Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

Le monde scientifique, envisagé du côté de ses harmonies, est une ruche immense et compliquée. Si chaque abeille fait son bruit et fournit son miel, chaque science a sa valeur propre et son importance relative; si le tribut de chaque abeille est utile à la famille ailée, chaque question approfondie, si petite et secondaire qu'elle soit, jette du jour sur toutes les autres questions.

Ami, vous voyez où je veux en venir: je veux enduire de miel le bord de la coupe. Ayant à vous entretenir d'une question fort ardue, je voudrais d'avance faire prévaloir l'idée de l'utilité sur la crainte de l'ennui.

Dès mon entrée dans les affaires, j'ai remarqué que le nombre des propriétaires diminue dans nos campagnes, et j'en ai quelquefois causé avec vous. Depuis j'ai eu occasion de vérifier ma remarque, de suivre les causes du fait observé, et de me convaincre de sa corrélation intime avec tout l'ensemble des phénomènes sociaux qu'a offerts notre pays aux différentes époques de son histoire; si bien qu'aujourd'hui mon sujet vous

vaut, à vous directeur de l'enregistrement et des domaines, vous vaut une épître d'économie politique, passablement longue et qui m'embarasse moi-même dès mon début. Ecoutez plutôt le naïf aveu de mes perplexités, et accordez-moi votre bienveillante indulgence habituelle.

D'une part pour appeler et fixer votre attention, je devrais bien insister sur l'importance du sujet, et sur ses relations avec les plus hautes et essentielles parties de la science économique. D'autre part pour renfermer mon examen et votre exigence en des bornes raisonnables, je devrais bien essayer de faire voir comment la question posée est principalemeut une affaire de statistique, une affaire d'observation et de numération; mais surcroît d'embarras les deux manières d'envisager le sujet sont vraies; et pour le bien approfondir je devrais le rattacher aux lois générales de l'économie sociale, en même temps que fournir les détails pratiques les plus précis pour le justifier: car tout fait présenté d'une certaine façon suppose une théorie aussi bien que toute conclussion générale suppose une démonstration positive.

Or, à mesure que j'ai étudié davantage et de plus près les théories économiques, je me suis convaincu de plus en plus de l'incohérence, de l'étroitesse et de l'inanité des plus spécieux systèmes. J'ai vu qu'il y a au fond autant de différentes économies politiques qu'il y a de systèmes sociaux en vogue, et même qu'il y a de manières de voir différentes sur l'étendue des pouvoirs législatifs. Pour l'indifférent en fait de formes politiques, l'économie sociale n'est qu'une analyse du jeu éternel, des intérêts et des industries privées. Pour un républicain radical, par exemple, elle embrase la constitution de la société ellemême, la propriété et sa transmission héréditaire qu'elle met en doute. Pour un monarchiste, l'inféodation du sol en est une loi essentielle; à ses yeux la propriété foncière est la source unique de toute richesse. Pour les libéraux et les catholiques qui ont un peu de doctrine, l'économie politique prend un caractère historique, philosophique et même théologique, et

devient sujet de critique ou de justification, instrumcnt de guerre offensif ou défensif, selon le point de vue des belligérants. Toutes ces différentes opinions co-existent, se compliquent et se combinent; elles forment autant de sciences différentes ou tout au moins autant de différentes formes de la science; et dans cette sorte de sciences comme en presque toutes choses, la forme emporte souvent le fond.

J'ai fait une expérience semblable pour les faits, et j'ai vu que les faits aussi prennent une face, une apparence, une signification différente, suivant qu'ils sont groupés d'après telle ou telle pensée, suivant qu'ils sont rapprochés de tel ou tel ordre de choses, et reçoivent le reflet ou partagent la solidarité de celui-ci plutôt que de celui-là.

Que faut-il donc faire? Serait-il impossible de n'avoir égard à aucun système particulier, en examinant avec vous pourquoi le nombre des propriétaires diminue chaque jour dans nos campagnes; et d'en rechercher les conséquences importantes avec une complète impartialité? Je vais l'essayer.

II.

Nous serions certainement bien près de savoir pourquoi la propriété rurale s'agglomère et passe aux villes, si nous savions pourquoi cette propriété a été si longtemps divisée dans la main des exploitants ruraux. Malheureusement ce dernier point est encore plus obscur et abstrus que le premier, et ce serait vouloir éclairer le demi jour par les ténèbres que d'en prétendre tirer parti. Il est rare que le passé rende bien clair le présent, si le présent n'offre pas déjà quelque clarté. Jetons néanmoins un regard sur le passé.

Nous avons dans l'histoire moderne un mémorable mais spécieux exemple. L'Amérique nous a montré comment un peuple prend possession d'un grand continent et se le partage. Là le territoire a été le prix du travait, cette source universelle et

radicale de toute possession. Là le territoire est divisé, parce que chaque habitant du sol vierge a travaillé et travaille sans relâche à s'étendre aux dépens du désert. A un certain moment chaque territoire, peu peuplé de notre vieux continent européen a été, il est vrai, d'une façon relative un désert pour le peuple qui l'occupait, en ce que, à ce moment, chaque habitant avait pouvoir de s'étendre; mais cette ressemblance est superficielle, et il y a de profondes différences à lui opposer. La population qui a cultivé l'Amérique y a été jetée tout d'un coup, trop pleine de passions, de crimes et d'avidités de notre terre déjà vieille; elle y a été jetée libre et maîtresse d'elle-même, avec une science acquise des principes ou du moins des souvenirs d'ordre et de liberté, et tous les moyens de travail, capitaux, instruments et rélations d'échange dont dix siècles de lente et progressive civilisation, avaient permis à l'Europe chrétienne de la doter; dot importante pour un peuple nouveau, germe et levain toujours indispensable, si l'on en croit l'histoire primitive de tous les peuples. L'Amérique n'est pas une nation, une civilisation nouvelle; elle n'est que la continuation dans d'autres conditions de la civilisation chrétienne; et l'on ne peut dès-lors guère rien conclure de ses phénomènes économiques récents sur l'origine et les antiques vicissitudes de notre propriété foncière.

Revenons donc à notre chère Flandre.

La situation et la distribution foncière fut en tous les temps subordonnée, sous beaucoup de rapports, à l'importance de la population, à sa prospérité et à l'absence d'un joug trop étouffant, venant d'en bas ou d'en haut.

Si nous suivons cette double vue, deux grands faits, dans notre histoire, dominent tous les événements particuliers.

Premier fait. De fort bonne heure, relativement aux autres nations, la Belgique flamande eut une grande population; et cette population, répartie assez également sur un sol partout habitable, fort uni, favorable au tracé de routes, et sans autres barrières naturelles que des eaux intérieures et des rivières qui

elles-mêmes devinrent les meilleurs moyens de communication, trouvait dans la fabrication du drap et de la toile, une industrie pour chaque maison, qui s'agençait parfaitement avec la culture des terres et la séparation des habitations, et rendait ces habitations plus prospères encore par les capitaux qu'elle permettait de consacrer à la culture. Aussi de tous les pays de l'Europe la Belgique flamande est peut-être celui où la population, relativement fort nombreuse, est le moins agglomérée : la Flandre n'est d'un bout à l'autre qu'une ville semée de jardins.

Deuxième fait. La Flandre a presque toujours été placée sous des dominations fort peu pesantes, surtout fort peu gènantes, pour son développement industriel et agricole; et de bonne heure la féodalité a été effacée chez elle quant aux conséquences de son pouvoir sur la terre.

Or, une grande liberté pour le travail, sans compter la liberté politique, l'effacement de la féodalité, la répartition égale de la population, et l'existence d'une industrie manufacturière, associée à l'agriculture et la rendant plus active en même temps que plus productive, ont dû agir avec beaucoup d'efficacité pour mettre cette population dispersée, également repartie, en possession industrielle, réelle, directe du sol qu'elle occupait; son opiniâtreté héréditaire au travail, qui fait aspirer et parvenir à la propriété, sa modération qui arrête à temps les ambitions exagérées, qui prévient les sinistres, et empêche les trop grandes agglomérations en une main, n'ont fait que la maintenir dans cette possession, aussi longtemps que les premières conditions favorables ont subsisté. Que si vous me permettez une hypothèse, peut-être aussi cette même population a-t-elle tiré parti des innombrables marécages qui coupaient son sol, en ce que ces marécages ont permis à la propriété particulière de s'étendre aux dépens d'un fonds dédaigné par les seigneurs féodaux, en attendant que le génie du commerce se fit des eaux intérieures épadues en ces mêmes marécages d'excellents moyens de transport.

Dans les provinces wallonnes la féodalité est beaucoup plus longtemps restée debout; il n'y avait pas là dans les premiers

« PreviousContinue »