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réalisme et du nominalisme. Lorsqu'il s'agira d'exposer la doctrine de Henri de Gand, nous ferons connaître en détail son opinion sur chacun des points importants de la philosophie scolastique, et nous puiserons abondamment dans ses ouvrages. Nous avons à remplir ici une autre tâche. Il n'est pas question encore de montrer par la critique que les doctrines de Henri de Gand méritent l'attention des penseurs, mais d'établir par des témoignages historiques qu'elles attirèrent l'attention des contemporains, et qu'elles ont exercé une grande et honorable influence.

St. Thomas, l'ange de l'école, après avoir exercé sur l'Université toute entière l'empire légitime du génie, était mort en 1274. Voici comment Du Boulay nous fait connaître les suites de cet événement: « Il existait alors dans les écoles de théologie, au sujet de la doctrine de St. Thomas, une diversité d'opinions et une contestation assez vive, et qui l'est devenue davantage par la suite; les uns voulaient qu'on la reçût avec vénération comme une sorte d'oracle; les autres signalaient comme erronées quelques propositions de ses ouvrages. La cause de St. Thomas était soutenue par un généreux athlète, M. Robert d'Oxford, anglais et dominicain, et il regardait comme des hérétiques tous ceux qui n'étaient pas du même avis. Le parti contraire avait à sa tête Henri de Gand, Egidius de Rome (1) et d'autres théologiens très-célèbres. Le débat fut enfin apaisé par Etienne Tempier, évêque de Paris, qui après avoir réuni un très-grand nombre de docteurs, décida, conformément à leur avis, qu'il était loisible à chacun de disputer et de prononcer contre le même Thomas sur certains articles déterminés que l'on tira de ses écrits.... Ce décret excita au plus haut point la colère de Robert d'Oxford; aussitôt il publia un libelle contre quelque théologiens sorbonnistes qui passaient pour avoir donné ce conseil à l'évêque..... (2). »

(1) Egidius Colonna ou Gilles Romain.

(2) DU BOULAY, Hist. Univers. Par. t. III, p. 409.

Il est évident que notre docteur était du nombre de ces sorbonnistes qui avaient soulevé l'indignation de Robert d'Oxford. Ainsi Henri de Gand, après la mort de St. Thomas, était un des chefs de l'école de Paris; il s'opposa au despotisme magistral que l'on voulait établir en faveur du docteur angélique. Sans doute il admirait le génie de St. Thomas; sans doute il embrassait la plupart des points de sa doctrine; mais il ne voulait pas enchaîner sur toutes les questions la liberté de l'esprit philosophique; le servile enthousiasme des Thomistes, qui regardaient comme paroles d'évangile toutes les paroles de leur maître, devait surtout répugner au bon sens de Henri. C'est ainsi que le docteur solennel prépara la voie à Duns Scot, l'illustre rival de St. Thomas, et qu'il nous apparaît, dans l'histoire de la scolastique, comme remplissant l'époque intermédiaire qui sépare ces deux grands hommes. On remarquera combien le parti de Henri de Gand devait être considérable, puisqu'il l'emporta sur ses adversaires, l'année même de la mort de St. Thomas: c'est une preuve aussi que l'opposition de Henri devait remonter à une époque antérieure. Il se soutenait avec avantage devant la gloire de St. Thomas: son enseignement avait de l'éclat, on s'occupait dans l'école des questions qu'il avait proposées. On lit dans un traité de théologie publié par un docteur célèbre en 1274: quæstio est M. Henrici, utrum in Deo sit compositio ex actu et potentiâ (1).

On ne sait pourquoi le savant historien de l'Université de Paris, dans le passage que nous venons de citer, place Egidius Colonna, à côté de Henri de Gand, parmi les principaux adversaires de St. Thomas. Cet illustre docteur, surnommé plus tard le prince des théologiens, a toujours été regardé, et avec raison, comme partisan de l'ange de l'école, dont il avait été le disciple. Du Boulay lui-même nous apprend dans un autre endroit qu'il défendit à Paris, de tous ses efforts, les ouvrages de St. Thomas, et nomme parmi ses ouvrages le Correctorium

(1) Ranulphi Normanni tractat.

Cité par Du BOULAY, op. cit. p. 410.

correctorii B. Thomæ. C'était une réponse à un livre, célèbre - alors, où l'on attaquait St. Thomas. Ainsi bien loin de mettre dans le même parti Egidius et Henri, il faut voir en eux deux adversaires, qui probablement se sont rencontrés sur le terrain de l'Université de Paris.

Mais le rôle de Henri de Gand, comme chef d'un parti opposé à celui de St. Thomas, ne peut être révoqué en doute, quoique peu d'historiens en aient fait mention, et à cet égard les documents contemporains viennent corroborer le témoignage explicite de Du Boulay. En parcourant, dans Quétif et Echard, la liste des écrivains de l'ordre des frères précheurs, auquel appartenait St. Thomas, nous nous sommes convaincu que l'ordre presque tout entier avait pris fait et cause contre le docteur solennel, et avait attaché une importance très-grande à relever ses attaques (1). Bernard d'Auvergne, ou de Clermont, ou de Gannat, qui dirigea le collége de St. Jacques vers la fin du XIII° siècle, écrivit un traité spécial pour réfuter Henri de Gand (2). Son exemple fut suivi par un autre dominicain, l'anglais Guillaume Mackelelfield, dont le nom se trouve diversement écrit par les auteurs. Ce Guillaume enseigna dans l'Université d'Oxford: il mourut dans un voyage en 1303. Le pape Benoit XI, avant d'en avoir reçu la nouvelle, l'avait créé cardinal, ignorant qu'il jetait la pourpre sur un cadavre. C'était, d'après Archange Giani, l'historien de l'ordre des servites, un des plus véhéments adversaires de Henri de Gand (3). Un autre ouvrage dirigé contre Henri de Gand sortit encore de l'ordre des dominicains : l'auteur était Jean II de Paris, docteur en théologie, ainsi appelé pour le distinguer du premier Jean de Paris (4). Enfin Hervæus Natalis

(1) Scriptores ordinis prædicatorum recensiti. Lut. Paris, 1719.

(2) Ibid., t. I, p. 492. Eadem citat Joannes de Turre-Cremata, tract. de conc. B. V. — P. VI, c. 29, fol. 119.

(3) Annales sacri ordinis servorum B. M. V., auctore Arch. Gianio, c. I, 1. III, ch. V. Florent. 1618. Non defuerunt ex nostratibus, qui Henrici doctrinam ab imposturis et calumniis Gulielmi Mansfeldo...., et ab argumentis Petri Heouei (Hervæi) Britonis, defenderent.

(4) Scriptores ordinis Prædicat. t. I, p. 500.

ou le breton, et Durand d'Aurillac, également dominicains, doivent aussi être comptés parmi les défenseurs de St. Thomas contre Henri de Gand.

Une autre circonstance non moins honorable à notre docteur, c'est que Jean Duns Scot combattit ses doctrines avec un soin tout particulier, et comme celles d'un antagoniste digne de lui. On peut s'en convaincre en parcourant les écrits du docteur subtil. Le franciscain Matth. Veglensis écrivait à la fin du XVI® siècle on compte deux adversaires principaux de Duns Scot; car Scot lui-même se constitua l'antagoniste de Henri de Gand, et Guillaume Occam, celui de Scot (1).» Ainsi donc, il nous est permis de le répéter, Henri de Gand a rempli l'époque intermédiaire entre St. Thomas et Duns Scot, et il a joué un rôle original dans l'histoire de la scolastique. St. Thomas avait disparu en 1274. Depuis cette année jusqu'à l'arrivée de Duns Scot dans l'Université de Paris, vers le commencement du XIV siècle, les historiens, au moins par leur silence, semblent admettre une sorte de lacune dans le mouvement intellectuel: cette lacune n'existe pas : Henri de Gand domine dans l'intervalle: cela est tellement vrai, que Duns Scot, pour établir ses propres idées, fut obligé, comme nous l'avons vu, de livrer bataille à la doctrine de Henri de Gand, alors répandue non seulement en France, mais en Italie et en Allemagne (2).

FR. HUET.

(1) In suæ apologiæ pro Scoto lib. III, No 12. (2) Voyez Scarparius, op. cit.

Cité par Scarparius, op. cit.

DES PRINCIPALES BRANCHES

DE LA RACE GERMANIQUE.

INTRODUCTION.

L'EUROPE moderne doit son organisation sociale aux peuples germaniques qui fondèrent un nouvel ordre de choses sur les ruines de l'empire Romain. Ses institutions, presque toutes émanées d'eux, nous offrent encore les traces évidentes de cette origine commune, et la société actuelle a pour ainsi dire ses racines dans les vieilles forêts d'où sortait la race conquérante. C'est là ce qui donne aux yeux de l'historien une haute importance à l'étude de l'ancienne Germanie et des populations qui s'y trouvaient groupées.

Cette race énergique, à la chevelure blonde, aux yeux bleus, à la haute stature, au caractère ardent et au noble cœur, à laquelle l'antiquité donna le nom de Germains, offrait dans ses mœurs et dans son état politique certains traits généraux qui nous sont assez bien connus. Il reste peu à apprendre sur ses notions de devoir et d'honneur, sur ses liens de famille, sur ses institutions militaires, en un mot sur l'ensemble de la société germanique. Mais malgré l'unité primitive d'origine et d'organisation qui donnait à tous ces peuples une ressemblance si frappante, il n'est pas difficile à l'observateur d'entrevoir que chaque branche de cette vieille souche avait aussi comme son type spécial, et que divers dialectes, divers cultes, et peutêtre divers ordres d'idées dominaient sur les différents points du

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