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travail, de l'ordre, de l'énergie dans la lutte et du dévouement dans l'obéissance.

Pour tout résumer en un mot, la cité de Romulus est restée une plus longtemps qu'aucune de ses sœurs; et plus qu'aucune surtout elle a su accepter les conditions de l'unité.

Mais si nous cherchons quelles ont été les causes intimes de ce phénomène, et comment ce peuple a grandi autrement que ses frères, les documents que nous avons examinés jusqu'ici seront insuffisants pour résoudre ce problème. Nous venons d'entrevoir les effets opérés: il faudrait recourir à d'autres sources pour retrouver les premiers moteurs. Sans oser affirmer que nous ayons tous les moyens désirables pour remonter jusque-là, il me semble probable que des circonstances spéciales, la possession du Tybre et le voisinage de nations différentes, avaient contribué pour beaucoup à cet état de choses. Je crois voir dans les monuments et même dans les lois de Rome, des preuves d'un développement commercial qui se concilierait admirablement avec les particularités de son organisation et l'existence des masses que nous y avons observées. J'aborderai cette question dans un autre mémoire, auquel serviront de base les points déterminés dans celui-ci.

H. G. MOKE.

LE CHANCELIER BACON

ET

LE COMTE JOSEPH DE MAISTRE.

La plupart des savants de nos jours ne reconnaissent pas de nom plus illustre que celui de FRANÇOIS BACON, baron de Vérulam, vicomte de Saint-Alban, chancelier d'Angleterre (1). On place ce favori des rois parmi les bienfaiteurs de l'humanité, et malgré les taches de sa vie politique, on se plait à entourer sa mémoire du plus brillant éclat. L'industrie le salue comme le premier auteur de ses progrès; la physique, l'histoire naturelle, la chimie, la médecine, les sciences qui sont nées d'hier et celles que nous légua l'antiquité, toutes veulent s'inspirer du génie de Bacon, toutes marchent également sous sa bannière. Que dis-je? non seulement Bacon étend sur le domaine des sciences physiques un empire incontesté; on veut encore lui livrer la philosophie, et remettre entre ses mains le sceptre des sciences morales et politiques.

Cependant Bacon n'a pas toujours exercé, même en Angleterre, cette autorité souveraine et universellement reconnue. Apprécié comme jurisconsulte et comme écrivain moraliste, il n'eut d'abord comme savant qu'une réputation très-contestée, et on ne fit que peu d'attention à ses vastes plans de réforme, quoique que sir Henri Watton, dans une épitaphe, l'eut appelé la lumière des sciences. Chose remarquable! Newton et Locke, ces deux illustres compatriotes du chancelier d'Angleterre, le nomment à peine dans leurs écrits, et ne semblent pas même soupçonner

(1) Né en 1561, dans les environs de Londres, mort en 1626.

l'existence de ce que nous appelons emphatiquement les découvertes et la méthode de Bacon. Le célèbre Harvey se moquait de la philosophie du chancelier, son ami, et Hume le sacrifie à Galilée. Parmi cette foule de grands astronomes, de physiciens du premier ordre, de savants distingués en tout genre, que produit le dix-septième siècle, aucun (1) n'a reconnu Bacon pour maître, aucun n'a seulement songé qu'il existât un homme auquel on devait rapporter plus tard le premier honneur de leurs sublimes inventions. Descartes, Malebranche, Grotius, Leibnitz, citent quelquefois avec éloge, mais toujours en passant, les ouvrages du chancelier d'Angleterre. Gassendi seul, qui voyait dans Bacon un disciple de Démocrite et d'Epicure, se sentit attiré vers lui par l'affinité des doctrines, célébra son entreprise héroïque, et s'efforça de faire connaître en détail ses travaux et ses idées. Mais la logique de Gassendi, ce premier monument élevé à la gloire de Bacon, n'eut jamais assez d'importance pour dicter des lois à la renommée. Enfin vers le milieu du dix-huitième siècle, lorsque déjà les littérateurs anglais restauraient la mémoire de leur compatriote, lorsque la société royale de Londres se plaçait sous son patronage, l'homme prodigieux qui fit et défit tant de choses, le panégyriste infatigable de tout ce qui venait de la grande île, Voltaire acheva, par ses éloges, de fixer le jugement public, et désigna Bacon à l'admiration de toute l'Europe (2). « Puisque

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<< vous exigez, dit-il, que je vous parle des hommes célèbres qu'a portés l'Angleterre, je commencerai par les Bacon, les Locke, les Newton, etc.; les ministres et les généraux «< viendront à leur tour..... Au milieu des intrigues de la «< cour, Bacon trouva le temps d'être grand philosophe, bon historien, écrivain élégant..... Il est le père de la philosophie expérimentale..... et de toutes les épreuves physiques qu'on « a faites depuis lui, il n'y en a presque pas une qu'on ne

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(1) Si l'on excepte peut-être Boyle et Hooke.

(2) En Allemagne, plusieurs esprits distingués résistèrent. Kant ne donne à Bacon que l'épithète d'ingénieux. Critique de la raison pure, préface, p. 6.

:

« trouve dans son livre, etc. (1). » L'Angleterre, comme le reste du monde, avait été plongée dans l'ignorance et le mauvais goût jusqu'au temps du chancelier Bacon (2). Ces assertions et une foule d'autres répandues dans les ouvrages de Voltaire, furent partout reçues comme des oracles. Dès que l'arbitre de l'opinion eut dit aux savants, en leur montrant Bacon: voilà votre roi, les savants se prosternèrent, et à l'indifférence des âges précédents pour le père de l'expérience succéda tout-à-coup le plus vif enthousiasme ce fut une véritable apothéose (3). Ecoutons les fondateurs de l'encyclopédie : « à la tête de ces << illustres personnages doit être placé l'immortel chancelier « d'Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages si juste<ment estimés, et plus estimés pourtant qu'ils ne sont connus, « méritent encore plus notre lecture que nos éloges. A considérer « les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d'objets sur lesquels son esprit s'est porté, la hardiesse de style qui réunit partout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder << comme le plus grand, le plus universel et le plus éloquent des philosophes. Bacon, né dans le sein de la nuit la plus < profonde, sentit que la philosophie n'était pas encore.... (4) » L'exagération de ces louanges ne nuisit point à leur effet, et les encyclopédistes, comme nous l'apprend le dernier éditeur de Bacon, excitèrent en sa faveur un enthousiasme si universel, que la traduction de ses œuvres devint presque une entreprise nationale (5),

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C'était comme un concert d'éloges par toute l'Europe : qu'on juge si l'Angleterre pouvait rester indifférente à la gloire d'un

(1) VOLTAIRE. Lettres sur les Anglais, 14e lett. passim. (2) Id. Réflexions pour les sots, OEuv. compl. T. VIII.

(3) Il est remarquable que Condorcet ait échappé à la contagion de l'exemple. Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain.

(4) Discours prélimin. de l'Encyclopédie, 2o part.

(5) OEuvres philosophiques de Bacon, publiées d'après les textes originaux, par M. N. Bouillet. Paris, 1835. Les notes et éclaircissements, ajoutés au texte, en rendent la lecture à la fois plus facile et plus profitable.

de ses enfants. Cette gloire devenait une propriété nationale, et y toucher, eut été un crime de haute trahison. Aussi poètes, littérateurs, philosophes, tous célébrèrent à l'envi le restaurateur des sciences, l'astre brillant qui avait le premier dissipé la nuit des siècles barbares, le nouveau Moïse qui avait fait enfin sortir la raison d'un désert aride (1). Il n'est pas jusqu'au docteur Reid, ordinairement si calme et si réservé, qui ne s'échauffe à sa manière, pour exalter celui dont il a fait le législateur de l'école écossaise: « Le genre humain « s'étant fatigué pendant deux mille ans à rechercher la vérité « à l'aide du syllogisme, Bacon proposa l'induction comme un «< instrument plus efficace. Son nouvel instrument donna aux pensées et aux travaux des rechercheurs un tour plus remarquable et plus utile que ne l'avait fait l'instrument aristotélicien, et l'on peut le considérer comme la seconde grande «ère des progrès de l'esprit humain (2). »

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On ferait des volumes, s'il fallait rapporter les témoignages qui s'élèvent, en faveur de Bacon, de toutes les parties de la république des sciences (3). Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les écrivains mêmes qui ont le mieux apprécié ses doctrines, et dont l'impartialité a réduit au néant les exagérations des encyclopédistes, n'ont pas cru pouvoir se dispenser de mêler aux arrêts d'une critique justement rigoureuse, les transports d'une admiration qui s'égare quelquefois jusqu'au délire. On n'a rien écrit de plus solide sur les ouvrages de Bacon que l'analyse détaillée qu'on trouve dans les Éléments d'idéologie de M. Destutt de Tracy (4). Ce morceau nous paraît bien supérieur au commentaire insignifiant du Novum organum que DugaldStewart a donné sous le titre de Logique (5). L'auteur arrive aux conclusions les plus sévères sur chacune des parties qui composent

(1) Voyez l'ode de Cowley à la société Royale de Londres.

(2) REID, Analyse de la logique d'Arist. (en angl.) cité par M. De Maistre. (3) Dugald-Stewart, Cabanis, Degérando, Tennemann, etc., etc.

(4) Élém. d'idéol. 3e partie, Logique, T. I. Disc. prélimin.

(5) Philosophie de l'esprit humain, T. III.

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