J'ai adopté une

moyenne.

(5) Il est vrai que je n'ai point fait entrer en compte les produits dont il pouvait recueillir plusieurs moissons; mais ces produits ne pouvant se combiner avec la culture du froment qui se semait en octobre pour être récolté au mois d'août, il est clair que l'agriculteur n'obtenait ce bénéfice qu'en renonçant à recueillir du blé sur le même terrain. Or, la culture du blé doit être considérée comme la plus avantageuse puisqu'elle était la plus générale: c'est donc d'après celle-là qu'il convient d'établir la comparaison.

(6) Aranti quatuor sua jugera Cincinnato. PLINE, XVIII, 4. jugera aranti... VALERIUS MAXIMUS, 1. IV, C. IV, No 7.

Ei quatuor

(7) Tite-Live et Denys d'Halicarnasse adoptent la première version; Valerius Maximus indique la seconde. Il semblerait que l'on eût cru devoir expliquer par des causes spéciales la modicité de ce petit domaine.

ne peut donc pas affirmer absolument qu'il y eut beaucoup de parts de cette étendue. Mais comme le fait de ce terrain de 4 jugera paraît authentique, tandis que les deux explications que l'on en donnait pouvaient n'être que des inductions, nous l'examinerons un moment comme régulier et normal. Dans cette hypothèse, le propriétaire d'une part de cette grandeur devait, quand le terrain était très-bon, se faire un revenu que représenteraient aujourd'hui 330 francs. Il n'était donc pas loin d'atteindre le gain habituel d'un de nos journaliers. Le troisième ordre de propriétés que nous découvrons, renferme les lots de sept jugera, dont les exemples sont nombreux. Si l'on en croit quelques auteurs une part de cette étendue avait été assignée à chaque citoyen après l'expulsion des rois (1); mais cette assertion est évidemment exagérée, puisque la population étant alors de plus de 100,000 têtes, il aurait fallu pour cette répartition au-delà 700,000 jugera, ce qui excède de beaucoup l'étendue du territoire romain à cette époque. Toutefois une classe considérable de citoyens possédait des lots de cette espèce. L'on cite dans ce nombre Régulus (2), Manius Curius Dentatus (3), et Cincinnatus lui-même avant sa ruine (4). Ceux-là étaient assez riches pour employer un ouvrier, comme le prouve l'histoire de Régulus (5); et en effet 176 ares (sept jugera) offrent un espace un peu trop étendu pour être bien cultivé par le possesseur sans l'emploi de bras auxiliaires (6). Cet ouvrier formait lui-même une partie de la richesse du propriétaire,

(1) PLINE, XVIII, 4. COLUMELLE, 1, 10. Niebuhr paraît suivre cette même version.

(2) VAL. MAXIMUS, 1. IV, c. IV, No 5.

(3) PLINE, XVIII, 4. VAL. MAX. 1. IV, c. III, No 5.

(4) VAL. MAX. 1. IV, c. IV, No 7.

(5) VAL. MAX. ubi supra.

(6) Dans de bonnes terres, et en ne cultivant que le blé, un homme seul pourrait à peine suffire à plus d'un hectare. Or les fils du romain, devenant soldat à 17 ans, c'est-à-dire dès qu'ils avaient atteints l'age de la force, leur travail dans le domaine paternel ne devait pas être très-considérable avant cette époque; et après ils avaient eux-mêmes droit à une part personnelle.

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